Pour Michèle
Edito

Pour Michèle

Le 30 Juin 2004
Article publié pour le numéro
Michèle Fabien-Couverture du Numéro 63 d'Alternatives ThéâtralesMichèle Fabien-Couverture du Numéro 63 d'Alternatives Théâtrales
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TOUT AU LONG des vingt années d’ex­is­tence d’Alternatives théâ­trales, j’ai demandé régulière­ment à Michèle Fabi­en de col­la­bor­er à notre pub­li­ca­tion. Elle répon­dit chaque fois à mes sol­lic­i­ta­tions ; cet été encore, elle accep­ta de rédi­ger son auto­por­trait pour le dossier con­sacré aux écri­t­ures con­tem­po­raines1. À relire tous ces textes aujourd’hui, on y retrou­ve son plaisir d’écrire, son exi­gence et sa con­fi­ance dans l’in­tel­li­gence du lecteur et du spec­ta­teur. 

C’est elle qui, en juil­let 1979, ouvre le pre­mier numéro de notre revue et, à pro­pos de qua­tre spec­ta­cles dont elle rend compte, fait appa­raître d’emblée le rôle qu’elle assigne à la mise en scène. 

« La démarche dra­maturgique qui, implicite ou explicite, sous-tend chaque spec­ta­cle, ne pro­duit plus une écri­t­ure scénique didac­ti­co-total­isante qui tendrait à sig­naler au spec­ta­teur ce qu’il doit penser à pro­pos des per­son­nages, de leurs dis­cours, de leurs com­porte­ments. Cela ne sig­ni­fie pas pour autant que l’on soit dans le mou du non-savoir, du non-point de vue, de la non-prise de posi­tion. Au con­traire, il sem­ble que les écri­t­ures scéniques tis­sent d’autres fils, d’autres réseaux de sig­ni­fance, dont les écarts par rap­port au texte don­nent des brèch­es par où peut s’in­staller le regard du spec­ta­teur et son tra­vail, non pour savoir ce qu’il con­vient de penser de X sous peine d’être réac­tion­naire, non pour com­pren­dre ce qu’a voulu dire Y, sous peine de pass­er pour un imbé­cile, mais pour inve­stir lui-même sa pro­pre fan­tas­ma­tique, son pro­pre désir, sa pro­pre ques­tion, son pro­pre plaisir de réflex­ion, d’imaginaire, voire, s’il en a envie, pourquoi pas ? de juge­ment. »2 

Quinze ans plus tard, dans le numéro con­sacré au mono­logue, alors qu’elle est depuis dev­enue auteure de pièces, d’adaptations et de tra­duc­tions, le théâtre est tou­jours pour elle une forme ouverte, inter­rog­a­tive mais où la prise de parole est en elle-même une inter­ven­tion : 

« Le théâtre est une chose con­tra­dic­toire : la plu­part du temps il se veut inter­ven­tion — je ne par­le évidem­ment pas du théâtre de diver­tisse­ment, mais de l’autre théâtre, celui qui se veut art civique, un art de la cité et qui, inter­ro­geant soit l’histoire, soit les mythes, se veut inter­ven­tion, sinon dans la réal­ité, au moins au niveau de l’imag­i­naire. 

Mais dans sa réal­ité, sur scène, sur le plateau, la représen­ta­tion est aus­si une manière de vouloir arrêter le temps. Là ou le ciné­ma le fige automa­tique­ment, parce qu’il est moyen tech­nique et que la pel­licule n’est pas une per­son­ne, le théâtre, art vivant, se veut de soir en soir tou­jours pareil (l’in­térêt étant, évidem­ment, qu’il ne le soit pas !): le but à attein­dre est de repro­duire l’i­den­tique, comme d’ar­rêter le temps. La vie, par con­tre, la vraie, fait qu’un acteur joue Ham­let d’abord, Lear ensuite, mais Ham­let, lui ne vieil­lit pas. (…) 

Si le monde peut, dans le mono­logue comme dans le théâtre dit nor­mal, se représen­ter, il n’est cepen­dant pas là à se dévoil­er devant nous, l’image passe par le truche­ment du rap­port qu’entretient avec elle un homme qui par­le, ou une femme ; sub­jec­tiv­ité avouée et inévitable. Il n’y a pas d’image, pas de mime­sis : imite-t-on la parole quand on par­le ? Non. On par­le. C’est devenu rare, aujourd’hui ; moi j’aime bien. »3

Ce qu’elle atten­dra des acteurs pour ses textes comme pour ceux des autres, c’est, par le jeu, de lui garder toute la force de ses con­tra­dic­tions, de ses répéti­tions, de ses ques­tions. Comme elle le dira et l’écrira sou­vent (c’est d’ailleurs par la même courte phrase « Je m’ap­pelle Jocaste » qu’elle ouvri­ra et fer­mera son pre­mier texte de théâtre), il ne s’agit pas de voir sur scène « un per­son­nage qui explique quelque chose » mais d’en­ten­dre « une parole qui con­stitue un per­son­nage »4

Cette parole en forme de ques­tion ren­voie aus­si à notre époque en forme de point d’in­ter­ro­ga­tion. Pour avoir vu à plusieurs repris­es la mise en scène que Marc Liebens a réal­isée à par­tir de son AMPHITRYON (la pièce est sous-titrée « d’après Kleist », mais il s’agit bien d’une pièce qui lui appar­tient en pro­pre), j’ai été à chaque fois frap­pé par la force du silence ou des rires qui suiv­aient les deux pre­mières répliques pronon­cées par Sosie. Elles envelop­paient le pub­lic touché d’emblée comme par une con­nivence d’impuissance boulever­sante : « Et quoi faire ?et que dire ? ». 

