« La crise, c’est moi. »

Non classé

« La crise, c’est moi. »

Le 29 Avr 2004
Porte de Brandebourg, Berlin 2000. Photo Andreas Rost.
Porte de Brandebourg, Berlin 2000. Photo Andreas Rost.
Porte de Brandebourg, Berlin 2000. Photo Andreas Rost.
Porte de Brandebourg, Berlin 2000. Photo Andreas Rost.
Article publié pour le numéro
Théâtre à Berlin-Couverture du Numéro 82 d'Alternatives ThéâtralesThéâtre à Berlin-Couverture du Numéro 82 d'Alternatives Théâtrales
82
Article fraîchement numérisée
Cet article rejoint tout juste nos archives. Notre équipe le relit actuellement pour vous offrir la même qualité que nos éditions papier. Pour soutenir ce travail minitieux, offrez-nous un café ☕

En temps de crises, on cherche volon­tiers des mod­èles. Et pen­dant longtemps, les pro­fes­sion­nels du théâtre français étaient con­va­in­cus que le théâtre alle­mand était extrême­ment riche, aus­si bien sur le plan des struc­tures, des insti­tu­tions que des sub­ven­tions. Il était devenu un refuge de la diver­sité théâ­trale qui avait de temps en temps ray­on­né jusque chez le voisin français. Aujourd’hui, les deux paysages théâ­traux se trou­vent con­fron­tés à une dis­cus­sion fon­da­men­tale sur les struc­tures en boule­verse­ment. Partout, on fustige le cul-de-sac dans lequel la poli­tique cul­turelle, mais aus­si des gens du théâtre eux-mêmes se sont enfon­cés après avoir ignoré pen­dant des décen­nies les prob­lèmes fon­da­men­taux – et pas seule­ment ceux de nature économique. Aus­si bien en France qu’en Alle­magne, les fonde­ments d’une sécu­rité artis­tique garantie par l’État sont mis en ques­tion. Et la ques­tion du rôle artis­tique du théâtre dans sa sig­ni­fi­ca­tion pour l’art et la société est reposée avec véhé­mence. S’il exis­tait une réponse, ou mieux encore toute une série de répons­es, le théâtre aurait déjà beau­coup gag­né. Mais ces répons­es ne pour­ront être trou­vées que si les con­di­tions de tra­vail struc­turelles sont définies d’une façon claire et pour une longue durée, et si chaque sub­ven­tion accordée au théâtre est con­sid­érée comme un investisse­ment dans un avenir artis­tique et social.

Du théâtre avec une histoire

Celui qui par­le d’avenir doit aus­si par­ler de l’histoire, et cela vaut par­ti­c­ulière­ment pour le théâtre alle­mand. Parce que le théâtre alle­mand est resté lié jusqu’à nos jours, d’une façon unique en son genre, à son passé sociopoli­tique. Les racines du pat­ri­moine théâ­tral actuel remon­tent loin au XVI­I­Ie siè­cle. À l’époque, la Cour française, Louis XIV et Ver­sailles éclairaient toute la cul­ture européenne et avaient donc des épigones ardents en Alle­magne. Il faut soulign­er qu’en ce temps-là, l’Allemagne se com­po­sait d’innombrables ter­ri­toires, la plu­part étant de petites prin­ci­pautés. Celles-ci, à l’image de la France, avaient leur pro­pre théâtre pour la société élé­gante de leur cour, alors que des troupes ambu­lantes jouaient sur les places des marchés et dans les rues des pièces plutôt impro­visées pour le peu­ple.
Ce ne fut qu’à la fin du XVI­I­Ie siè­cle que les deux formes de théâtre devaient se crois­er lorsque la bour­geoisie nais­sante des villes voulut se dis­tinguer par rap­port à l’aristocratie. Sous le nom de « théâtre nation­al », mal­gré – ou peut-être juste­ment à cause de – l’absence d’une véri­ta­ble nation alle­mande, des entre­pre­neurs privés dans des villes comme Ham­bourg, Berlin, Schw­erin ou Mannheim fondèrent les pre­miers bas­tions de leur nou­velle iden­tité. Le théâtre devint ain­si un élé­ment “iden­ti­taire de la cul­ture urbaine bour­geoise qui voulait se pro­fil­er face à l’élite aris­to­cra­tique. On con­stru­isit des théâtres d’une façon démon­stra­tive au cœur de la ville, de préférence autour de la place du marché : l’église, l’hôtel de ville et le théâtre, voici le tri­an­gle qui se retrou­ve encore sou­vent de nos jours au cœur des villes et qui prou­ve que le théâtre fut un moyen d’expression poli­tique d’une couche de la société, la bour­geoisie, pour se pro­fil­er. Les théâtres munic­i­paux et nationaux, qui font par­tie aujourd’hui de tous les paysages urbains de l’Allemagne, sont ancrés, dès ce moment-là, dans une inter­ac­tion entre fonc­tion sociale et reven­di­ca­tion poli­tique.

