En ton jardin, Michèle
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En ton jardin, Michèle

Le 17 Juin 2004
Sylvie Milhaud dans NOTRE SADE de Michèle Fabien, mise en scène Marc Liebens. Photo: Danièle Pierre.
Sylvie Milhaud dans NOTRE SADE de Michèle Fabien, mise en scène Marc Liebens. Photo: Danièle Pierre.
Sylvie Milhaud dans NOTRE SADE de Michèle Fabien, mise en scène Marc Liebens. Photo: Danièle Pierre.
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Michèle Fabien-Couverture du Numéro 63 d'Alternatives ThéâtralesMichèle Fabien-Couverture du Numéro 63 d'Alternatives Théâtrales
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SAINT-PIERRE LA VIEILLE, 13 sep­tem­bre 1999, dans le jardin 

Michèle,
Dans la pre­mière let­tre que tu m’écriv­is sur ordi­na­teur depuis Saint-Pierre, tout en évo­quant le coq de clocher à l’ombre duquel nous nous tenons rassem­blés autour de toi, pour la dernière fois, tu énonçais une maxime dans laque­lle on perçoit ce qui fai­sait le tim­bre joyeux et clair de ta voix : « Je ponce, donc je suis ». 

Com­mencer par ce fait de vie rap­pelle que tu étais bien plus com­plexe et com­plète que la stature d’in­tel­lectuelle dés­in­car­née à laque­lle beau­coup de ceux qui ne voulaient pas enten­dre ce que tu cher­chais à dire n’ont cessé de ten­ter de te réduire. Or, ce qui frappe chez toi, c’est pré­cisé­ment, à côté d’une très grande capac­ité d’abstraction — et au sein même de celle-ci —, une extra­or­di­naire prox­im­ité avec le con­cret ; avec le détail ; avec la porosité des choses telle que la vie nous la donne. 

Pour celles et ceux qui vien­nent de pass­er ici plusieurs jours en com­pag­nie de Marc et de ta présence — absence, impos­si­ble de ne pas être frap­pé par ce souci et par ce goût, à chaque détour des pièces qui ont peu à peu con­sti­tué le lieu que vous aviez choisi, et où tu te sen­tais chez toi. Les mille et une plantes qui peu­plent ces espaces, et l’at­ten­tion que tu avais l’art de leur porter, témoignent de ce plaisir du vivace qui était le tien. Tu avais autant le don de la bou­ture que le sens du ponçage. 

Cette gen­til­hom­mière un peu austère, tu n’eus de cesse d’y apporter des touch­es de lumière. Et tu aimais — et vous aimiez — qu’elle soit le lieu où se retrou­vent régulière­ment celles et ceux qui vous aimaient, et que vous aimiez. Pour eux, tu avais com­posé un petit texte indi­catif des chemins de Saint-Pierre. Son enjoue­ment en fai­sait presque une fable. Cer­tains d’entre nous l’ont repris ou relu avant de faire le chemin qu’ils n’avaient jamais imag­iné devoir pren­dre en de telles cir­con­stances. 

Car nous nous retrou­vons ici plus dému­nis que nature. Même si l’amitié et la ten­dresse ont méta­mor­phosé ces jours de veille autour de ce qui va devenir ta mémoire. En nous quit­tant — et aus­si abrupte­ment que tu le fais —, tu réus­sis même ce qui a tou­jours con­sti­tué ton secret désir à par­tir de Saint-Pierre : nous réu­nir. À tout jamais, quelque lien, plus fort et plus sub­til que les aléas du monde, lie celles et ceux qui sont ici. 

Alice nous manque, que ni Marc ni Jean-Marie ne sont par­venus à attein­dre dans les loin­tains du pays des Thais. Nous l’associons à ce rite pudique. Nous le lui racon­terons. Récem­ment, vous aviez trou­vé cette sorte d’a­paise­ment qu’exige la vie et qui ouvre à l’âge adulte. Tu en par­lais avec cette émo­tion vibrante et retenue qui était la tienne. 

Nous voici dans ce jardin que tu aimais voir croître, au pied des peu­pli­ers et des mas­sifs dis­crets que tu avais voulu planter. Nous voici : ta famille, tes amis, et le vil­lage où vous aviez choisi de vivre. Cha­cune, et cha­cun, avec des frag­ments de ce qu’a été ta vie ; avec des facettes du somptueux man­teau de ta per­son­nal­ité qui nous a tous fascinés ; avec des bribes de ce qui, pour tous, était un con­tinu. C’est sa rup­ture qui décom­pose et recom­pose à la fois notre mémoire. C’est d’elle que tu vas sour­dre désor­mais, dans la méta­mor­phose douloureuse. 

