L’homme non-humain : mannequins, poupées et marionnettes dans le théâtre de Dario Fo

Entretien
Théâtre
Marionnettes
Parole d’artiste

L’homme non-humain : mannequins, poupées et marionnettes dans le théâtre de Dario Fo

Le 2 Nov 2000
Répétition de L’ITALIENNE À ALGER de Rossini, mise en scène Dario Fo, 1994, - Photo Roger Viollet.
Répétition de L’ITALIENNE À ALGER de Rossini, mise en scène Dario Fo, 1994, - Photo Roger Viollet.
Répétition de L’ITALIENNE À ALGER de Rossini, mise en scène Dario Fo, 1994, - Photo Roger Viollet.
Répétition de L’ITALIENNE À ALGER de Rossini, mise en scène Dario Fo, 1994, - Photo Roger Viollet.
Article publié pour le numéro
Le théâtre dédoublé-Couverture du Numéro 65-66 d'Alternatives ThéâtralesLe théâtre dédoublé-Couverture du Numéro 65-66 d'Alternatives Théâtrales
65 – 66
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Dans une inter­view bien con­nue, pub­liée notam­ment dans le THÉÂTRE DE L’ŒIL en 1984, Dario Fo déclare : « J’ai don­né pour la pre­mière fois de la valeur aux objets, aux masques, aux man­nequins. Puis nous avons util­isé des mar­i­on­nettes de scène en grand nom­bre. Depuis GRANDE PANTOMINA CON PUPAZZO (1968) en pas­sant par MORTE E RESURREZIONE DI UN PUPAZZO, IL FANFANI RAPITO, la mar­i­on­nette est tou­jours restée présente dans mes spec­ta­cles, à la fois énorme et tyran­nique. Ce qui a con­sti­tué une petite révo­lu­tion pour un cer­tain type de théâtre. »

Quelle est cette révolution et d’où vient-elle ?

Le man­nequin, la poupée ou la mar­i­on­nette ont en effet une longue his­toire au vingtième siè­cle et on a beau­coup écrit sur ce phénomène depuis le livre qui fait encore autorité de Lui­gi Alle­gri jusqu’aux travaux plus récents de Fran­co Carme­lo Gre­co. Comme le fou dans une pièce de théâtre, le man­nequin sur scène vaut pour, rem­place ou fait référence à l’acteur. Il n’a pas besoin de se con­former aux lois du réal­isme. Il peut incar­n­er une cri­tique, une satire, une pro­jec­tion de l’esprit, un rêve ou sim­ple­ment un appui scénique. Tout comme le tableau ou le dessin peu­vent représen­ter l’acteur sur un plan, le man­nequin le sculpte en trois dimen­sions, réal­ité sou­vent général­isée, établie, sans vis­age, inscrite dans les lim­ite du prosce­ni­um, aus­si ordi­naire que celle d’un man­nequin dans une vit­rine de mag­a­sin. Le moment cru­cial est sans doute celui où il fait face à l’acteur car le spec­ta­teur les met en regard directe­ment. Le man­nequin est tou­jours une réal­ité alter­na­tive, il représente un homme sans jamais en être un, il se fait pass­er pour un acteur, il a donc une dou­ble iden­tité prob­lé­ma­tique, établie et immuable, un fan­tasme hors du temps, un rêve sans vis­age.

Dans le théâtre de Dario Fo, les man­nequins, poupées, ou mar­i­on­nettes sont partout et ont des fonc­tions très divers­es depuis les mon­strueux man­nequins de GRANDE PANTOMIMA où une poupée géante qui représente le fas­cisme donne nais­sance à de plus petites incar­nant les insti­tu­tions de l’État, jusqu’à l’immense mar­i­on­nette squelet­tique cen­sée plonger dans l’imaginaire de l’auteur dans STORIA DI UN SOLDATO. On retrou­ve encore une mar­i­on­nette géante dans MORTE E RESURREZIONE DI UN PUPAZZO qui se moque de Togli­at­ti en ver­tu de sa taille même. Les mar­i­on­nettes peu­vent être à demi humaines (ou dou­ble­ment humaines) comme dans le fameux tour des nains à qua­tre mains de FANFANI RAPITO ou Saint Georges dans LA SIGNORA È DA BUTTARE. Le procédé théâ­tral casse alors le réal­isme de l’acteur nat­u­ral­iste en le défor­mant ou en miniatu- risant sa taille. L’effet est plus ou moins le même avec l’utilisation du masque.