À la fin de la Pre­mière Guerre mon­di­ale et du sys­tème féo­dal, les théâtres de cour sont nation­al­isés. Quelques années plus tard, l’État et les com­munes doivent égale­ment pren­dre en charge les théâtres munic­i­paux qui avaient été financés jusqu’alors par le privé – la crise économique mon­di­ale et l’inflation avaient entraîné la ban­quer­oute des entre­pris­es cul­turelles. Dès la prise du pou­voir, en 1933, par les nationaux-social­istes, les théâtres sont regroupés dans la « Cham­bre des théâtres du Reich » et sont donc soumis au con­trôle du Min­istère de la Pro­pa­gande. L’expulsion, la fuite, la per­sé­cu­tion poli­tique et les meurtres anti­sémites d’importants penseurs et artistes con­duisent à un appau­vrisse­ment dans tous les domaines, y com­pris dans le domaine théâ­tral. Mais mal­gré tout, on con­tin­ue à jouer. Ce n’est que suite aux ten­sions et aux pertes causées par la guerre que la pro­pa­gande nazie décide que le film est un moyen plus effi­cace d’influencer la pop­u­la­tion. Et pour­tant, ce n’est qu’un an avant la fin de la guerre que l’on fer­mera les théâtres.

Dans l’Allemagne aux deux États, Berlin perd le statut et le ray­on­nement de métro­pole cul­turelle inter­na­tionale qu’elle fut durant les « folles » années vingt. Mais dès la fin de la guerre, dans toutes les zones d’occupation, on rou­vre les théâtres, sur base des fonde­ments juridiques et insti­tu­tion­nels de la République de Weimar. Les Alle­mands se pré­cip­i­tent lit­térale­ment au théâtre : à l’Est et à l’Ouest, l’offre et l’accueil du pub­lic explosent. En RDA, avec son organ­i­sa­tion cen­tral­isatrice, les théâtres sont divisés en trois caté­gories ( avec des sub­ven­tions éch­e­lon­nées), mais il y en aura même dans les plus petites com­munes qui ne com­pren­nent que 20 000 habi­tants. Ce réseau très étroit de théâtres nationaux, unique en Europe, démon­tre quelle impor­tance la RDA attribua au domaine théâ­tral, aus­si dans la con­sci­en­ti­sa­tion poli­tique.
Des théâtres privés ou des com­pag­nies indépen­dantes n’étaient toute­fois pas admis, alors que ces théâtres auraient aus­si eu leur clien­tèle dans un pays où le théâtre avait un pub­lic large et très atten­tif. La République fédérale alle­mande par con­tre con­fère, par la Loi fon­da­men­tale de 1949, les affaires cul­turelles aux autorités des Län­der. Même les « théâtres nationaux »

Porte de Brandebourg, Berlin 2000. Photo Andreas Rost.
Porte de Bran­de­bourg, Berlin 2000. Pho­to Andreas Rost.

