Strehler et Paris, une séduction réciproque

Strehler et Paris, une séduction réciproque

Le 13 Juin 2004
Ferruccio Soleri dans ARLEQUIN SERVITEUR DE DEUX MAÎTRES de Goldoni, mise en scène Giorgio Strehler. Photo: Luigi Cimanaghi.
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Article publié pour le numéro
Michèle Fabien-Couverture du Numéro 63 d'Alternatives ThéâtralesMichèle Fabien-Couverture du Numéro 63 d'Alternatives Théâtrales
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STREHLER nous manque. De son théâtre qui, péri­odique­ment, venait exal­ter la scène de l’‘Odéon, Paris en éprou­ve la nos­tal­gie. Strehler n’a pas été un vis­i­teur de plus car, entre la ville et l’artiste, une séduc­tion réciproque opérait.
Dans cet automne des deuils où nul spec­ta­cle strehlérien, nous en sommes cer­tains, ne vien­dra plus nous récon­forter, j’ai éprou­vé l’en­vie de revis­iter la rela­tion pas­sion­nelle et con­tra­dic­toire, comme toute vraie aven­ture amoureuse, qui a lié le maître du Pic­co­lo à Paris. Sub­sti­tut d’une célébra­tion privée de la mort sur­v­enue avec vio­lence, un soir de Noël pen­dant qu’il répé­tait Mozart.
À l’Opéra Bastille, de temps en temps, ressus­ci­tent, comme une copie fan­toma­tique, ses NOCES DE FIGARO. Pâle écho du chef-d’œu­vre qui nous éblouis­sait il y a vingt ans, Les NOCES de Strehler qui furent, comme dis­ait Vitez, « le plus bel opéra du monde », ont réveil­lé Le palais Gar­nier. Aujourd’hui elles réson­nent encore. mais le théâtre, lui, il s’est tu à jamais. Il y a deux ans seule­ment des spec­ta­teurs en grappe sur des march­es et pro­jecteurs ova­tion­naient un ARLEQUIN depuis orphe­lin. 

Une « machine à gloire » 

Paris, pour para­phras­er le beau titre d’une nou­velle de Théophile Gau­ti­er, a été une cru­elle et exal­tante « machine à gloire ». Ici, la récep­tion devient événe­ment et prend le sens d’une recon­nais­sance qui dépasse le sim­ple suc­cès : elle engen­dre un effet de retour dans Le pays d’origine. Les applaud­isse­ments de la « machine à gloire » parisi­enne réson­nent très fort et leur écho qui se fait enten­dre au-delà de la France et parvient jusqu’à la ville de départ peut mod­i­fi­er un des­tin. Pao­lo Gras­si l’avait com­pris par­mi les pre­miers et lorsque Gior­gio Strehler met en scène CORIOLAN, à la fin des années 30, il con­vie à Milan le jeune cri­tique qui s’im­pose alors, Bernard Dort. Celui-ci dis­po­sait d’une tri­bune et sa posi­tion à l’égard du théâtre s’ap­parentait à celle du Pic­co­lo. L’analyse du stratège Gras­si a été cor­recte : il ne s’est pas trompé d’in­vité. Il faut ren­dre hom­mage à sa per­ti­nence aus­si … car le texte écrit tout de suite par Dort dans la revue THÉÂTRE POPULAIRE, en faisant décou­vrir avec ent­hou­si­asme le Pic­co­lo et Strehler, révélait à la France un futur et durable pôle d’at­trac­tion. Dort, sous l’impact du choc subi, enclen­cha « la machine à gloire » et scel­la les flançailles heureuses du Pic­co­lo avec Paris. Plus tard, les tournées con­fir­mèrent l’in­tu­ition pre­mière, mais le mariage célébré offi­cielle­ment au début des années 80 fut moins heureux. Peut-être que les fiancés étaient un peu las de leur liai­son qui remon­tait déjà à plusieurs décen­nies … 

L’in­tel­lectuel français, surtout parisien, adore l’évaluation d’un artiste étranger d’ex­cep­tion afin d’éla­bor­er un dis­cours cri­tique et de se pos­er en con­science intel­lectuelle de l’œuvre qu’il décou­vre. À ce titre, exem­plaire reste la forte activ­ité cri­tique dévelop­pée par Barthes ou Dort après la tournée de Brecht à Paris en 1954 ; celle-ci fon­da leur démarche d’alors qui, par un effet de « bil­lard », eut des retombées favor­ables sur le statut de Brecht à Berlin. Sa recon­nais­sance parisi­enne, Beno Besson l’affirme, a forte­ment infléchi les réserves du pou­voir offi­ciel de la République Démoc­ra­tique Alle­mande où Strehler se ren­dra pour ren­con­tr­er Brecht. Ain­si d’ailleurs furent posées les bases de ce beau tri­an­gle de la mise en scène qui se dessi­na à par­tir des années 50 entre Berlin, Milan et Paris. 