La taille de la marionnette :
la première envolée hors du réalisme

Richard Sogliz­zo a résumé son expéri­ence du spec­ta­cle GRANDE PANTOMIMA en ces ter­mes : « Il y avait deux prin­ci­pales poupées géantes, l’une, haute de trois mètres avait une hor­ri­ble bouche en caoutchouc, tenait une matraque dans sa main droite et représen­tait la bour­geoisie, l’autre, un drag­on vert et blanc de près de neuf mètres de haut, sym­bol­i­sait les com­mu­nistes. La mar­i­on­nette qui sym­bol­i­sait la bour­geoisie était drapée dans une anci­enne tapis­serie, lui don­nant l’allure d’une allé­gorie moyenâgeuse. Fo a dess­iné et conçu tout le spec­ta­cle, il a peint lui même les immenses mar­i­on- nettes avec un grand soin. C’était une satire poli­tique qui par­lait de la lutte du pro­lé­tari­at et de la bour­geoisie, menée par l’entremise de ces mar­i­on­nettes manip­ulées par des acteurs ou bien grâce à des cordes ou à des tiges au vu du pub­lic. Ces vivantes métaphores, parce que per­pétuelle­ment sur scène, soulig­naient l’omniprésence de l’oppression. Les acteurs por­taient des masques qui sym­bol­i­saient la lutte entre le bien et le mal. Les masques étaient rapi­de­ment relevés sur le front quand il s’agissait de chang­er de per­son­nage, ou de pass­er de l’allégorique au lit­téral en révélant le vis­age des comé­di­ens. Les masques étaient inspirés de la comédie romaine ou de la com­me­dia dell’arte. Les mar­i­on­nettes ressem­blaient à des dessins de George Grosz, l’horreur en moins. [ … ] Au beau milieu des com­bats sur­gis­sait la très belle femme de Fo, Fran­ca Rame, en cos­tume de bain, accouchée d’une mar­i­on­nette, et se présen­tant elle-même comme une incar­na­tion du cap­i­tal­isme. Au même moment appa­rais­sait le drag­on, menaçant, et une autre mar­i­on­nette géante représen­tant l’ancien roi d’Italie, Vic­tor-Emmanuel, pous­sant le Cap­i­tal­isme devant le drag­on en dis­ant, qu’elle seule, ten­dre Cap­i­tal­isme, pou­vait sauver l’Italie des Bolcheviques. Et le drag­on, mal­gré ses gron­de­ments, tombait rapi­de­ment sous les charmes du Cap­i­tal­isme. […] Le Cap­i­tal­isme est en tous points sem­blable au fas­cisme, seul change le déguise­ment : l’oppression du pro­lé­tari­at con­tin­ue. »

Ain­si le sym­bole déshu­man­isé du mal est ironi- que­ment réhu­man­isé quand il accouche du Cap­i­tal­isme. Sa taille géante l’éloigne de notre expéri­ence, il par­o­die le com­porte­ment humain dans un but satirique. [ … ] Dario Fo a égale­ment sou­vent réduit et défor­mé la taille des mar­i­on­nettes en vue de pro­duire les mêmes effets ironiques, par exem­ple dans LA SIGNORA È DA BUTTARE, avec la fig­ure de Saint Georges, ain­si que dans FANFANI RAPITO, avec le nain à qua­tre mains – un nain créé par deux acteurs – qui tour­nait en ridicule le sujet por­traituré. […]

La mar­i­on­nette représente, en tant que vivante métaphore, une force poli­tique bonne ou mau­vaise, mais aus­si des fig­ures his­toriques qui ont existé. Des acteurs devi­en­nent mar­i­on­nettes en met­tant des masques. Les poupées sont manip­ulées à vue. Les vari­a­tions de taille visent à intro­duire une dimen­sion cri­tique. […]