(anci­en­nement les théâtres des cours) ne sont plus financés que pour une infime par­tie par le gou­verne­ment fédéral. Les autorités com­pé­tentes pour les trois types de théâtre insti­tu­tion­nels, les théâtres nationaux, munic­i­paux et provin­ci­aux ( Lan­desthe­ater ) sont les com­munes qui, elles, sont financées en par­tie par les Län­der respec­tifs. En Alle­magne de l’Ouest aus­si, les insti­tu­tions théâ­trales cou­vrent tout le pays d’une façon décen­tral­isée et, à la suite de la poli­ti­sa­tion de l’art et de la cul­ture dans les années 70, on voit s’y ajouter toute une série de théâtres indépen­dants, « alter­nat­ifs ». Les deux États alle­mands ont donc élar­gi et soigné leur paysage théâ­tral et là où ils se ren­con­traient, à savoir à Berlin, nais­sait une sit­u­a­tion très pro­duc­tive de con­cur­rence. La cap­i­tale divisée ( de l’Est) et l’îlot ( Berlin-Ouest) étaient les « vit­rines » des pays respec­tifs sur le plan artis­tique et cul­turel. La plu­part des théâtres impor­tants se trou­vent toute­fois dans la par­tie Est de la ville et pro­posent des stim­u­la­tions impor­tantes, pour l’Ouest égale­ment. Au cours des années, il y aura même un échange impor­tant lorsque des artistes de la RDA passent ponctuelle­ment les fron­tières ( Bertolt Brecht, plus tard Hein­er Müller) ou lorsqu’ils émi­grent défini­tive­ment à l’Ouest et y lais­sent des mar­ques indélé­biles ( Karge/ Lang­hoff, Einar Schleef, etc.).

L’Allemagne réu­nifiée ne pour­ra plus vrai­ment se réjouir de cette richesse théâ­trale : d’abord, comme dans beau­coup d’autres domaines, les théâtres de la RDA doivent s’adapter aux règle­ments de l’Allemagne de l’Ouest ( y com­pris pour les con­ven­tions col­lec­tives extrême­ment coû­teuses). Mais surtout, on se rend très vite compte que face à la sit­u­a­tion économique générale plus dif­fi­cile et aux caiss­es vides des com­munes, on ne peut ou ne veut plus se per­me­t­tre d’avoir autant de théâtres. Depuis lors, la crise struc­turelle est évi­dente et, sous la pres­sion économique, le théâtre alle­mand dans sa total­ité se trou­ve con­fron­té au « piège de la légiti­ma­tion ».

Les ensembles sous forme de grandes entreprises ou un théâtre comme collectif de vie

La devise de Frank Cas­torf à la Volks­bühne de Berlin fut en 1993 : « Ne pas tout miser en un tour de main sur Coca-Cola ». Par­mi les artistes de la RDA, il ne fut pas le seul – mais prob­a­ble­ment celui qui réus­sit le mieux – à pren­dre par­ti pour l’Est de l’Allemagne. La pre­mière chose que la Volks­bühne exigea, c’est de laiss­er à celle-ci un peu de temps pour per­me­t­tre une prise de con­science des rup­tures que la chute du Mur avait provo­quées
dans les biogra­phies, dans les pen­sées et dans la vie quo­ti­di­enne des anciens citoyens de la RDA, et peut-être pour per­me­t­tre de les aider à les assumer. Car la pres­sion économique s’est fait sen­tir, depuis la réu­ni­fi­ca­tion, dans tous les domaines publics et privés. Et il est évi­dent que face à cette sit­u­a­tion, les théâtres des nou­veaux Län­der ont été con­fron­tés à d’énormes prob­lèmes, aus­si bien d’ordre interne que par rap­port à leur pub­lic.

