Presque un tableau : quelques croquis inspirés par le monde d’Emond
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Presque un tableau : quelques croquis inspirés par le monde d’Emond

Le 15 Juin 2004

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Paul Emond-Couverture du Numéro 60 d'Alternatives ThéâtralesPaul Emond-Couverture du Numéro 60 d'Alternatives Théâtrales
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« Quand l’homme essaie d’imag­in­er le Par­adis sur Terre,
ça fait tout de suite un Enfer très con­ven­able. »
Paul Claudel.

DANS LE MONDE « à l’en­vers » dans lequel je vis depuis quelques lus­tres, les livres de Paul Emond et les tableaux de Maja Polack­o­va ont d’emblée con­sti­tué pour moi des points d’an­crage, des repères et surtout une source et « une forme de bon­heur ». Dans les années qua­tre-vingts, j’ai quit­té la Roumanie et me suis retrou­vée en Bel­gique. « For­mi­da­ble expéri­ence », écrit Emond à pro­pos du séjour de trois ans qu’il a fait lui-même un peu plus tôt en Tché­coslo­vaquie, « que de débar­quer dans un pays incon­nu, où je ne con­nais­sais pra­tique­ment per­son­ne, dont je ne par­lais par les langues et dont l’étrangeté (au sens pre­mier de « ce qui vous est étranger ») m’é­tait redou­blée par le régime…» 

La lec­ture récente d’UNE FORME DU BONHEUR, d’où ces lignes sont extraites, m’a boulever­sée. J’ai retrou­vé dans un bas­cule­ment de miroir, dans un étrange dédou­ble­ment venu de l’autre sens, la tra­jec­toire d’une aven­ture fon­da­men­tale où le des­tin se ren­verse, d’un change­ment de cap com­plet en même temps que de sys­tème social : « Il me sem­blait être entré là dans un univers irréel et fasci­nant. C’é­tait véri­ta­ble­ment un autre monde et il suff­i­sait de pass­er la fron­tière alle­mande ou autrichi­enne pour l’éprouver de façon très physique. » 

Dans ce monde « irréel et fasci­nant » où je me suis brusque­ment retrou­vée, un de mes pre­miers « con­tacts » s’est avéré être Paul Emond. C’est Georges Banu, un ami de longue date, qui m’avait sug­géré de ren­con­tr­er « ce jeune écrivain qui écrit aus­si pour le théâtre ». Ma longue expéri­ence pro­fes­sion­nelle de cri­tique de théâtre m’avait fait ren­con­tr­er, dans dif­férents pays, pas mal d’écrivains, de Wesker et Pin­ter en Angleterre à Saül Bel­low, que j’ai ren­con­tré à Bucarest, ou Naz­im Hik­met à Moscou. Et pour­tant Emond m’a longtemps intimidé :il était ami­cal, sim­ple, mod­este, mais en même temps « intouch­able », énig­ma­tique, tou­jours con­finé dans un univers qui lui apparte­nait stricte­ment. Il m’a don­né des livres d’écrivains belges, des pièces et aus­si un cer­tain nom­bre de ses textes. C’est ain­si qu’en lisant son essai, LE THÉÂTRE ET LE FROID, j’ai brusque­ment com­pris qu’on aimait le même théûtre, qu’on pou­vait com­mu­ni­quer dans la même langue de signes et je crois avoir saisi du même coup le sens sym­bol­ique que prend le froid dans cer­taines de ses fic­tions. Plus encore, je me suis aus­si réjouie en voy­ant qu’il s’en­t­hou­si­as­mait pour un moment d’un spec­ta­cle évo­qué par Lioubi­mov dans sa biogra­phie et que j’avais vu à Moscou en jan­vi­er 1982 : à la fin des TROIS SŒURS, mon­té par le grand met­teur en scène russe, les murs de la salle s’ouvraient effec­tive­ment sur la rue enneigée… Puis j’ai lu la pièce radio­phonique d’Emond, GRAND FROID, et j’en ai admiré la beauté glacée, spec­trale ; j’ai fris­son­né en écoutant Le vio­loniste muet et, à tra­vers le vieux tramway jaune, j’ai revu la ville de ma jeunesse. 

J’ai aus­si décou­vert ses pièces, au fur et à mesure de leur créa­tion. Pour moi, l’étrangère, qui regarde donc de l’ex­térieur ces textes d’un écrivain qui affirme par ailleurs que « le mot cos­mopo­lite est un des plus beaux mots que je con­naisse », ce qui m’y frappe d’emblée, c’est leur enracin­e­ment, source foi­son­nante de leur orig­i­nal­ité. La topogra­phie dans laque­lle les per­son­nages se dépla­cent, leurs traits de car­ac­tère, leur lan­gage, leurs paroles, tics et pul­sions, m’apparaissent comme spé­ci­fique­ment et pleine­ment « belges ». À l’in­star des petits hommes russ­es « inutiles » de Tourgéniev ou de Tchekhov, du car­ac­tère septen­tri­on­al des per­son­nages d’Ib­sen ou Strind­berg ou de la « latinité » de ceux de Dario Fo, la col­oration typ­ique­ment belge des êtres qui peu­plent le théâtre de Paul Emond nour­rit leur human­ité touchante, suf­fo­quée dans sa pro­pre médi­ocrité, où tout un cha­cun, ici, peut se recon­naître … Pièce par pièce, l’écrivain con­stru­it ain­si son « monde » d’une façon imper­turbable en apposant une griffe recon­naiss­able entre toutes. 

