Sortir de l’autisme
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Sortir de l’autisme

Entretien avec Joëlle Noguès et Giorgio Pupella, de la compagnie Pupella-Noguès

Le 1 Avr 2002
Article publié pour le numéro
Voix d'auteur et marionnettes -Couverture du Numéro 72 d'Alternatives ThéâtralesVoix d'auteur et marionnettes -Couverture du Numéro 72 d'Alternatives Théâtrales
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Eve­lyne Lecucq : Votre com­pag­nie vient de met­tre en scène La langue de l’ours de Michaël Glück. Qu’est-ce qui vous a attirés vers l’écriture si sin­gulière de cet auteur ?

Gior­gio Pupel­la : Avant de répon­dre, il est néces­saire de resituer le tra­vail de la com­pag­nie dans une démarche glob­ale, ini­tiée il y a plusieurs années.
Notre pre­mière rela­tion directe avec des auteurs s’est faite en Ital­ie, en 1987, avec Maria Jatosti et Francesco Pao­lo Mem­mo, deux poètes engagés dans le mou­ve­ment de la poésie ital­i­enne con­tem­po­raine. Se queste terre e questi mari… était un spec­ta­cle sur la mémoire d’un ter­ri­toire, à tra­vers les objets et les odeurs qui en font son iden­tité. Avec Maria et Pao­lo, nous avions inter­rogé les matières. Les poètes en avaient resti­tué des traces dans leurs textes, par­al­lèle­ment à notre recherche théâ­trale, et nous avions créé ensem­ble un spec­ta­cle déam­bu­la­toire dans un rap­port d’intimité avec le pub­lic. À tra­vers ce pre­mier échange, très riche, notre tra­vail a pris une dimen­sion qu’il n’était plus ques­tion d’abandonner.

E. L. : Qu’est-ce qui motive votre recherche de textes poé­tiques, non a pri­ori dra­ma­tiques ?

G. P. : Le désir de les enten­dre, les faire enten­dre et les faire réson­ner avec la matière. Les mots devi­en­nent des objets que l’on peut faire vibr­er et met­tre en écho, dans un espace scénique que nous n’imaginons pas sans mou­ve­ment. Une voix peut alors s’en empar­er, creuser dans le sonore comme nos mains s’emparent et creusent la matière. Et c’est dans cette réso­nance que le sens est inter­pel­lé.
En tant que mar­i­on­net­tistes — manip­u­la­teurs de matière ! (rires) — notre sen­si­bil­ité va vers un théâtre qui n’est pas con­stru­it sur le per­son­nage, mais qui serait plutôt un théâtre de voix, où le texte n’est plus con­sid­éré comme élé­ment hégé­monique d’un spec­ta­cle mais assim­ilé à une matière pre­mière.

Joëlle Noguès : L’acteur mar­i­on­net­tiste entre­tient alors une dou­ble rela­tion : d’une part entre son corps et sa voix, d’autre part entre son corps et l’objet. Dans cet espace « entre » se créent des réso­nances, des ten­sions dra­ma­tiques et des allé­gories ver­bales. Et l’objet « mar­i­on­net­tique » en prof­ite, en même temps, pour remet­tre en cause « l’incarnation » du texte.
La mar­i­on­nette, débar­rassée de l’enveloppe char­nelle du comé­di­en, trans­fig­ure la réal­ité pour restituer des sens mul­ti­ples et s’inscrire dans une dimen­sion poé­tique et mag­ique.

G. P. : Pour La langue de l’ours, au début, nous avions des matéri­aux, des esquiss­es, sur lesquels se sont gref­fés, au fur et à mesure que les ren­con­tres avec Michaël s’intensifiaient, d’autres textes, des excrois­sances, qui nous ont per­mis de cern­er dans son écri­t­ure le pas­sage de la mémoire indi­vidu­elle à la mémoire col­lec­tive, celle qui déter­mine nos engage­ments. Nous avons essayé de les struc­tur­er, les met­tre dans une posi­tion de question/réponse, qui puisse nous amen­er à l’écriture dra­ma­tique et ensuite à l’action scénique, comme si nous avions affaire d’abord au squelette d’un corps, pour accéder ensuite à la chair des émo­tions.

E. L. : Com­ment a pro­gressé votre tra­vail théâ­tral pour ten­ter de respecter la tonal­ité d’une voix cher­chant sa pro­pre langue ?

J. N. : Il a fal­lu créer un univers qui nous rame­nait à un état de fragilité, de pré­car­ité. La com­plex­ité de la mémoire et la dif­fi­culté à accepter ses sou­venirs se sont traduits en une frag­men­ta­tion du jeu, accé­dant ain­si à une émo­tion dés­in­car­née grâce à la mar­i­on­nette, pour ren­dre pos­si­ble un accès à la langue du poète. La com­plex­ité intérieure devait se trans­former en métaphore vivante et devenir réso­nance.
Par­al­lèle­ment au chem­ine­ment que nous fai­sions dans l’écriture (le pas­sage de la mémoire sin­gulière à la mémoire plurielle), se pro­dui­sait la méta­mor­phose de la mise en matière en jeu théâ­tral.
Tout au long du spec­ta­cle, face à l’oubli imposé, face à l’impossibilité de recon­stituer l’identité des noms et des vis­ages, les sou­venirs d’enfance devi­en­nent con­science, con­science du rap­port entre « je et le monde », ils devi­en­nent mémoire volon­taire comme affir­ma­tion et lutte con­tre l’oubli.
Dans ce Château — méta­physique — de la mémoire, les espaces de notre scéno­gra­phie (la Babel sus­pendue, la Machine du Ressasse­ment, la Soupe) se côtoient, se super­posent, dis­parais­sent, sem­blables au mou­ve­ment des sou­venirs. Sor­ties de boîtes bien rangées et numérotées, sus­pendues dans l’espace entre ciel et terre, accrochées au bruit des pier­res qui les main­ti­en­nent par­mi nous, les mar­i­on­nettes devi­en­nent ici un peu­ple. Elles appa­rais­sent, dis­parais­sent selon leurs pro­pres règles, pour devenir des inter­locu­teurs exigeants et se faire enten­dre. Faites de matières frag­iles — paille et papi­er noué —, elles évo­quent notre pro­pre pré­car­ité.
La lutte épique qui s’engage alors entre comé­di­ens et mar­i­on­nettes est leur pro­pre lutte pour sor­tir de leur « autisme ».
Ce jeu dis­tancé que nous impose la mar­i­on­nette nous per­met ain­si de « dire » cette mémoire douloureuse avec humour et ten­dresse.

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Écrit par Évelyne Lecucq
Évelyne Lecucq est jour­nal­iste et dirige Mû, pub­li­ca­tion consacrée à l’art de la mar­i­on­nette.Plus d'info
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Voix d'auteur et marionnettes -Couverture du Numéro 72 d'Alternatives Théâtrales
#72
avril 2002

Voix d’auteurs et marionnettes

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