Aujourd’hui, il existe en Alle­magne 151 théâtres nationaux et munic­i­paux qui sont financés par les deniers publics. Ils engloutis­sent la par­tie la plus impor­tante des sub­ven­tions de théâtre qui se mon­tent glob­ale­ment à 2,1 mil­liards d’euros. À peine 10 % vont à des théâtres privés et à d’autres scènes indépen­dantes qui co-pro­dui- sent ou invi­tent des spec­ta­cles en tournée. Par con­tre, dans les théâtres nationaux et munic­i­paux, les mis­es en scène sont pro­duites par les ensem­bles locaux et financées par eux-mêmes. Bien que pour des raisons économiques, on ait déjà essayé d’ébranler le sys­tème, ces maisons fonc­tion­nent jusqu’à présent avec plusieurs branch­es d’activités, c’est-à-dire qu’elles pos­sè­dent dif­férents ensem­bles de théâtre, de danse et de musique ( un bal­let, un chœur, un orchestre). Ce sys­tème des ensem­bles fix­es est une spé­ci­ficité du théâtre alle­mand qui per­met, d’un côté, un tra­vail et un fonc­tion­nement bien spé­ci­fiques, mais qui implique, d’autre part, le dilemme d’avoir à gér­er beau­coup de per­son­nel. À l’échelle de la Répu- blique fédérale, le théâtre alle­mand est une « grande entre­prise » qui emploie env­i­ron 40 000 salariés. Plus de 80 % du bud­get d’un théâtre sont engloutis par les coûts salari­aux – encore faut-il pré­cis­er que le per­son­nel artis­tique est rel­a­tive­ment peu nom­breux par rap­port aux tech­ni­ciens et à l’administration. Dans beau­coup de cas, il s’agit de con­trats à longue durée, et dans les anciens théâtres de l’Est, ce sont sou­vent des con­trats à vie. Dans ce domaine, le col­lec­tif de théâtre était un mod­èle de vie et de pro­duc­tion idéales et donc néces­saire­ment fondé sur la durée. Ain­si, à l’Est comme à l’Ouest, se sont for­més des ensem­bles qui com­por­taient non seule­ment des acteurs fix­es, mais aus­si leurs pro­pres dra­maturges et met­teurs en scène. Certes, les façons de tra­vailler sont déter­minées par la com­po­si­tion des dif­férentes troupes, car tout acteur a envie d’être sur les planch­es, mais il faut aus­si éviter de for­mer trop de stars si l’on ne veut pas détéri­or­er com­plète­ment le cli­mat de tra­vail. Mais surtout, que ce soit dans l’harmonie ou dans une con­fronta­tion ( pro­duc­tive), des rela­tions de tra­vail à long terme se nouent avec les met­teurs en scène et l’on crée ensem­ble un pro­fil, qui se traduit non seule­ment par le choix des auteurs et des textes ( que la dra­maturgie déter­mine sou­vent) et par la griffe de cer­tains met­teurs en scène, mais aux­quels l’acteur prête son vis­age, dans le vrai sens du terme : car avec le temps, le pub­lic apprend à con­naître « ses » acteurs, qu’il suit pen­dant la sai­son et durant des années dans dif­férents rôles. Un vis­age qui revient, un style qu’on con­naît, une évo­lu­tion qu’on peut partager – et un « vieil­lisse­ment » com­mun : ce sont des élé­ments iden­ti­taires d’un théâtre qui ne cherche plus vrai­ment une iden­ti­fi­ca­tion sur le plan esthé­tique.

La logique du programme de saison – pour quel public ?

On appelle cela : ancrage local. On fidélise ain­si le pub­lic. Le théâtre alle­mand a ven­du jusqu’il y a peu plus de la moitié de ses tick­ets à des abon­nés indi­vidu­els ou de groupe (des asso­ci­a­tions qui achè­tent un con­tin­gent de tick­ets et les répar­tis­sent par­mi leurs mem­bres). Dans les deux cas, les spec­ta­teurs prof­i­tent de con­di­tions favor­ables, mais apparem­ment les jeunes spec­ta­teurs ont changé d’habitudes. Comme pour le ciné­ma, on décide à la dernière minute, juste avant la fer­me­ture de la caisse, d’aller au théâtre. Car même dans les petites villes, l’offre cul­turelle s’est beau­coup diver­si­fiée pour le « citoyen des médias » et la con­cur­rence se fait sen­tir, d’autant que dans des grandes villes comme Berlin, Ham­bourg, Munich, etc., beau­coup de théâtres cherchent à attir­er l’attention du spec­ta­teur. Après une chute très sen­si­ble du nom­bre de spec­ta­teurs dans les années 70, les sta­tis­tiques de fréquen­ta­tion sont restées rel­a­tive­ment sta­bles depuis avec env­i­ron 20 mil­lions de spec­ta­teurs par sai­son. L’époque après la chute du Mur était toute­fois dif­fi­cile pour les théâtres à l’Est, parce qu’elle appor­tait non seule­ment de nou­velles habi­tudes télévi­suelles et de nou­velles pos­si­bil­ités de loisirs à ses citoyens, mais égale­ment parce qu’elle avait entraîné de sérieux prob­lèmes soci­aux et du chô­mage. Les habi­tants de villes comme Francfort/ Oder ou Halle par­taient en grand nom­bre vers l’Ouest ou les grandes villes, dans la plu­part des cas pour des raisons économiques. Par­mi eux, il y avait beau­coup de gens de cette couche sociale cul­tivée qui avait fréquen­té les théâtres.

