Trois temps du théâtre d’intervention et quelques autres encore
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Trois temps du théâtre d’intervention et quelques autres encore

Le 27 Oct 2004
Article publié pour le numéro
Le théâtre dans l'espace social - Couverture du Numéro 83 d'Alternatives ThéâtralesLe théâtre dans l'espace social - Couverture du Numéro 83 d'Alternatives Théâtrales
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Le fil d’une recherche

Philippe Ivernel, Victoriaville, Québec, Juin 20041

AU LENDEMAIN DE MAI 68, com­ment ne pas ten­ter, sous l’inspiration des événe­ments, d’actualiser forte­ment notre tra­vail au sein du Lab­o­ra­toire des Arts du spec­ta­cle du CNRS ? Il nous parut néces­saire de rou­vrir la ques­tion du théâtre poli­tique, et ce, sous sa ver­sion sans doute la plus rad­i­cale, le théâtre d’intervention, qui ne relève pas de la représen­ta­tion insti­tuée. Ce théâtre mil­i­tant passe sou­vent par des modes de pro­duc­tion autoac­t­ifs et par une dif­fu­sion hors les murs. Pro­fes­sion­nels et ama­teurs — mélangés ou non — créent alors par impro­vi­sa­tion col­lec­tive, « en rela­tion dialec­tique avec les événe­ments soci­aux », selon une for­mule datant des années 1920. Bien des groupes de théâtre ont renoué, au cours des années 1970, avec cette tra­di­tion sub­ver­sive ou, plus exacte­ment, l’ont réin­ven­tée, car générale­ment ils étaient loin d’en con­naître l’existence.

Nous avons donc com­mencé, pour pren­dre un recul, par une étude des pra­tiques d’agit-prop qui con­nurent leur expan­sion durant les années 1920. Le THÉÂTRE D’AGIT-PROP DE 1917 À 1932 parut en 1977 aux Édi­tions L’âge d’homme La Cité : qua­tre vol­umes com­por­tant une antholo­gie de textes et une série d’études (où les exem­ples sovié­tiques et alle­mands fig­urent en bonne place). Ain­si ressur­gis­sait tout un courant disparu,englouti — musée ou promesse d’avenir ? Par­tant de là,il s’agissait de revenir au présent, qui engage bien davan­tage notre respon­s­abil­ité. Ce fut Le THÉÂTRE D’INTERVENTION DEPUIS 1968, deux vol­umes d’enquêtes et de témoignages pub­liés en 1983 par la même mai­son d’édition. Puis vient L’OUVRIER AU THÉÂTRE, DE 1871 À NOS JOURS (Cahiers théâtre Lou­vain, 1987) qui met­tait en débat la vision des années 1920 d’une classe ouvrière con­sciente et organ­isée, mon­tant sur la scène (jusqu’à pro­duire son pro­pre théâtre) pour don­ner à voir et à enten­dre les pro­grès de l’humain. Dans ce cadre, j’ai été amené, per­son­nelle­ment, à revenir aux orig­ines de la ques­tion cul­turelle dans la sociale-démoc­ra­tie alle­mande, car celle-ci, dès ses débuts dans la sec­onde moitié du dix-neu­vième siè­cle, amorce la réflex­ion sur une pra­tique pro­lé­tari­enne de la cul­ture. La prob­lé­ma­tique que nous avions esquis­sée en exhumant le théâtre d’intervention des années vingt s’annonçait donc his­torique­ment bien des décen­nies avant la révo­lu­tion sovié­tique et son Octo­bre théâ­tral. En France, nous n’avions rien décelé de com­pa­ra­ble dans les milieux social­isants au même moment (faute d’enquêtes plus sys­té­ma­tiques peut-être, en par­ti­c­uli­er sur les activ­ités artis­tiques des « Maisons du peu­ple », quand elles ont lais­sé des traces). En revanche la piste anar­chiste s’est révélée promet­teuse. De ce côté-là, bien des écrits théâ­traux n’avaient pas été recen­sés. Or, une fois rassem­blés, ils fai­saient appa­raître un courant inédit, mal repéré en tout cas, dans l’histoire du théâtre en France. Le théâtre de Louise Michel était oublié dans les archives, celui de Georges Darien éclip­sé par ses réc­its et ses mémoires, celui de Mir­beau, rarement asso­cié à l’anarchisme. Out­re ces trois grands noms, les auteurs que nous avons retenus pour con­stituer une antholo­gie (AU TEMPS DE L’ANARCHIE, UN THÉÂTRE DE COMBAT. 1880 – 1914. Textes choi­sis et présen­tés par Jon­ny Ebstein, Philippe Iver­nel, Monique Surel-Tupin et Sylvie Thomas, trois tomes, édi­tions Séguier/Archimbaud, 2001) sont soit des anar­chistes en vue comme Jean Grave, soit de mil­i­tants moins con­nus, voire anonymes, soit des écrivains qui ont sym­pa­thisé momen­tané­ment ou par­tielle­ment avec la cause. Jus­tice et Révolte sont les deux mots clés qui la résu­ment.