Pour nous y men­er, nous gar­dons tous l’image de ton éblouis­sante beauté. Cela fait déjà bien des années que tu avais choisi d’an­ticiper l’atteinte des pre­miers signes de l’âge. En déci­dant de leur don­ner forme. Cela cor­re­spon­dit à un pas­sage et un con­stat qui dépas­saient ton seul des­tin ; à un demi-départ ;à ce pèleri­nage vers Saint-Pierre. Tu aban­don­nas la longue chevelure noire des années de com­bat et d’e­spoir pour celle, d’un grisé vif, qui t’allait bien. Nous l’associons désor­mais à ta sil­hou­ette. Elle te situ­ait dans quelque hiératisme qu’un sourire tem­pérait et que ton rire métaboli­sait. Ta façon de recevoir et d’étreindre celles et ceux que tu aimais dis­ait, mieux que tout autre, le noeud vivace qui te fai­sait être. Elle le fai­sait sen­tir. 

Tu avais le goût des étoffes, des formes et des couleurs. Tu savais ce plus qu’un bijou leur apporte. Jamais, tu ne te trompais dans leur choix. Et l’on te décou­vrait, prin­cière mais accueil­lante, sur Le seuil que nous venons de franchir. Cette forme essen­tielle dans laque­lle tu te don­nais et te préser­vais, nous l’avons retrou­vée dans le dernier tête à tête, au C.H.U. Tu y avais pris le masque d’une princesse nubi­enne. 

Ultime image. Elle clô­ture et ouvre une his­toire. Une de tes chances porte le nom de ton père, Albert Gérard. Auprès de lui, tu apprends très tôt le goût de la recherche et la pas­sion de la for­mu­la­tion exacte. Homme d’ou­ver­ture que n’écrasent pas les con­formismes, il t’ap­prend que la quête de la vérité, sou­vent, sup­pose de s’avancer par­mi des champs qui ne sont pas ceux du suc­cès immé­di­at. Pio­nnier dans l’é­tude des lit­téra­tures africaines, n’achève-t-il pas sa vie sur une étude de la genèse des lit­téra­tures européennes, celles qui se tra­ment entre la fin de l’empire romain et l’aube du Moyen-Âge ? Tu feras con­naître le man­u­scrit et en révéleras l’im­por­tance après la mort de ce père au sens fort. 

Entre vous, une secrète et pro­fonde con­nivence. Elle com­pense ce qu’il peut y avoir d’austère chez ce savant avare de con­fi­dences qui te fait partager sa pas­sion pour Corneille. Vous par­lerez beau­coup, Marc et toi, de PERTHARITE et de SURENA ; vous ne les mon­terez pas.

À l’heure d’émerger dans le champ du savoir et de la cul­ture, tu te démar­ques de ce nom qui est à lui seul une œuvre. Michèle Gérard devient Michèle Fabi­en … et peu avant de le rejoin­dre dans l’é­trange mémoire des hommes, tu lui con­sacres un texte qui évoque vos années africaines à Élis­a­bethville. Lorsque tu me le trans­mets en août, tu le fais avec cette humil­ité et ce ques­tion­nement qui sont le sésame de l’ex­i­gence et de la rigueur intel­lectuelle. Celles qu’il t’a trans­mis­es. Celles qui sous-ten­dent une part de ton obses­sion du sym­bol­ique. 

Comme lui, tu es bien sûr thésarde. Le choix de ton sujet, le théâtre de Michel de Ghelderode, fait preuve d’une orig­i­nal­ité cer­taine puisque l’é­tude des let­tres belges est, à l’époque, loin de faire la une et la répu­ta­tion dans le monde uni­ver­si­taire. Ton mode d’approche de la dra­maturgie est tout aus­si nova­teur. Il prend dis­tance par rap­port aux dis­cours soucieux de coller aux seules dimen­sions biographiques ou folk­loriques, comme à la dimen­sion d’abjection que recèle ce théâtre. Il ne les évac­ue pour autant. Il le décode et les situe. Déjà, il est à la recherche du sym­bol­ique. 