Aujourd’hui, nous pou­vons le rap­pel­er et surtout l’admettre : si la pas­sion barthési­enne pour Brecht fut de courte durée, tan­dis que celle de Dort se pro­longea bien au-delà du milieu des années 50, cela sera dû au tra­vail de Strehler sur GALILÉE surtout. Ce malen­ten­du mérite d’être levé : ce n’est pas le Brecht du Berlin­er qui a entretenu l’en­gage­ment du cri­tique français, mais l’autre, le Brecht dans la ver­sion du Pic­co­lo. Étant don­né la portée d’alors des textes de Dort nous pou­vons recon­naître ain­si l’influ­ence indi­recte de Strehler sur la scène française.
Un autre exem­ple qui con­forte cette obser­va­tion selon laque­lle le théâtre strehlérien pro­duit, en France, de la pen­sée théâ­trale ou philosophique, c’est Louis Althuss­er qui le four­nit car, à par­tir d’EL NOST MILAN, il a écrit son célèbre essai sur le théâtre matéri­al­iste intro­duit dans son texte fon­da­men­tal, POUR MARX. Le théâtre strehlérien nour­rit l’activité théorique de la vie théâ­trale parisi­enne où, à l’époque, le com­men­taire inter­ve­nait plus qu’ailleurs dans les des­tins de la scène et ses artistes.
Mais, a con­trario, Strehler lui-même admet l’influ­ence directe qu’il a subie de la part des maîtres du théâtre français ayant con­tribué à sa for­ma­tion. Dans la con­férence du Vieux Colom­bier du 28 novem­bre 1997 sur le Théâtre d’Art, con­férence qui avait pris un ton tes­ta­men­taire douloureuse­ment con­fir­mé un mois plus tard, il évo­quait de nou­veau, comme il l’avait déjà fait sou­vent, Copeau et Jou­vet. Le pre­mier lui est apparu comme fig­ure de l’intransigeance artis­tique, l’autre comme un cap­tif du théâtre : deux mod­èles de rap­port au théâtre que le maître de Milan a mis sous leur signe. Brecht vien­dra se join­dre à cette dou­ble influ­ence per­me­t­tant ain­si à Strehler de se situer au croise­ment de Paris et Berlin, d’en être même le prin­ci­pal médi­a­teur. De même que Jou­vet ou Copeau, il s’est con­sacré, d’abord, aux pou­voirs de la scène pour être habité ensuite par le mod­èle de l’engagement brechtien. Cela explique sans doute l’at­trait qu’il exerça sur des gens de théâtre français, sur Patrice Chéreau en par­ti­c­uli­er. N’est-ce pas, lui, l’artiste réservé, qui envoya à la mort de Strehler le mes­sage le plus clair, mes­sage qui érigeait le maître ital­ien en pre­mier met­teur en scène européen de la moitié du siè­cle qui s’achève. Dans ce qui aurait pu n’être que dis­cours de cir­con­stance, nous pou­vions décel­er un aveu qui con­fir­mait l’impact jamais démen­ti de Strehler sut Chéreau lui-même.
De l’al­liance entre Paris et Milan, par la médi­a­tion du Pic­co­lo, deux autres exem­ples, moins sou­vent évo­qués, attes­tent la fécon­da­tion réciproque. La pen­sée sur l’institution théâ­trale de Strehler et Gras­si porte, à leurs débuts, l’empreinte de Jean Vilar qui passera ensuite dans une posi­tion sec­ondaire sous l’effet de la décou­verte de Brecht (d’ailleurs nous retrou­vons la même évo­lu­tion dans le par­cours de la revue THÉÂTRE POPULAIRE qui sou­tient le Pic­co­lo et que ses deux ani­ma­teurs lisent atten­tive­ment). Si la trace vilar­i­enne reste vis­i­ble, iden­ti­fi­able, dans le pro­gramme du Pic­co­lo, celui-ci, à l’écart de tout épigo­nisme mimé­tique, s’emploiera à la remod­el­er pour la faire sienne. Il va pro­pos­er la vari­ante ital­i­enne du « théâtre, ser­vice pub­lic » de Jean Vilar.
Le sec­ond exem­ple con­cerne la rela­tion, moins vis­i­ble cette fois-ci, de Jacques Lecoq avec le Pic­co­lo. S’il a décou­vert le tra­vail sur le masque grâce à la ren­con­tre avec les maîtres ital­iens, à son tour Lecoq est sou­vent revenu à Milan en entre­tenant un dia­logue ouvert qui a mar­qué souter­raine­ment le paysage théâ­tral français et inter­na­tion­al. Ce grand péd­a­gogue a exer­cé au niveau de la for­ma­tion l’ef­fet que ce chef-d’œu­vre, péri­odique­ment revis­ité par Strehler, que fut l’ARLEQUIN, pro­duisit sur la scène. La gloire publique du spec­ta­cle et le sil­lon secret creusé par l’enseignement ont con­tribué ensem­ble à la réha­bil­i­ta­tion du masque aus­si bien que de la mytholo­gie de la com­me­dia dell’arte comme exal­ta­tion d’une théâ­tral­ité libérée des ori­peaux du réal­isme styl­isé. Strehler a resti­tué au théâtre un de ses pre­miers out­ils que la scène française, aus­si bien qu’eu­ropéenne, avait par­tielle­ment oublié. 

Cir­cu­la­tion à dou­ble sens 

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Michèle Fabien

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