Au total, le théâtre d’intervention sort de l’ombre à trois moments vis­i­bles : à la fin du XIXe siè­cle, dans les années 1920 et dans l’après 68. La prise en compte de ces trois moments per­met une pre­mière éval­u­a­tion de l’étendue de ses con­tenus et de la plu­ral­ité de ses formes. Nous avons retenu cette appel­la­tion pour l’après 68 pré­cisé­ment, après avoir écarté le terme de théâtre mil­i­tant et celui de théâtre d’animation ; Théâtre mil­i­tant con­ve­nait sans doute bien pour les années 1920, dans la mesure où il sup­pose une pen­sée ou une pra­tique forte­ment déter­minée. Or l’après 68 est très diver­si­fié, et ne se réfère pas néces­saire­ment à un engage­ment par­tidaire ni à un courant idéologique pré­valant. Nous avons aus­si écarté théâtre d’animation, qui ne ren­voie pas d’emblée à une action de type social et poli­tique. La notion d’intervention, elle, ramène à Brecht, « ein­greifend­es Denken », pen­sée inter­venante ; de greifen, saisir, pren­dre, qui a don­né griffe en français. Soit un théâtre en prise, cher­chant à planter sa griffe dans le réel, par oppo­si­tion à un type de théâtre que l’on ver­rait flot­ter libre­ment dans les airs.

Un texte de Sartre, datant de 1946 et repub­lié dans le jour­nal Le Monde en 2000, fait relais entre les années 1920, 1968 et l’aujourd’hui. Il cherche à définir ce que veut dire « écrire pour l’époque », for­mule large s’il en est. Mais de cette for­mule large, Sartre donne une ver­sion par­ti­c­ulière­ment intense, que nous pou­vons vers­er au dossier du théâtre d’intervention. Écrire pour son époque (ou jouer pour elle, donc), c’est pour Sartre l’intersubjectivité conçue ou plutôt vécue comme l’envers dialec­tique de l’histoire, comme sa dou­blure. Au sein de l’époque, chaque parole, avant d’être un mot his­torique ou l’origine recon­nue d’un proces­sus social est d’abord une insulte, un appel ou un aveu. Les phénomènes économiques eux-mêmes avant d’être les caus­es his­toriques des boule­verse­ments soci­aux sont souf­ferts dans l’humiliation ou le dés­espoir. Les idées sont des out­ils ou des fuites. Les faits nais­sent de l’intersubjectivité et la boule­versent comme les émo­tions d’une âme indi­vidu­elle. Écrire pour l’époque, ce n’est pas la refléter pas­sive­ment, c’est vouloir la main­tenir ou la chang­er, donc la dépass­er vers l’avenir et c’est bien cet effort pour la chang­er qui nous installe le plus pro­fondé­ment en elle car elle ne se réduit jamais à l’ensemble mort des out­ils ou des cou­tumes, elle est en mou­ve­ment, elle se dépasse elle-même per­pétuelle­ment. Dans cette déon­tolo­gie, Sartre est prêt à se don­ner des buts mod­estes, il n’entend pas for­cé­ment par­ler au nom de l’histoire avec une majus­cule puisque, dit-il, vivre c’est prévoir à courte échéance et se débrouiller avec les moyens du bord. C’est, en somme, la ver­sion la plus mod­este du théâtre d’intervention et de l’effet qu’il peut pro­duire sur son pub­lic.

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Écrit par Philippe Ivernel
Philippe Iver­nel (1933 – 2016) était un chercheur, tra­duc­teur et uni­ver­si­taire français, spé­cial­iste recon­nu du théâtre alle­mand con­tem­po­rain. Pro­fesseur hon­o­raire...Plus d'info
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