Comme nom­bre d’entre les nôtres, ta thèse demeure dans les limbes de la mémoire mais elle révèle l’intellectuelle de haut vol que tu seras dans notre généra­tion. La pas­sion de com­pren­dre le théâtre dans ses mécan­ismes les plus pro­fonds et la néces­sité de la faire avec les instru­ments les plus per­for­mants s’y lisent. L’in­térêt pour la sin­gu­lar­ité belge, enfin, s’y écrit sim­ple­ment — sans le clamer — ce qui est bien dans ta manière. 

Tout cela attend de trou­ver son point d’an­crage et de déploiement per­son­nel. Ce sera le théâtre pro­pre­ment dit. Et, en son sein, l’in­scrip­tion de la dimen­sion cri­tique. Bien peu te par­don­neront de leur avoir ôté l’il­lu­sion de la chimère. 

Dans la foulée de 68, l’heure est aux ren­con­tres et aux choix décisifs. Avec Jean-Marie Piemme, autre roman­iste engagé et pas­sion­né, c’est la con­fronta­tion à l’autre social et l’ac­céléra­tion de la dimen­sion cri­tique que tu mets en jeu. À deux, vous incar­nez, par excel­lence, le cou­ple d’in­tel­lectuels dans la Bel­gique fran­coph­o­ne des années sep­tante. Vous ne ménagez ni vos coups d’é­clat ni vos coups de génie. La focal­i­sa­tion des divers pos­si­bles engrangés s’opère bien sûr dans la ren­con­tre de l’aven­ture du Théâtre du Parvis et de Marc Liebens. Sur ces tréteaux, la FARCE DES TÉNÉBREUX de Ghelderode appa­raît enfin dans leur moder­nité. Le Lou­vet d’À BIENTÔT MONSIEUR LANG y acquiert sa fig­ure d’au­teur majeur en Bel­gique. Tu viens de ren­con­tr­er la théâ­tral­ité de tes désirs. Celle que recher­chait ta thèse. Celle qui peut alli­er le texte, la for­mal­i­sa­tion et le décryptage cri­tique. Avec MESURE POUR MESURE et la ren­con­tre de Steiger, aux­quels tu con­sacres d’ailleurs un opus­cule, la boucle est close. Tu sais quel sera ton chemin. 

Tu sais aus­si qu’il ne sera pas sans embûch­es. Les pou­voirs publics ont en effet décidé bru­tale­ment de met­tre un terme à l’aven­ture du Parvis. Elle dérangeait les théâtres étab­lis. Liebens ne se laisse pas abat­tre pour autant. Il fonde l’Ensem­ble Théâ­tral Mobile. Vos deux noms y seront à jamais attachés. 

Durant ces années vives, qui voient s’actualiser tous les enjeux et toutes les dif­fi­cultés du nou­veau théâtre, tu prends non seule­ment fig­ure de dra­maturge paten­té mais t’ouvres à ce qui sera une des clefs de ton art : l’adaptation. LES PAYSANS de Balzac en sont comme le lab­o­ra­toire. Mais c’est avec LES BONS OFFICES de Pierre Mertens, en 1980, qu’é­clate l’év­i­dence : ta dou­ble capac­ité de fidél­ité à l’essentiel d’un texte, et de méta­mor­phose en vue des planch­es. Qu’’elles soient de Plaute ou de Bauchau, de Bern­hard ou de Pasoli­ni, de Christa Wolf ou de Mertens, tes adap­ta­tions font par­tie de ton œuvre et, en même temps, révè­lent leur auteur comme jamais. 

Janine Patrick dans JOCASTE de Michèle Fabien, mise en scène Marc Liebens. Photo: John Vink.
Janine Patrick dans JOCASTE de Michèle Fabi­en, mise en scène Marc Liebens. Pho­to : John Vink.

L’écri­t­ure te réserve en effet d’autres appels. Ceux sous lesquels appa­raît, seul, le nom pro­pre que tu t’es don­né. Et même si cha­cun de tes textes s’at­tache à revis­iter une fig­ure, un nom clef de l’histoire ou de la mytholo­gie … 

Révéla­trice de tes obses­sions comme des préoc­cu­pa­tions de la décen­nie en France ou en Bel­gique, une trilo­gie prend corps à la fin des années sep­tante. Un curieux et vio­lent STALINE DANS LA TÊTE ; un SARA Z qui mar­que sa dette à Barthes ; un NOTRE SADE, qu’il est douloureux de relire en un tel moment. C’est l’heure où nous rêvons d’une revue, qui ne ver­ra pas le jour : LE CAHIER ROUGE. 

