L’art du théâtre doit s’ouvrir au flux de la vie qui lui reste étrangère. C’est la scène qu’il faut ouvrir, la scène comme espace pratique, matériel. Il ne s’agit plus d’y accueillir les objets du monde, ce sont les hommes qu’il faut y faire entrer. Non pas leur image mais leurs singularités et leurs groupes, en effet, vivants. Il faut ouvrir les scènes à la venue de ceux qui en sont bannis : les non-acteurs supposés, les non-artistes. Il y a sans doute place pour des spectacles professionnels jouant entre eux, admettons. Pas de raison de vouloir leur peau. Mais il faut ouvrir les scènes aux altérations de la vie externe, par 1’intrusion effective des vivants du dehors.
Denis Guénoun,
LE THÉÂTRE EST-IL NÉCESSAIRE ?
C’est dans cet esprit qu’auront lieu, en décembre 2004, les troisièmes Rencontres d’ateliers du Théâtre Océan Nord. Un événement bisannuel, au succès de plus en plus évident, et qui s’ouvre cette année à des projets à la fois de proximité, mais aussi à d’autres venus de France et de Pologne1. L’occasion aussi, comme chaque fois, de présenter au public le spectacle issu d’un atelier mène au théâtre Océan Nord, dont Isabelle Pousseur assure elle-même la mise en scène, en collaboration avec Rosa Gasquet et Amid Chakir.
Mais ces Rencontres sont surtout le moment de répondre ou plutôt de reformuler cette question de la place du théâtre dans son environnement social, de ceux qui le font et de ceux qui viennent le voir. Les Rencontres constituent un événement phare pour la visibilité que le théâtre tient et a toujours tenu à avoir dans le quartier. Situé depuis 1996 à deux pas du quartier Nord, dans une rue relativement hétérogène peuplée majoritairement de familles immigrées, le Théâtre Océan Nord ne s’est pas posé là par hasard.
Récit d’une aventure
En 1993, Isabelle Pousseur traversa une crise artistique, se sentant, malgré le succès de ses spectacles, séparée d’avec le public et la réalité. Elle voulait rompre avec un théâtre pratiqué pour des raisons fantasmatiques et personnelles où le metteur en scène se lance des défis artistiques un peu fous2, craignant de tomber dans un plaisir théâtral pur qui pouvait 1’éloigner d’un questionnement sur la place du théâtre dans la société d’aujourd’hui. Cette crise aboutit d’une part sur À CEUX QUI NAÎTRONS APRÈS NOUS (1994), spectacle qu’elle a vécu comme une réponse à cette question de la rencontre avec le réel. Une réponse non pas politique mais intime. Un spectacle limite : sans auteur, ni texte, ni mise en scène. Une espèce de promenade. De l’autre, sur la rédaction d’un projet d’atelier d’acteurs professionnels à Bruxelles et à Marseille, avec, déjà, 1’idée de faire un travail sur la ville et de toucher des adolescents. Ce projet n’a pas abouti alors, mais le désir est resté tenace.
À la fermeture de 1’Atelier Saint-Anne3, Isabelle Pousseur sent qu’elle n’a d’autre solution que d’ouvrir un lieu, et la nécessité de s’investir dans la direction de celui-ci, afin de pouvoir être responsable de la question du rapport au public et de faire des ateliers. En 1996, sa Compagnie trouve un lieu à Schaerbeek, faisant le choix réel de s’implanter dans un quartier défavorisé. Elle ne voulait pas partir de 1’idée de réaliser un travail politiquement correct, mais essayer de faire en sorte que la rencontre soit double. Ce sentiment que le réel lui échappait, Isabelle Pousseur espérait y répondre par ce travail d’atelier, tout en se demandant ce qu’elle pouvait, elle, apporter à des adolescents qui ne se destinaient pas spécialement à faire du théâtre. Les ateliers n’avaient pas pour but d’occuper les jeunes du quartier. Tout de suite, est apparue 1’idée de se servir d’outils professionnels, et la volonté d’avoir cette honnêteté-là : ce qu’elle pouvait leur apporter c’était son expérience de metteur en scène et de pédagogue4. Voilà donc le Théâtre Océan Nord parti à la rencontre du quartier via les associations, les groupes, afin de promotionner un atelier pour adolescents5. Isabelle Pousseur voulait travailler sur la question identitaire, espérant de la sorte toucher les jeunes de Schaerbeek : les faire interroger leur famille, etc., cherchant ainsi à continuer le travail entrepris sur À CEUX QUI NAÎTRONS APRÈS NOUS, avec des amateurs cette fois. Mais c’est un échec. Parce que l’adolescence n’est sans doute pas le moment de questionner 1’héritage, mais plutôt celui où 1’on rêve d’être quelqu’un d’autre et de se dégager de sa propre histoire. Échec aussi en ceci que 1’équipe ne parvint pas à garder les jeunes du quartier. Que fait un jeune homme habitué a être dans la frime face à 1’impudeur qui consiste à monter sur un plateau ? Enfin, le théâtre s’est trouvé confronté à un phénomène de groupe propre aux jeunes garçons du quartier, qui fait que si 1’un s’en va, tous le suivent.

