Rencontre avec Michel Tanner
Non classé

Rencontre avec Michel Tanner

Le 27 Juin 2004
Article publié pour le numéro
Paul Emond-Couverture du Numéro 60 d'Alternatives ThéâtralesPaul Emond-Couverture du Numéro 60 d'Alternatives Théâtrales
60
Article fraîchement numérisée
Cet article rejoint tout juste nos archives. Notre équipe le relit actuellement pour vous offrir la même qualité que nos éditions papier. Pour soutenir ce travail minutieux, offrez-nous un café ☕

BRUNO DUBOIS : Paul Emond par­le de « com­pagnon­nage » pour définir votre rela­tion avec lui. Qu’en pensez-vous ? 

Michel Tan­ner : Je suis en total accord ; j’aimerais que la déf­i­ni­tion de com­pagnon­nage, mag­nifique démarche d’ar­ti­sans qui recherchent le chef-d’œu­vre sans le trou­ver, cor­re­sponde à ce que nous essayons de faire. Tout prati­cien qui pré­tend avoir un dis­cours se doit de porter sa parole en la partageant avec d’autres inter­venants. Ces com­pagnons por­tent des regards per­son­nels au ser­vice d’un tra­vail col­lec­tif, des regards plus ou moins impor­tants, mais avant tout des regards dif­férents. Chaque artiste doit pou­voir con­fron­ter son tra­vail au regard de l’autre, ce qui cor­re­spond, me sem­blet-il, au com­pagnon­nage. Les travaux que nous faisons ensem­ble, Paul Emond et moi, sont à chaque fois autres. Une lec­ture, une analyse, une dra­maturgie. J’ai autant de plaisir à lire un texte de Paul Emond que d’y tra­vailler plus inten­sé­ment. Paul m’en­voie tous ses textes, qu’ils me soient des­tinés ou non, et demande tou­jours ce que j’en pense sans que cela en mod­i­fie sa démarche. D’autre part, il ne manque jamais de voir un spec­ta­cle vivant dans lequel j’interviens directe­ment ou indi­recte­ment. Cela fait que nous nous con­nais­sons bien, que nous pou­vons nous par­ler sans pour cela être des clones, ce qui évidem­ment nierait toute démarche artis­tique. 

B. D.: Paul Emond par­le de cette acuité dans la lec­ture de GRINCEMENTS. 

M. T.: Dans ce cas d’espèce, nous pou­vons repren­dre ce que Paul Emond a dit et écrit sur mon tra­vail : je suis un lecteur ten­dan­cieux. Je revendique cette épithète et le fait de ren­dre comique une tragédie et trag­ique une comédie, n’empêche de dormir que les ten­ants du vieux théâtre. L’ex­em­ple de GRINCEMENTS est encore plus par­ti­c­uli­er puisque Paul l’a écrit pour moi. Nous nous retrou­vons dans notre pes­simisme, dans notre tristesse de voir le monde tel qu’il est, mais cela n’empêche pas le rire et l’enfantillage, domaines dans lesquels nous essayons d’être le plus sérieux pos­si­ble. Nous sommes donc, Paul et moi, des pes­simistes comiques, des grotesques, comme il le définit lui-même. 

B. D.: Cette notion du grotesque revient sou­vent dans vos dis­cours respec­tifs. Paul Emond m’avait cité une phrase que vous aviez dite : « Toute mod­estie gardée, je voudrais être à la mise en scène ce qu’Ot­to Dix est à Rem­brandt ». 

M. T.: J’au­rais mieux fait de ne jamais pronon­cer cette phrase. Elle est vrai­ment d’une pré­ten­tion sans borne. En réal­ité, la défor­ma­tion des choses pré­ten­dues immuables, la recon­nais­sance des maîtres, me paraît totale­ment futile. 

Süskind dans LA CONTREBASSE, Thomas Bern­hard dans MAÎTRES ANCIENS, Gas­ton Com­père dans ses MOMENTS MUSICAUX. me réjouis­sent lorsqu’ils tirent sans ver­gogne sur nos génies. Paul Emond est proche de cette démarche. Il peut en quelques mots désta­bilis­er un regard, une pen­sée de type clas­sique. Il refuse le quipro­quo, il ne pose que des sit­u­a­tions pos­si­bles dont il fait évoluer la réal­ité par la force du dia­logue. Le para­doxe est que tout le monde est représen­té sur scène et que per­son­ne ne veut se recon­naître. Cela n’empêche aucune­ment l’é­cho et dès lors, le grince­ment. Paul Emond provoque donc des rires grinçants. Le spec­ta­teur, à un cer­tain moment, se pose la ter­ri­ble ques­tion : « Bon sang, de quoi suis-je en train de rire ? ». Dès ce moment, le trag­ique com­mence, l’homme est face à lui-même, face à sa vie et à sa mort, inéluctable, immuable, rien d’autre n’est trag­ique. Dans son œuvre, jamais Paul Emond ne se prend au sérieux, il se prend tou­jours au trag­ique. Et que peut-on rêver de mieux pour un homme de théâtre ? D’autre part, les per­son­nages de Paul Emond, qu’ils soient théâ­traux ou romanesques, adressent des regards à l’Autre pour lui dire « tu n’existes pas» ; c’est un prob­lème méta­physique qui va à l’en­con­tre de toute la pen­sée exis­ten­tial­iste. La manière de le dire est prodigieuse. Son verbe est puis­sant mais surtout, il pose la tau­tolo­gie en ter­mes philosophiques. Pou­voir écrire avec une force de per­sua­sion peu com­mune : « C’est comme ça parce que c’est comme ça », avec une évi­dente sim­plic­ité, peu d’au­teurs peu­vent le faire. Quand Paul Emond écrit : « Un fils est un fils », il y a deux fils. Pour un autre écrivain, il n’y en aurait qu’un. 