Nul ne devine encore toute­fois Le choc qui sera le nôtre lorsque nous ver­rons, le 29 sep­tem­bre 1981, Janine Patrick, descen­dre, hiéra­tique, les grandes march­es blanch­es d’un théâtre à l’an­tique où l’ac­trice profère les paroles qui te résu­ment tout entière et sig­nent ton intro­n­i­sa­tion dans l’u­nivers de l’écri­t­ure dra­ma­tique : « Je m’ap­pelle Jocaste ». Boucle du nom et de l’histoire, du non-dit et de la femme. Et cela, sous ces arcades indus­trielles de la rue de la Caserne qui nous parais­saient devoir être, pour longtemps, le lieu des noces du texte et de la dra­maturgie renou­velés. 

Tu t’y essaieras même à la mise en scène, avec Duras et AURÉLIA STEINER. Sans insis­ter. Là n’est pas ton chemin, mais bien celui de Marc. 

D’autres gradins suiv­ent, ailleurs — dont ceux de JIM LE TÉMÉRAIRE que guet­tent et har­cè­lent ceux qui ne peu­vent rêver que d’hallali. D’autres espaces méta­mor­pho­sent l’ancienne halle aux vins, tels ceux de QUARTETT. L’His­toire, déjà, déplace ses enjeux. Elle signe l’anémie de nos plus belles espérances. Ain­si va le monde ; et la Bel­gique que ton œuvre et ton par­cours inter­ro­gent bien plus qu’il y paraît à pre­mière vue. Hasard, le fait que tu recoures aux mythes ou aux fig­ures de l’exclusion et de l’échec de l’His­toire pour égren­er les lita­nies de ta recherche d’un sym­bol­ique en phase avec le sujet, l’his­toire et le nom ? 

Désor­mais, qu’ils s’ap­pel­lent TAUSK, CLAIRE LACOMBE, BERTY ALBRECHT, ATGET ET BERENICE, DÉJANIRE, CASSANDRE, AMPHITRYON où CHARLOTTE, les textes vont se suc­céder autour de la ques­tion que si peu veu­lent enten­dre. Autour de l’at­ti­tude que tu incar­nes envets et con­tre tous. 

L’ab­sence d’évo­lu­tion suff­isam­ment crédi­ble au pays vous amène, elle, à une ten­ta­tive de décen­trement — et non d’exil, ou de déné­ga­tion — pour mieux réalis­er le ques­tion­nement qui vous est cher, et qui te noue. 

Le vingtième anniver­saire de la fon­da­tion du Théâtre du Parvis et la créa­tion de CLAIRE LACOMBE en ce lieu qua­si mythique déchaî­nent à nou­veau les vieux démons de l’en­vie. Ils étouf­fent la parole qui s’y énonce dans l’admirable cul de sac du décor. Ils agi­tent, abusent et sub­or­nent. Pour empêch­er que prenne cours une inscrip­tion autre que celle de nomades, des errants. Tu en souf­fres, à ta façon retenue. Comme d’un déni du sym­bol­ique.

Le pire est toute­fois à venir. Mal­gré des réti­cences ini­tiales, tu adhères de plein cœur à l’aven­ture du Marni, ce grand vais­seau où vous imag­iniez accueil­lir ou copro­duire, out­re vos pro­pres créa­tions, des réal­i­sa­tions de jeunes met­teurs en scène ; et inter­roger rad­i­cale­ment l’histoire de notre pays. L’époque n’est certes pas prop­ice à de tels enjeux, et la Bel­gique n’a jamais beau­coup aimé ce genre d’ex­er­ci­ces. Tu y crois. Vous y croyez. Et tu te lances avec plus que de la con­vic­tion dans un tra­vail ardu : l’adaptation scénique d’UNE PAIX ROYALE de Pierre Mertens. Comme tou­jours, tu vas droit au cœur du texte. Tu y entres à ce point que tu ne veux pas éla­guer plus avant. 