Un ensem­ble qui joue pen­dant l’année dans un lieu, pour une cer­taine ville, ne fidélise pas seule­ment le pub­lic, mais sou­tient aus­si cer­taines straté­gies de pro­gramme. Pour com­mencer, dans les théâtres alle­mands, le rideau se lève six fois par semaine pen­dant les dix mois de la sai­son, et des représen­ta­tions ont lieu sou­vent sur plusieurs scènes à la fois à tra­vers la pra­tique du théâtre de réper­toire. Ce qui veut dire que tous les jours il y a une autre représen­ta­tion, le décor est démon­té et remon­té, on alterne en très peu de temps entre le clas­sique et le con­tem­po­rain avec des mis­es en scène très dif­férentes. Par sai­son, on compte jusqu’à vingt pro­duc­tions pro­pres de la mai­son. Il est vrai que le théâtre de réper­toire rend pra­tique­ment impos­si­ble d’accueillir des mis­es en scène de l’extérieur ou de par­tir en tournée : il n’y a pas de bud­get pour la pre­mière vari­ante, et une tournée n’est pas pos­si­ble parce que tous les acteurs, les dra­maturges et les tech­ni­ciens sont occupés pra­tique­ment tous les jours dans le théâtre lui-même. On per­met en général des répéti­tions de six à huit semaines par pro­duc­tion et, si elle a du suc­cès, elle reste par­fois plusieurs saisons au pro­gramme. Pour un acteur, cela sig­ni­fie qu’il tra­vaille par­al­lèle­ment


Check­point Char­lie, Berlin. Pho­toPeterThieme.

plusieurs rôles, qu’il répète le matin avec un met­teur en scène et qu’il joue le soir un autre rôle. Mais cela sig­ni­fie aus­si que l’acteur apprend à embrass­er toute l’étendue de la lit­téra­ture de théâtre et acquiert des expéri­ences de tra­vail très diver­si­fiées lorsqu’il débute. C’est la même chose pour les met­teurs en scène qui sont inclus dans le sys­tème comme « artistes asso­ciés » ou comme met­teurs en scène invités. Il n’y a pas d’autres pays où les théâtres pro­posent autant de pos­si­bil­ités de tra­vail rel­a­tive­ment sûres une fois qu’on est « admis » dans les ensem­bles des théâtres munic­i­paux. À moins de béné­fici­er de la répu­ta­tion de star, les met­teurs en scène ne sont toute­fois pas tou­jours tout à fait libres dans leur choix des pièces et des sujets, ain­si que pour le choix des acteurs.