B. D.: Pourquoi avoir com­mencé par com­man­der des adap­ta­tions plutôt que des textes orig­in­aux ? 

M.T.: De fait, le tra­vail de com­mande est très impor­tant pouf les rela­tions que nous entretenons Paul Emond et moi. La Province de Hain­aut et le Cen­tre Dra­ma­tique Hain­uy­er ont com­mandé une œuvre théâ­trale à Paul Emond. Nous avons reçu GRINCEMENTS. C’est égale­ment de la sorte qu’il a écrit sa pre­mière pièce de théâtre : LES PUPILLES DU TIGRE à la demande de Philippe Sireuil pour le Théâtre Varia. À ce moment-là, ne l’oublions pas, le C.D.H. avait déjà copro­duit l’œuvre. Nous nous sommes ensuite con­fron­tés au MARCHAND DE VENISE, grâce à Guy Pion et au Théâtre de l’Éveil. Nous avons tra­vail­lé ensem­ble sur SALLY MARA où j’ai fait la dra­maturgie pour le même Guy Pion. Tous ces artistes sont depuis lors, eux aus­si, devenus des com­pagnons.

LES BACCHANTES ont suivi quelques années plus tard, ma propo­si­tion de tra­vailler avec cinq actri­ces et des objets avait enchan­té Paul qui m’a pro­posé une adap­ta­tion à la fois totale­ment fidèle mais aus­si totale­ment faite pour moi et mes cinq bac­cha­ntes. 

La réponse à ces deman­des, tout en étant extrême­ment car­ac­téris­tique de la con­nais­sance qu’a Paul Emond de l’histoire du théâtre, des civil­i­sa­tions et des mœurs, laisse une énorme lib­erté aux prati­ciens et, je pense, aux spec­ta­teurs. Pour GRINCEMENTS, Paul, au fur et à mesure de l’évolution du texte, s’est dit que je serais sans doute Le plus proche de cette pen­sée sur le quo­ti­di­en et le grotesque. le reste est une ques­tion de pro­duc­tion. 

B. D.: N’est-il pas dif­fi­cile de mon­ter un texte si proche de son vécu ?

M. T.: Ce texte est proche du vécu de tout le monde mais ne peut en rien con­stituer une pièce auto­bi­ographique. Nous sommes tombés d’ac­cord sur ce texte parce qu’il résonne et qu’il est drôle. De toute façon, toute pièce de théâtre est « sim­ple­ment » une représen­ta­tion de l’u­nivers. Paul Emond écrit des textes sans lieu ni date, sans didas­calies et tra­verse ses dia­logues de fan­tômes. Chaque indi­vidu emon­di­en par­le de quelqu’un qui n’est pas là à quelqu’un qui est là et qui lui répond de même. 

Non classé
1
Partager
auteur
Écrit par Bruno Dubois
Bruno Dubois ani­me des ate­liers-théâtre en milieu sco­laire dans la province de Hain­aut.Plus d'info
Partagez vos réflexions...

Vous aimez nous lire ?

Aidez-nous à continuer l’aventure.

Votre soutien nous permet de poursuivre notre mission : financer nos auteur·ices, numériser nos archives, développer notre plateforme et maintenir notre indépendance éditoriale.
Chaque don compte pour faire vivre cette passion commune du théâtre.
Nous soutenir
Précédent
Suivant
Article publié
dans le numéro
Paul Emond-Couverture du Numéro 60 d'Alternatives Théâtrales
#60
mai 2025

Paul Emond

27 Juin 2004 — CLAIRE, BERTY, CHARLOTTE, elles sont trois femmes qui ont occupé — un peu, beaucoup — la scène de l'Histoire. Elles…

CLAIRE, BERTY, CHARLOTTE, elles sont trois femmes qui ont occupé — un peu, beau­coup — la scène de…

Par Jacques Dubois
Précédent
26 Juin 2004 — En 1994, Michèle Fabien écrit UNE LETTRE AUX ACTEURS ?IMPOSSIBLE !, lue à Bruxelles puis à Avignon par Janine Patrick…

En 1994, Michèle Fabi­en écrit UNE LETTRE AUX ACTEURS ?IMPOSSIBLE !, lue à Brux­elles puis à Avi­gnon par Janine Patrick qui, entre autres, avait créé JOCASTE. Quelques années plus tard, après une longue tra­ver­sée des…

Par Fabienne Verstraeten
La rédaction vous propose

Bonjour

Vous n'avez pas de compte?
Découvrez nos
formules d'abonnements

Mot de passe oublié ?
Mon panier
0
Ajouter un code promo
Sous-total