Nous con­nais­sons la suite. Celle que tu as con­sid­érée comme une injus­tice absolue. Comme un désaveu du sym­bol­ique. Comme un déni du nom. Admirable, l’adaptation d’ŒDIPE SUR LA ROUTE sort certes de tes mains. Comme s’achève l’é­trange dia­logue entre Char­lotte de Bel­gique et son dou­ble théâ­tral imag­i­naire. Quelle fureur secrète cogne alors dans ta tête ? En août, dans ce Marni dont vous avez été chas­sés, alors que se célèbre la recon­nais­sance du théâtre de Pasoli­ni dont vous avez été les vrais passeurs en langue française, survient le malaise. S’ag­it le drame. Celui qui nous rassem­ble ici dans une fra­ter­nité silen­cieuse et révoltée. 

Boulever­sés, stupé­faits, nous sommes cepen­dant, aus­si, dans la mémoire de votre par­cours, à Marc et à toi ; de votre long dia­logue infi­ni, où tu soute­nais la voix posée mais inci­sive, sérieuse et enjouée, que nous t’avons con­nue. Nous la retrou­vons dans tes textes comme dans ta cor­re­spon­dance. 

Tu étais une belle épis­tolière. Tu aimais con­va­in­cre, mais aus­si inter­roger. Tu aimais répon­dre. Jadis, tu le fai­sais de cette écri­t­ure déliée qui était la tienne. 

L’échange de let­tres, tu l’utilises très tôt — publique­ment — lorsqu’il s’agit de par­ler du spec­ta­cle qui a mod­i­fié toutes nos per­cep­tions du théâtre, pré­cip­ité ton écri­t­ure, et posé Marc, défini­tive­ment, dans sa stature d’ir­récupérable ques­tion­neur : HAMLET-MACHINE d’Hein­er Müller. Tu t’adresses alors au cri­tique français qui domine les études dra­maturgiques, Bernard Dort. Ta pre­mière let­tre, tu la com­mences par une asser­tion qui te définit, toute : « Tout texte s’in­scrit dans un espace inau­guré par un titre et clô­turé par le nom de son auteur.…..». Désor­mais, tu ne vas cess­er de le faire. Non sans y ajouter le fleu­ron qui con­stitue ton autre part con­sub­stantielle, celle du com­men­taire. De temps à autre, à l’enseigne d’un mot presque oublié de la plu­part, « Didas­calies », vont paraître les textes qui vous requièrent. Ils revêtiront divers for­mats. Tu en seras l’artisane. 

Dans le théâtre, tu ne cess­es d’actualiser cer­taines des ques­tions dont tu entre­tiens Dort, lequel ne répond que très par­tielle­ment à ton attente. « Par­ler le manque de parole », « racon­ter le manque d’His­toire », « jouer l’im­pos­si­ble du jeu »… Pour assumer con­join­te­ment l’im­pos­si­bil­ité de la mime­sis et la néces­sité de la fic­tion, pour dire l’His­toire blessée et blessante, tu places tes sujets entre mythe et His­toire. Tu les prends dans un moment hors temps réel de remé­mora­tion et les amènes à La fois à incar­n­er leur manque et à se dire, avant de dis­paraître. 

Sou­vent — mais pas tou­jours — ce sont des femmes. Parce que tu appar­tiens à un temps qui leur per­met enfin de pren­dre la parole en leur nom pro­pre. Parce que leur ques­tion­nement con­vient si bien au monde dans lequel nous vivons et au pays qui t’a for­mée. « Prise », écris-tu, « dans une his­toire qui n’est pas ‘tout à fait’ la sienne », « vic­time d’une sym­bol­ique qu’elle n’a pas inven­tée », « la femme » se lance donc « à l’assaut des images dont elle souf­fre ; pour le reste, elle n’at­tend que d’elle-même sa pro­pre libéra­tion, et sur le seul ter­rain où elle puisse, seule, le pro­duire : son pro­pre corps ». 

Ce corps souf­frant mais tra­vail­lé, NOTRE SADE le laisse tout de suite enten­dre. Étrange pièce. Elle dédou­ble le divin mar­quis pour le dire — et la dire — au tra­vers d’une actrice. Étrange et sig­ni­fi­catif exorde :
«J’ai mal au cou.
Comme une longue plainte douloureuse qui grimpe en le rongeant cette sorte d’escalier vertébral aux march­es ver­moulues. Et ça sif­fle, et ça grimpe, et ça s’en­fonce, hor­ri­ble, quelque part entre mes deux oreilles, un peu plus bas, là où le nœud de velours noir étran­gle ses cheveux. Un long cri sourd et lourd qui n’ar­rive pas à se réper­cuter à l’intérieur des murs, mais s’enfle dans un crâne et me ter­rasse. (…). Je chanterai la litanie d’un nom qui ne se per­dra plus ».