Jamais la fron­tière entre la scène et le monde, l’acteur et le spec­ta­teur ne m’a sem­blé si ténue. Ce sont de tels moments qui ren­dent le théâtre néces­saire. 

Elle qui sut si bien par son écri­t­ure nous plonger dans l’univers de l’histoire et des grands mythes pour nous rap­pel­er que nous en sommes aus­si con­sti­tués, pou­vait avec acuité ren­dre compte de la fil­i­a­tion invis­i­ble qui se trou­ve au cœur des grands textes de théâtre comme elle Le fit pour DANS LA SOLITUDE DES CHAMPS DE COTON de Koltès : « c’est à la fois une vraie ren­con­tre, et une ren­con­tre de théâtre au théâtre, qui vient après toutes celles que nous avons con­nues sur les planch­es et dans les Livres, et qui se sont passées sur les champs de bataille, dans les palais des rois, dans les salons bour­geois, sur des prés au petit matin, dans les bars à d’autres aubes, dans la jun­gle des villes, etc. Une ren­con­tre qui les intè­gre toutes, les traite toutes et en racon­te une autre, cepen­dant, celle-là même de ces deux per­son­nages, qui, mal­gré /dans la soli­tude des champs de coton, auraient lu tous les livres, sauraient tout de la tristesse de la chair, sauraient aus­si l’inévitable vio­lence de l’homme quand il est en présence de l’autre homme, ten­teraient de ruser avec tout cela en réin­ven­tant ces rap­ports et en dis­ant explicite­ment les straté­gies du désir, donc aus­si de la haine, douces-amères par­fois, meur­trières le plus sou­vent. 

C’est encore un texte de la parole, ça par­le, ça ne craint pas de par­ler, ça a besoin de par­ler. (…) Ça sait l’ambivalence du désir et de la demande, l’incertaine fron­tière de l’i­den­tité de l’être quand il est face à un autre être et qu’il craint d’être con­sti­tué par lui, le trou­ble de l’of­fre, la per­ver­sité de la demande qui se refuse. (…) Comme dit Le deal­er : « Deux hommes qui se croisent n’ont pas d’autre choix que de se frap­per avec la vio­lence de l’ennemi ou la douceur de la fra­ter­nité. » Alors ils le dis­ent, sans doute, pour éviter de le faire. »5 

Dans sa très belle LETTRE AUX ACTEURS6 Michèle Fabi­en a révélé, ce que nous savions déjà, son admi­ra­tion et sa recon­nais­sance pour les acteurs et les actri­ces. C’est grâce à eux que son théâtre vivra : « c’est sur le bon­heur que je voudrais ter­min­er : lorsque l’auteur, qui, comme je l’ai dit — écrit pour l’Autre, devient Autre à lui-même — ou à cette par­tie de lui-même qu’est le texte qu’il a écrit —, et qu’il décou­vre dans sa pièce des réso­nances incon­nues, des sig­ni­fi­ca­tions qu’il igno­rait. Ain­si dans DÉJANIRE, où je croy­ais avoir écrit l’im­passe totale, dont je pen­sais que c’é­tait une pièce d’un pes­simisme absolu, où le désir, pour­tant généreux, se heur­tait à un réel opaque, à un impos­si­ble réd­hibitoire, à une mort totale­ment inutile, ce qui me déso­lait un peu, j’ai pu décou­vrir, grâce au plateau, donc grâce au jeu, au théâtre, qu’il y avait espoir et trans­mis­sion, que croy­ant pren­dre lole par néces­sité, Déjanire se don­nait à elle, au con­traire, et lui rendait en fait, en lui enjoignant de la sculpter dans sa détresse et dans sa douleur, une forme de vie, à laque­lle ni l’une ni l’autre de ces deux femmes ne croy­aient plus. 

Ces moments sont de grands moments mais. il ne peu­vent se répéter !»7

Ce ne fut pas dif­fi­cile de con­va­in­cre les amis de Michèle d’écrire dans une cer­taine urgence : ils ont accep­té sans hésiter de par­ler de l’œuvre qu’elle nous laisse, empreinte comme elle d’une vio­lente beauté. 

Bernard Debroux.

  1. Alter­na­tives théâ­trales, n° 61, ÉCRIRE LE THÉÂTRE AUJOURD’HUI, juil­let 1999, p. 22 et 23.  ↩︎
  2. Alter­na­tives théâ­trales, n° 1, ASPECTS DU THÉÂTRE CONTEMPORAIN EN EUROPE, juil­let 1979, p.11.  ↩︎
  3. Alter­na­tives théâ­trales, n° 45, LE MONOLOGUE, décem­bre 1994, p.48.  ↩︎
  4. Alter­na­tives théâ­trales, n° 2, octo­bre 1979, p. 51. ↩︎
  5. Alter­na­tives théâ­trales, n° 31 – 32, UNE SCÈNE À FAIRE, mai 1988, p. 29. ↩︎
  6. Alter­na­tives théâ­trales, n° 47, LETTRE AUX ACTEURS, juil­let 1994, p. 11 à 13. ↩︎
  7. Alter­na­tives théâ­trales, n° 52 – 53-54, LES RÉPÉTITIONS, jan­vi­er 1997, p. 143.  ↩︎
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Bernard Debroux
Écrit par Bernard Debroux
Fon­da­teur et mem­bre du comité de rédac­tion d’Al­ter­na­tives théâ­trales (directeur de pub­li­ca­tion de 1979 à 2015).Plus d'info
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