Voici un monde apparem­ment « petit » mais avec d’im­menses pou­voirs d’ex­ten­sion ; un monde rem­pli de grandes super­fi­cies de réel, de solides plages de vérité, mais qui côtoient sans cesse les fron­tières de l’am­biguïté et débouchent toutes dans le rêve ou l’imagination. Ce monde a ses pro­pres lois, comme une hor­logerie cos­mique : on se meut dans un ter­rain banal, quel­conque, et soudain, on dérape dans un cauchemar, dans un rêve mys­térieux ;on se croit sur la terre ferme et, d’un coup, on est au milieu de sables mou­vants ; on marche sur la terre battue et brusque­ment on se retrou­ve au bord d’un gouf­fre béant et on risque d’y être pré­cip­ité, surtout si l’on se regarde dans un miroir ; à moins de se retrou­ver brusque­ment en enfer. C’est un monde où le fait d’en­tr­er dans un bistrot, de s’attarder dans une petite gare, voire de rêver dans son pro­pre lit, à côté de sa pro­pre femme, peut s’avér­er d’une bien grande impru­dence… Comme s’il valait mieux ne pas y rester et, pour vivre heureux, tout aban­don­ner et fuir chez les Touaregs ! « Incroy­able ! Neuf ans de mariage, trois enfants, une belle sit­u­a­tion ici à Brux­elles, aux Com­mu­nautés Européennes, tout. Puis d’un coup, dis­paru du batail­lon. on le retrou­ve chez les Touaregs. Habil­lé en Touareg. Vivant comme les Touaregs, tout. » (CAPRICES D’IMAGES) 

L’in­vis­i­ble, trop vis­i­ble

Dans ma bib­lio­thèque imag­i­naire, je pose cer­taines pièces d’Emond à côté des TROIS SŒURS ou de LA CERISAIE. D’un siè­cle à l’autre, d’une Russie d’an­tan à une Bel­gique de la fin de vingtième siè­cle, on retrou­ve le même malaise de l’être, des gens qui par­lent sans cesse sans rien faire d’autre, une quête et une attente d’autrui, des amours ratés, une ronde d’amoureux qui jamais ne font la paire. Ajoutons‑y un per­son­nage invis­i­ble sur scène mais qui ne cesse de hanter tel ou tel qui s’y trou­ve. 

Ce dernier point con­stitue même, chez Emond, un procédé dra­ma­tique forte­ment récur­rent. À com­mencer par l’ab­sence du père, dans une clas­sique équa­tion œdip­i­enne. Le père presque tou­jours « évac­ué », le père dont on ne par­le qu’avec mépris ; le père « tué », enfer­mé dans un cagibi et oublié là, voire sans doute assas­s­iné (LE ROYAL); le père, « un beau salaud », un « vio­leur » envoyé en taule (MALAGA); le père que l’on rêve d’ou­bli­er : « Je n’avais qu’un rêve, un seul rêve, depuis que j’é­tais petit enfant : que ce soit mon père qu’on oublie à la mai­son. Que ce soit moi qui parte avec ma mère à Ostende. » (INACCESSIBLES AMOURS); ce même père qui par­lait six langues, qui détes­tait les hauts talons de sa femme et qui s’est enfui finale­ment avec une négresse, non sans avoir offert à son fils la fameuse « servi­ette en peau de croc­o­dile », le seul cadeau qu’il lui ait fait de sa vie. (la servi­ette en peau de croc­o­dile, objet fétiche dans nom­bre de fic­tions emon­di­ennes). Fab­uleuse stat­ue du Com­man­deur, ce père, mais qui ne peut pour­tant rivalis­er avec la mère, avec toutes ces mères qui habitent les textes d’‘Emond, ces mères « cas­tra­tri­ces » comme dis­ent les psy­ch­an­a­lystes améri­cains, des mères « qui fouil­lent partout » et qui s’immiscent sub­rep­tice­ment dans la vie et le ménage de leurs fils. 

Car, bien sûr, ce n’est pas par hasard, qu’aus­si bien dans INACCESSIBLES AMOURS que dans MALAGA, la mère et l’épouse por­tent le même nom, vrai trans­fert d’i­den­tité. Mère haute­ment sym­bol­ique, celle de Cara­cala est la plus « vis­i­ble » partout et con­stam­ment, une « grande pré­ten­tieuse », avec sa col­lec­tion de souliers hauts talons, ses ver­rues, son cirage (noir!) répan­du sur le vis­age, vision abjecte et banale, per­son­nage grotesque et trag­ique, haï et adoré. N’est-ce pas aus­si à cause d’elle que Cara­cala, qui n’aime pas la viande, est devenu bouch­er ? « Le bouch­er, il a tou­jours à manger, comme dit ma mère ». Mais la mère de Lucien, la « vieille peau » qui se marie avec l’ex-fiancé sa belle-fille, ne vaut pas mieux. Per­son­nage caché au spec­ta­teur tout autant que le père, la mère sur­veille le cou­ple et ses déboires et ne cesse de hanter la parole des per­son­nages qui sont sut scène. 

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Écrit par Myra lossif-Fischmann
Myra los­sif-Fis­chmann a tra­vail­lé en Roumanie comme jour­nal­iste de théâtre. Elle vit depuis les années 1980 en Bel­gique.Plus d'info
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