Comme le dit Berty Albrecht : faire trace plutôt que faire souche. Et cela, par­mi des phras­es où, tou­jours, vibre le mélange de cer­ti­tude et d’in­cer­ti­tude qui fait ta voix et nous rap­pelle ta présence et ton des­tin : « On a peur d’ac­cepter ce que l’on ne veut pas, on a vu trop de choses imprévues, imprévis­i­bles, insup­port­a­bles et qui font éclater la tête. :
Par­fois je me sen­tais comme une grande amibe molle. — Seule façon de sur­vivre ! Inac­cept­able.
Alors que le des­tin décide et que mon corps aille à sa perte puisque ma tête me trahit. Les pen­sées s ‘échap­pent, on ne peut plus les retenir.
On ne vit pas quand les orbites sont creuses de l’horreur, quand le cerveau se vide par peur de ses pen­sées.
Cette mort-là n’est pas dans mes moyens : Je ne veux pas vivre avec elle. Sans doute, moi, je n’é­tais pas prête ».
Tausk affirme, lui, qu’il doit bien y avoir quelque chose « entre le palais trop aimé d’un empereur trop vieux et la façade d’un archi­tecte trop pra­tique ». Ce quelque chose focalise cha­cune de tes pièces. Il est et fut l’at­tente la plus limpi­de de ton rire. Il con­tin­ue de nous étrein­dre. 

L’heure approche, Michèle, où nous allons demeur­er avec nos seuls sou­venirs. Avec la douce et douloureuse mémoire de ta présence. Avec ce que tu as noté de ta voix la plus rauque. C’est elle — et dans son dernier chant, celui de l’impératrice et de l’ac­trice — qu’il est impérieux de faire enten­dre et d’é­couter avant de pronon­cer le mot, si lourd et si poignant, de l’adieu. 

Char­lotte 2 :
D’abord écoute.

Char­lotte 1 :
Puis par­le, ensuite. Je demande une actrice pour des mots, pour un corps, pour des images, pour des idées, aus­si, peut-être, pourquoi pas ?
Une actrice qui serait moi sans l’être tout à fait, aurait mes mots, Mon corps, mon image, mes idées pas ma vie ; mais qui aurait, quand même, mon expéri­ence. 

Char­lotte 2 :
Et que je pour­rais voir et enten­dre et regarder ? 

Et pourquoi ? Pour en savoir plus ? Pour s’abîmer dans la délec­ta­tion morose ? Nar­cisse !

Char­lotte 1 :
Mais qui ne serait pas où je suis ! Pas là.

Char­lotte 2 :
Qu’elle entre, par­le, joue, qu’elle bouge devant moi, que je puisse l’ar­rêter, la cor­riger, rec­ti­fi­er. Plus vite, plus lente­ment, plus fort, plus douce­ment.
Refaire, revoir, recom­mencer, appro­fondir, réfléchir, com­pren­dre, met­tre au point une chose, un réc­it, des mots, une façon de faire. Ce que je lui dirai, ce qu’elle inven­tera.…. Avec un début, un milieu et une fin.
Entre le maître d’œu­vre d’une image de sa vie ?
Plus que Nar­cisse !
Vous croyez, Majesté ?Vrai­ment ? 

Char­lotte 1 :
Oui, une fin, surtout une fin.
Alors, je pour­rai m’in­staller en face, moi dans l’om­bre, elle dans la lumière, je pour­rai me déten­dre, con­tem­pler. Voir et enten­dre du dehors ce qui de moi sera dedans ; je serai le silence et le mot, je serai là en face, et je serai ici, en face aus­si, des deux côtés ; créa­teur — créa­trice — et créa­ture et je saurai enfin si je suis dans mon rêve.
Savoir si cette his­toire peut être belle. 

Ce texte retran­scrit l’al­lo­cu­tion que Marc Quaghe­beur a pronon­cée lors de l’inhumation de Michèle Fabi­en à Saint-Pierre la Vieille le 13 sep­tem­bre 1999. 

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Écrit par Marc Quaghebeur
Marc Quaghe­beur est enseignant, écrivain (LES CARMES DU SAULCHOIR, Toulouse, L’Éther Vague) et cri­tique (BALISES POUR L’HISTOIRE DES...Plus d'info
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Michèle Fabien

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