La substitution surréaliste d’un acteur par une marionnette

Dans LE MÉDECIN VOLANT, un acteur danse avec sa bien-aimée qui est tan­tôt une mar­i­on­nette, tan­tôt une actrice pen­dant que Gros-René chante. La danse crée une illus­tra­tion en trois dimen­sions de la chan­son, chan­tée en ital­ien, mais repro­duite en français sur des pan­neaux de façon très brechti­enne. Les pan­neaux per­me­t­tent aus­si de mas­quer la sub­sti­tu­tion de la mar­i­on­nette par une comé­di­enne et vice-ver­sa. Dès que le spec­ta­teur a bien établi que la bien-aimée est une mar­i­on­nette, il se joue l’inverse : après la sub­sti­tu­tion l’actrice mime les mou­ve­ments de la mar­i­on­nette avant de s’en libér­er. L’universalité, la manip­u­la­tion, la célébra­tion de l’amour juvénile con­tre l’opposition des vieux : tous ces thèmes de la com­me­dia dell’arte se trou­vent exprimés dans cet épisode. Le final de la pièce utilise exacte­ment le même procédé, selon le scé­nario clas­sique du saut dans la cou­ver­ture représen­té par un célèbre tableau de Goya, et la dou­ble sub­sti­tu­tion d’un acteur par un man­nequin pro­duit le fris­son momen­tané de la mort quand la man­nequin s’écrase sur scène. Mais la résur­rec­tion se pro­duit peu après : l’acteur vient à nou­veau rem­plac­er le man­nequin.

Les implications symboliques de la marionnette scénique

Le man­nequin de l’État dans L’HISTOIRE DU SOLDAT est l’un des exem­ples où la mar­i­on­nette devient une sorte de lan­gage abstrait d’images. Con­traire­ment à ce qui se passe dans GRANDE PANTOMIMA, il ne donne pas nais­sance, mais est manip­ulé comme mar­i­on­nette par des per­son­nages qui cherchent à en pren­dre pos­ses­sion et à le con­trôler. Dans L’HISTOIRE DU SOLDAT, la mar­i­on­nette géante est action­née par un chœur d’acteurs, elle endosse une fonc­tion théâ­trale didac­tique et est néces­saire­ment manip­ulée à vue. Les liens entre l’acteur/la mar­i­on- nette/le demi man­nequin (l’acteur masqué) /l’acteur sym­bol­ique (quand il porte par exem­ple une mitre d’évêque) que l’on a vus à l’œuvre dans GRANDE PANTOMIMA sont ici con­stam­ment croisés par la mul­ti­plic­ité des tech­niques théâ­trales employées.

Ici entre en jeu la métaphore abstraite qui mise sur la capac­ité du pub­lic à lire des images qua­si abstraites. Le « pupaz­zone » n’est pas réal­iste. Il ressem­ble à un immense squelette et pour­rait avoir été inspiré d’un tableau d’Ensor. Ses impli­ca­tions sym­bol­iques sont claires pour le spec­ta­teur. Quand il s’effondre sous le coup d’une attaque ter­ror­iste et men­ace de bless­er le pub­lic, il est retenu par les fig­ures de l’ordre établi, des par­lemen­taires dis­posés en hémi­cy­cle – ce qui est haute­ment sym­bol­ique — dans une inter­ac­tion com­plexe d’images qua­si abstraites et d’actions semi-réal­istes. […]

L’utilisation de la marionnette comme expression d’un contrôle, d’une influence, d’une coercition

En réal­ité la mar­i­on­nette au théâtre exprime tou­jours le con­trôle d’une per­son­ne (ou d’une autorité) sur une autre. […] Dans la scène inti­t­ulée « le bal de la princesse », se joue une séquence de haute voltige mar­i­on­net­tique : on dirait que l’animation de la princesse a néces­sité l’utilisation de toutes les tech­niques théâ­trales pos­si­bles. La mar­i­on­nette manip­ulée par des tiges est testée, aban­don­née, on se sert alors d’une mar­i­on­nette
à fils. La suc­ces­sion des tech­niques mon­tre au pub­lic com­ment on s’y prend pour pren­dre entière­ment con­trôle d’une per­son­ne. Si une pre­mière stratégie de chan­tage échoue, utilisez-en une autre ! Dario Fo ajoute sa con­tri- bution per­son­nelle à la suc­ces­sion des tech­niques : à la fin, la mar­i­on­nette, libérée de la con­trainte, de la prison, dev­enue enfin un indi­vidu, rejette les fils qui la con­trô­lent et se met à danser. […]

On retrou­ve le même procédé dans L’ITALIENNE À ALGER de Rossi­ni, mais com­biné avec celui de la sub­sti­tu­tion : Haly est d’abord manip­ulée par les femmes du harem puis est rem­placée par une actrice grâce à ces mêmes femmes en une dou­ble pirou­ette qui retourne l’argument du con­trôle sex­uel.

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