Car le pro­gramme de la sai­son d’un théâtre alle­mand est d’abord élaboré par le dra­maturge. À tra­vers tout le pays, on trou­ve le même sché­ma selon lequel les pièces sont choisies : un tiers d’auteurs clas­siques, un tiers d’auteurs clas­siques mod­ernes, un tiers de textes con­tem­po­rains ( ce qui a don­né, en chiffres abso­lus pour la sai­son 2001 / 2002, env­i­ron 5 800 mis­es en scène de presque 2 500 pièces dif­férentes). Ce ne fut qu’au milieu des années 90 que l’intérêt pour des auteurs vivants a aug­men­té de manière sen­si­ble, après une phase d’interprétation rad­i­cale des clas­siques. Con­traire­ment aux usages en France, les textes de ces auteurs sont sou­vent non seule­ment mon­tés en créa­tion mon­di­ale, mais aus­si joués après dans dif­férentes mis­es en scène. Grâce à cer­taines vagues « à la mode » que l’on retrou­ve régulière­ment dans le sys­tème alle­mand, cer­tains auteurs et cer­taines pièces se sont fait con­naître d’un coup puisqu’ils étaient mon­tés par des met­teurs en scène très dif­férents sur plusieurs scènes à la fois. Il faut ajouter à cela qu’aujourd’hui toute une série d’hommes de théâtre pro­duisent aus­si leurs pro­pres textes qui, par­fois, ne sont que des col­lages de textes, qu’ils mon­tent ensuite eux- mêmes, ce qui du reste n’est pas inhab­ituel en France. On adapte aus­si volon­tiers de nos jours des scé­nar­ios de films ou des romans. De tels pro­jets, pour lesquels la Volks­bühne a créé une cer­taine ten­dance esthé­tique que beau­coup d’autres ten­tent d’imiter, s’intègrent très bien dans les grandes lignes thé­ma­tiques que beau­coup de pro­gram­ma­teurs de sai­son ont choisies pour devise.
Car la ten­dance des dernières années, c’est non seule­ment d’établir dans chaque sai­son des trans­ver­sal­ités entre les dif­férentes mis­es en scène, mais aus­si de plus en plus sou­vent de repren­dre cer­tains dis­cours socio-philosophiques. C’est le con­tenu qui prime sur l’esthétique qui doit rester assez var­iée pour que le théâtre munic­i­pal alle­mand puisse répon­dre aux attentes du pub­lic, sou­vent for­mulées avec véhé­mence : il faut qu’il y ait quelque chose pour tous les goûts et surtout pour celui des abon­nés. C’est là que le bât blesse dans beau­coup de théâtres munic­i­paux, car beau­coup de directeurs pensent ne pas pou­voir se per­me­t­tre des exer­ci­ces esthé­tiques sur la corde raide.
Les nou­velles ten­dances artis­tiques nais­sent donc sou­vent en dehors du sys­tème, dans les insti­tu­tions mar­ginales ( les théâtres « libres ») ou on les expéri­mente dans les fes­ti­vals. C’est d’ailleurs seule­ment là, le « Hebbel- The­ater / Hebbel am Ufer » de Berlin mis à part, que l’on a la pos­si­bil­ité en Alle­magne de voir des per­son­nal­ités de théâtre inter­na­tionales. Mais puisque le théâtre doit égale­ment dévelop­per des straté­gies de marché pour trou­ver son pub­lic, il absorbe tout ce qui se trou­ve comme jeunes et nou­veaux tal­ents, peu importe où ceux-ci trou­vent leur pre­mier suc­cès ( con­crète­ment : il faut que la presse en par­le ). Tout ce qui est « jeune et frais » est porté aux nues pour l’instant, tout au moins par la presse, même si des « vieux servi­teurs » du théâtre ne peu­vent pas être relevés aus­si facile­ment.

Le plus grand prob­lème du théâtre alle­mand d’aujourd’hui, ce n’est peut-être pas le manque de créa­tiv­ité artis­tique que l’on appréciera avec nuances, en fonc­tion de sa diver­sité. Ce qui prime actuelle­ment dans la dis­cus­sion sur la crise du théâtre, c’est la chas­se au pub­lic et le débat sur la poli­tique cul­turelle qui crée de fauss­es con­traintes de légiti­ma­tion pour les théâtres. Le sys­tème tra­di­tion­nel souf­fre d’une nou­velle com­po­si­tion de la société qui con­somme la cul­ture et qui est moins poussée que l’ancienne bour­geoisie cul­tivée par la recherche d’idéaux intel­lectuels et la con­science de faire par­tie d’une élite. Le théâtre n’a plus la fonc­tion de guide.
Les dis­cus­sions impor­tantes sur la société sont menées de nos jours aus­si sur les écrans de ciné­ma et de la télévi­sion.

