L’expérience japonaise de Frédéric Fisbach
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L’expérience japonaise de Frédéric Fisbach

Le 14 Juin 2004
Les comédiens japonais, Charles Dumay et Claire Aveline dans TOKYO NOTES d’Oriza Hirata, mise en scène Frédéric Fisbach et Oriza Hirata, Festival de Toga, Japon.
Les comédiens japonais, Charles Dumay et Claire Aveline dans TOKYO NOTES d’Oriza Hirata, mise en scène Frédéric Fisbach et Oriza Hirata, Festival de Toga, Japon.

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Article publié pour le numéro
Michèle Fabien-Couverture du Numéro 63 d'Alternatives ThéâtralesMichèle Fabien-Couverture du Numéro 63 d'Alternatives Théâtrales
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FRÉDÉRIC FISBACH est l’un des met­teurs en scène qui accom­pa­g­nent Stanis­las Nordey dans son aven­ture au Théâtre Gérard Philippe de Saint-Denis. Il par­ticipe alors naturelle­ment en juin 1998 à la Man­i­fes­ta­tion « Du monde entier » qui a fait décou­vrir des auteurs de théâtre de cha­cun des pays qui par­ticipent à la Coupe du Monde de foot­ball : met­teurs en scène et comé­di­ens organ­isent des lec­tures des trente-deux pièces choisies. Frédéric Fis­bach dirige celle de TOKYO NOTES du japon­ais Oriza Hira­ta. L’au­teur venu du Japon assiste à la lec­ture publique et dit sa sat­is­fac­tion. Pourquoi Frédéric Fis­bach a‑t-il pro­posé de pren­dre en charge pré­cisé­ment cette pièce-là ? Parce qu’il devait peu après se ren­dre au Japon ; ce serait une bonne pré­pa­ra­tion au voy­age. Il se met au tra­vail avec les comé­di­ens. C’est alors qu’il décou­vre une écri­t­ure sin­gulière : des con­ver­sa­tions qui se croisent, se surim­posent comme dans une fugue ; des pro­pos quo­ti­di­ens qui don­nent le goût de la « poignance des choses ». 

Oriza Hira­ta à Paris avait lais­sé ses coor­don­nées à Frédéric Fis­bach. Fis­bach à Tokyo lui rend vis­ite. Ils par­lent de la pièce, de l’at­trait qu’exerce cette écri­t­ure sur le met­teur en scène français. Aus­sitôt Hira­ta pro­pose qu’ils fassent un échange : si Fis­bach monte TOKYO NOTES, il s’attellera quant à lui à une pièce française con­tem­po­raine. « Et si plutôt nous nous associ­ions ? » pro­pose le Français. Un pro­jet plus désarçon­nant s’éla­bore alors : Hira­ta viendrait en France accom­pa­g­n­er le tra­vail de Fis­bach sur TOKYO NOTES, et Fis­bach irait à Tokyo mon­ter avec Hira­ta une pièce française. Et cha­cun voy­agera avec une petite équipe artis­tique : un scéno­graphe, un éclairag­iste et deux comé­di­ens. 

Peu après le pro­jet est mon­té, le finance­ment rassem­blé. Frédéric Fis­bach retourne à Tokyo avec les comé­di­ens Jean-Charles Dumay et Claire Ave­line, le scéno­graphe Emmanuel Clo­lus, l’éclairagiste Daniel Levy, et NOUS LES HÉROS de Jean-Luc Lagarce traduit en japon­ais. Le spec­ta­cle sera créé moins d’un mois plus tard au pres­tigieux fes­ti­val de Toga puis repris à Tokyo, dans le théâtre d’Hi­ra­ta. 

Per­son­ne dans l’équipe française ne par­le japon­ais et Hira­ta seule­ment un peu l’anglais. La com­mu­ni­ca­tion est quelque peu irréal­iste, cha­cun inter­pré­tant l’anglais de l’autre dans un sys­tème de pen­sée dif­férent. Mais l’in­cer­ti­tude est piquante ; elle évac­ue à coup sûr la plat­i­tude, et peut-être ouvri­ra-t-elle de nou­velles voies dans le tra­vail. Et puis il y aura une inter­prète…

Mais les mépris­es s’é­taient glis­sées dans la con­cep­tion même du pro­jet. Col­la­bor­er pour Fis­bach, cela voulait dire, un tra­vail de chaque instant des deux met­teurs en scène. Pour Hira­ta apparem­ment pas. Fis­bach s’est retrou­vé le pre­mier jour dans une salle de répéti­tions du théâtre d’Hi­ra­ta avec l’équipe française et dix acteurs japon­ais. Seul. À vingt-cinq jours de la pre­mière. Ces dix acteurs, Fis­bach, pour se pli­er aux façons de son hôte, les avait choi­sis à l’issue d’une audi­tion ; il ne les avait jamais vus jouer aupar­a­vant. S’il s’é­tait telle­ment décalé de sa pra­tique, c’é­tait certes pour se met­tre en dan­ger, mais aus­si parce qu’il imag­i­nait appren­dre, en regar­dant un autre tra­vailler à son rythme, dif­férem­ment. Or Hira­ta n’é­tait pas là. Trop pris, il jonglait avec ses dif­férentes cas­quettes : auteur, directeur de la Com­pag­nie Seinen­dan, met­teur en scène et directeur de son théâtre, mais aus­si ani­ma­teur de télévi­sion, directeur du fes­ti­val de Toga.… La pre­mière semaine de tra­vail, il ne leur avait pas accordé huit heures. Et il n’avait pas non plus pré­paré le tra­vail à l’a­vance, « rêvé » sur la pièce comme se l’imaginait Frédéric Fis­bach. 

