Un théâtre de la mémoire à l’usage du temps présent

Un théâtre de la mémoire à l’usage du temps présent

Le 29 Oct 2002
1953 de Jean-Marie Piemme, mise en scène de Marc Liebens, Théâtre National de la Communauté française de Belgique, 1999, photo Alice Piemme, Archives et Musée de la Littérature.
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1953 de Jean-Marie Piemme, mise en scène de Marc Liebens, Théâtre National de la Communauté française de Belgique, 1999, photo Alice Piemme, Archives et Musée de la Littérature.
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Jean-Marie Piemme-Couverture du Numéro 75 d'Alternatives ThéâtralesJean-Marie Piemme-Couverture du Numéro 75 d'Alternatives Théâtrales
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Devant le vol­ume qui regroupe en une sorte de trilo­gie 1953, Les Adieux et Café des Patri­otes (« Didas­calies », édi­teur respon­s­able Marc Liebens, 1998), c’est d’abord le sou­venir de Michèle Fabi­en qui s’impose à moi. Elle m’avait demandé autre­fois — c’était hier, à vrai dire, sa voix au télé­phone — une con­tri­bu­tion pour un cahi­er de « Didas­calies » (déjà !), qui devait accom­pa­g­n­er trois mis­es en scène groupées de l’Ensemble théâ­tral mobile : pro­jet con­séquent, où il s’agissait de revis­iter, avec Jean Lou­vet [L’Homme qui avait LE soleil dans SA poche], Pierre Mertens [Une Paix royale, adap­tée par Michèle Fabi­en elle-même] et enfin Jean-Marie Piemme, un héritage con­trasté, celui des années cinquante. J’avais mar­qué mon intérêt pour cette entre­prise ambitieuse, en pré­cisant à mon inter­locutrice que la péri­ode visée ne représen­tait pas seule­ment, selon moi, les années d’enfance ou de jeunesse d’une généra­tion qui nous con­cer­nait de près (j’ai eu vingt ans en 1953, si j’ose par­ler pour ma pro­pre per­son­ne), mais encore un moment his­torique où s’était décidé le sort de la juste après-guerre, une dernière hési­ta­tion, peut-être, avant que l’Europe de l’Ouest ne s’engage dans un sens unique. Evo­quer cette tran­si­tion, partagée entre la réma­nence du com­bat antifas­ciste et l’émergence de la société de con­som­ma­tion (pour ne pas dis­cuter ici cette appel­la­tion plus qu’approximative), c’était alors revenir en arrière pour mieux repar­tir de l’avant, se plac­er de nou­veau à une croisée des chemins en s’interrogeant sur la voie à suiv­re ou plutôt à percer, d’hier à aujourd’hui.
Les dif­fi­cultés finan­cières n’ont pas man­qué d’entraver le pro­jet groupé de l’Ensemble Théâ­tral mobile, lequel se trou­va obligé (si je ne me trompe) d’espacer ses réal­i­sa­tions, prévues à l’origine pour se faire écho sans tarder. Le cahi­er de « Didas­calies » ne vit pas le jour. L’article qu’on avait sol­lic­ité de moi entra par la suite dans le numéro spé­cial Alter­na­tives théâ­trales con­sacré à Jean Lou­vet. Il s’agit d’une brève étude à pro­pos de L’Homme QUI AVAIT LE SOLEIL DANS SA POCHE. En me sai­sis­sant main­tenant de 1953, je mesure la par­en­té entre les deux textes. Ils se con­stru­isent par un va-et-vient cri­tique entre présent et passé, visant à déclore une évo­lu­tion his­torique au terme de laque­lle se refer­merait comme un piège un des­tin paralysant : celui d’une fin de l’histoire, peut-être, sous le signe de l’économie dom­i­nante. Ces deux pièces renouent alors avec une mémoire pro­lé­tari­enne : non pas dea ex machi­na, mais flamme pré­caire, venant du froid et nour­rie par les luttes. Elle n’aura d’effet sal­va­teur qu’après avoir été sauvée elle-même. Cette mémoire pro­lé­tari­enne tran­site en principe par tous les stades et toutes les strates de l’existence, par la rela­tion de l’enfant à la mère et du fils au père, par l’érotique autant que par le poli­tique. Pour se déplac­er ain­si dans les temps et les espaces de vie, le théâtre doit s’affranchir des con­ven­tions tra­di­tion­nelles, en par­ti­c­uli­er de celle qui con­fond la représen­ta­tion avec la chose représen­tée.
Oubli, chemin de mémoire, mou­ve­ment : trois mots clés que l’auteur de 1953 con­joint pour dynamiser, dyna­miter ou dialec­tis­er le rap­port entre l’hier et l’aujourd’hui. La date retenue pour titre four­nit non un point d’arrêt, on l’aura com­pris, mais un point de pas­sage, sig­ni­fi­catif, certes, puisqu’il mar­que peu ou prou cette croisée des chemins de la juste après-guerre, et est lui-même mar­qué, au sur­plus, par une dou­ble mort : celle de Hen­ri de Man — le social­isme tech­nocra­tique et oppor­tuniste com­pro­mis sous l’occupation alle­mande — et celle, symétrique, de Staline — le com­mu­nisme pétri­fi­ant parce que pétri­fié. Est-ce à dire que la voie serait ouverte à l’invention pro­lé­tari­enne ? Les sept séquences con­sti­tu­tives du texte por­tent le nom d’un per­son­nage, à l’exception d’une seule, la dernière. Rodolphe, qui bap­tise la troisième séquence, « homme de la cinquan­taine » âgé de neuf ans en 1953, occu­perait-il une place cen­trale ? Son âge en effet le met de plain-pied avec le pub­lic con­tem­po­rain, qui se trou­ve inter­pel­lé en ces ter­mes par le père du per­son­nage, Pierre, l’ancien résis­tant : « J’aurais pro­fondé­ment honte de me présen­ter à vous sous des dehors nég­ligés. Vous, vis­i­ble­ment, ce n’est pas le cas. Vous portez n’importe quoi, vous êtes habil­lés n’importe com­ment. » Alors, un pub­lic indif­férent, indéter­miné, ou pos­i­tive­ment disponible ?
C’est dans la Résis­tance que Pierre a con­nu celle qui allait devenir sa femme, Odette. Quant au grand-père de Rodolphe, il est l’héritier de l’ouvrier de 1905, puis de 1917, puis de 1936, revenants qui appa­raîtront un instant pour se présen­ter à leur tour au pub­lic que l’on sait. Les divers­es séquences vont s’enchaîner comme un mon­tage de frag­ments syn­thé­tiques (com­ment ne pas emprunter cette for­mu­la­tion à Hein­er Müller ?) faisant inter­fér­er les domaines de la vie indi­vidu­elle, famil­iale, sociale, nationale : un con­glomérat de détails d’une forte inten­sité, qui se livrent au fil d’une écri­t­ure hachée, abrupte, com­primée comme si elle allait éclater.
La com­péné­tra­tion du présent et du passé, faite d’identifications et de dis­tan­ci­a­tions, brise en morceaux le réal­isme ordi­naire, illu­sion­niste. Les scènes sont livrées comme des cita­tions, les inter­prètes endossent les per­son­nages tels des cos­tumes aus­si vite aban­don­nés, les dia­logues dra­ma­tiques coex­is­tent avec des par­ties mono­loguées ou adressées sans détour à la salle. Ce qui règle le tout, c’est la démarche de la sou­ve­nance. Elle hésite à se fix­er en images, comme le soulig­nent, de manière qua­si­ment pro­gram­ma­tique, les pre­mières paroles de Pierre, qui sont aus­si les pre­mières paroles de la pièce : « Je nais des images, du dégoût que j’ai des images, du dégoût pour le sim­u­lacre de la vérité qu’entrecoupe la litanie de la marchan­dise, je nais du refus que j’ai de la tyran­nie du vu, qui n’est pas autre chose que le vis­age actuel du men­songe… Aujourd’hui les images comme des insectes s’abattent en gross­es nuées et pour­tant jamais nous n’avons été plus proches de l’oubli. »