Post­damer Platz, Berlin. Pho­to David Baltzer.
Pourquoi la crise ne s’arrête jamais

La réduc­tion de sub­ven­tions, qui a entraîné ces dernières années des fer­me­tures de théâtre et des fusions ou des sup­pres­sions de cer­taines branch­es d’activités, est bien un signe, mais pas la seule rai­son de la crise.
Ce qui est envi­able dans le théâtre alle­mand, c’est sa grande « richesse » en struc­tures haute­ment pro­fes­sion­nal­isées dont il dis­po­sait jusqu’à présent et qui con­tin­ue d’exister d’une façon rel­a­tive­ment naturelle ; mais égale- ment son rôle de pili­er dans le monde cul­turel et social, ce qui le fait con­sid­ér­er comme « impor­tant » jusqu’à nos jours. C’est ain­si qu’on arrive à expli­quer com­ment les États alle­mands de l’Est et de l’Ouest ont réus­si à répon­dre aux besoins de base en théâtre de toute une pop­u­la­tion. Mais dans les années à venir, les buts d’une « édu­ca­tion morale » ou d’un pro­grès idéologique et poli­tique ne fer­ont plus vrai­ment par­tie des réflex­ions. Car la société post­mod­erne n’a pas seule­ment gal­vaudé les utopies, elle a telle­ment mul­ti­plié les valeurs et les expéri­ences que l’art ne peut plus se revendi­quer d’aucun hori­zon com­mun en valeurs intel­lectuelles et exis­ten­tielles. Et les his­toires dans le théâtre ne peu­vent plus réduire à un dénom­i­na­teur com­mun les con­cep­tions et les expéri­ences. Car cela voudrait dire qu’il existe un mod­èle exis­ten­tiel, un idéal. Et un lan­gage com­mun pour en par­ler.

Mais le théâtre ne dis­pose même plus de ces repères sans se met­tre en doute lui-même, et il s’éloigne ain­si du geste lit­téraire. Par con­tre, les mythes triv­i­aux du quo­ti­di­en pénètrent dans le monde théâ­tral qui cherche un nou­v­el enracin­e­ment en absorbant les phénomènes pop­u­laires – dans le domaine musi­cal, ciné­matographique, mais aus­si dans cer­taines représen­ta­tions du corps et des asso­ci­a­tions d’idées. Et il est obligé de se chercher à chaque fois un nou­veau lan­gage pour toutes ces « sources d’inspiration » dans le monde médi­a­tique et artis­tique. Et dans le théâtre alle­mand surtout, un lan­gage qui inter­vient dans les débats con­tem­po­rains. Le spé­cial­iste du théâtre Andrzej Wirth le for­mule ain­si :
« Ce dont le théâtre dans notre pays a besoin ne peut être observé qu’à l’extérieur du théâtre ». La recherche et l’observation des réal­ités à l’extérieur con­duit alors à un « réal­isme engagé » ( d’un Thomas Oster­meier), ou à « l’éclectisme for­cé » d’un Frank Cas­torf qui veut « se bat­tre » à sa façon avec la vie quo­ti­di­enne. Mais comme, de nos jours, les réal­ités sociales con­duisent plutôt à des craintes qu’à des cer­ti­tudes, cette crise pénètre évidem­ment aus­si dans le théâtre, et cela bien au-delà de la dis­cus­sion struc­turelle. Qu’il con­tin­ue donc à crier d’une manière bien théâ­trale : « La crise, c’est moi ». Il doit sim­ple­ment se décider, en Alle­magne comme ailleurs, entre le nom­bril­isme auto­suff­isant ou la ten­ta­tive d’aborder la ques­tion un peu plus com­plexe de savoir com­ment s’entrecroisent les visions du monde et du moi.

Non classé
8
Partager
Barbara Engelhardt
Barbara Engelhardt est critique de théâtre et éditrice. Après avoir dirigé la revue Theater der...Plus d'info
Partagez vos réflexions...

Vous avez aimé cet article?

Aidez-nous a en concocter d'autres

Avec votre soutien, nous pourrons continuer à produire d'autres articles de qualité accessibles à tous.
Faites un don pour soutenir notre travail
Soutenez-nous
Chaque contribution, même petite, fait une grande différence. Merci pour votre générosité !
La rédaction vous propose
Mon panier
0
Ajouter un code promo
Sous-total

 
Artistes
Institutions

Bonjour

Vous n'avez pas de compte?
Découvrez nos
formules d'abonnements