Le pre­mier jour, les acteurs japon­ais ne con­nais­saient pas leur texte. Fis­bach avait choisi ce texte de Lagarce parce qu’il lui sem­blait pou­voir le rap­procher d’Hi­ra­ta : tout comme Hira­ta, Lagarce écrivait pour une troupe d’ac­teurs, et cette pièce-là pré­cisé­ment, il l’avait écrite pen­dant une tournée du MALADE IMAGINAIRE par­ti­c­ulière­ment longue : il fal­lait occu­per les comé­di­ens désœu­vrés en leur offrant de répéter un nou­veau spec­ta­cle. Et puis NOUS LES HÉROS par­lait de la vie des gens de théâtre : le seul ter­rain que Japon­ais et Français, ils avaient en com­mun.

Mais la pièce n’a que moyen­nement plu aux comé­di­ens et à Hira­ta ; ils la trou­vaient mal traduite, pleine de mots désuets, de références his­toriques, de pas­sages extrême­ment lit­téraires. D’ailleurs les rares moments où Hira­ta venait assis­ter au tra­vail des répéti­tions, il plongeait sur son clavier d’or­di­na­teur portable Sony et réécrivait des pas­sages du texte. Non seule­ment les acteurs ne con­nais­saient pas le texte, mais le texte défini­tif n’ex­is­tait pas encore. « Tout cela je ne l’ai bien enten­du pas com­pris d’emblée », racon­te Frédéric Fis­bach. On ne dit pas les choses aus­si crû­ment au Japon. Les dif­férends ne se résol­vent pas par la dis­cus­sion. Et de fait, Hira­ta, ne dis­ait jamais un mot. Il regar­dait le tra­vail, tapait sur son clavier, et c’é­tait tout. Le met­teur en scène français était dans un désar­roi pro­fond. Il a demandé à s’entretenir avec Hira­ta ; qui n’avait pas le temps. Il a insisté ; et a alors expliqué toutes ses décon­v­enues. Hira­ta l’a lais­sé solil­o­quer jusqu’à ce qu’il s’épuise ; et a clos l’en­tre­tien par cette ques­tion : « Tu en as fini avec les ques­tions artis­tiques ? » Fis­bach a répon­du « Oui » ; ils en sont restés là. 

Il fal­lait se résoudre à tra­vailler sans relais du met­teur en scène japon­ais. Heureuse­ment Frédéric Fis­bach avait pour guide le sou­venir d’un stage d’ac­teurs qu’il avait organ­isé sur la pièce, à Aubus­son, juste avant de par­tir. NOUS LES HÉROS ne suit pas un ordre linéaire, stricte­ment chronologique. Les scènes peu­vent avoir lieu simul­tané­ment. Le pro­jet était de faire coex­is­ter plusieurs espaces de jeu en même temps. De rejoin­dre en cela le tra­vail d’écri­t­ure scénique d’Hi­ra­ta. Olivi­er Py avait mon­té la pièce dans une scéno­gra­phie ingénieuse qui délim­i­tait dif­férentes scènes par des cadres. Fis­bach voulait réus­sir à mul­ti­pli­er les espaces simul­tanés avec très peu de moyens : en jouant avec les dis­tance, grâce à un par­avent, au posi­tion­nement d’une chaise…

Les acteurs ont d’abord été très per­tur­bés par la façon de procéder du met­teur en scène français. Il posait des ques­tions aux acteurs sur le texte, demandait leur avis, et répondait par­fois « Je ne sais pas » à leurs inter­ro­ga­tions. Mais ensuite, grâce à l’in­ter­prète, qu’il avait appris à « cuisin­er », Frédéric Fis­bach a changé de méth­ode : il trou­vait tou­jours une réponse aux ques­tions, quitte à en chang­er le lende­main. Non pas que le ques­tion­nement du théâtre dif­fère essen­tielle­ment en Occi­dent et au Japon, mais il se pose dif­férem­ment. 

Emmanuel Clo­lus et Daniel Levy ont été tout autant déçus dans leur attente d’un échange avec le scéno­graphe et l’éclairagiste japon­ais. Aucun n’as­sis­tait aux répéti­tions. Pour­tant Hira­ta répé­tait : « Ils vien­dront, ils vien­dront ». Ils sont en effet venus. Après le filage, les deux Français deman­dent leur avis aux Japon­ais : « À tel moment il y a trop de fumée » ; « Vous ne devriez pas utilis­er pour sup­port­er le miroir tel matéri­au, car il n’est pas biologique »… Leurs remar­ques ne por­taient que sur des détails ; alors les Français se sont mis en colère, les Japon­ais se sont crispés, tous qua­tre pro­fondé­ment blessés. Plus tard, Fis­bach et Hira­ta se sont expliqués, par l’in­ter­mé­di­aire de l’in­ter­prète lit­térale­ment prise entre deux feux : tirail­lée entre le désir d’aider le Français à se faire com­pren­dre et l’incapacité de traduire à son maître l’in­té­gral­ité par­fois trop crue des pro­pos. Au bout de la nuit, ils ont pour­tant réus­si à saisir leur dif­férence : si pour les uns ne par­ler que des détails sig­nifi­ait un dés­in­térêt du fond, pour les autres, c’é­tait le seul moyen de l’atteindre. 

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Michèle Fabien

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