J’ai peur, j’ai ter­ri­ble­ment peur de l’oubli. » Cette méfi­ance à l’égard des images, y com­pris et surtout dans la lutte con­tre l’oubli, mène à un type de théâtre où l’évocation prend le pas, en dernière instance, sur la représen­ta­tion. Ni le passé ni le présent, à vrai dire, ne se lais­sent appréhen­der comme des grandeurs don­nées une fois pour toutes, ni à plus forte rai­son le rap­port qu’ils entre­ti­en­nent entre eux. Le tra­vail de mémoire con­siste à remet­tre en mou­ve­ment le temps qui se fige aus­si bien dans l’hier que dans l’aujourd’hui. Dans la dernière séquence, un père con­fie son fils au fleuve en prononçant ces mots : « Jamais l’eau d’un fleuve ne s’arrête, même gelée elle bouge encore. Le mou­ve­ment est ta loi, le désir du mou­ve­ment est l’héritage que je te laisse. » Et le fils dirait, pour­suit le texte, « Adieu père ». Cet adieu n’en est pas vrai­ment un puisqu’on lit un peu plus loin : « Les lende­mains réson­nent tou­jours des échos de la veille », et encore, sur un ton mar­tial, « Nous revien­drons demain ».

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Écrit par Philippe Ivernel
Philippe Iver­nel (1933 – 2016) était un chercheur, tra­duc­teur et uni­ver­si­taire français, spé­cial­iste recon­nu du théâtre alle­mand con­tem­po­rain. Pro­fesseur hon­o­raire...Plus d'info
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Jean-Marie Piemme

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