Jeux de miroirs

Jeux de miroirs

Entretien avec Roman Paska

Le 13 Nov 2000
ARDEN/ARDENNES, mise en scène Roman Paska, septembre 2000. Photo Christophe Loiseau.
ARDEN/ARDENNES, mise en scène Roman Paska, septembre 2000. Photo Christophe Loiseau.

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ARDEN/ARDENNES, mise en scène Roman Paska, septembre 2000. Photo Christophe Loiseau.
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Article publié pour le numéro
Le théâtre dédoublé-Couverture du Numéro 65-66 d'Alternatives ThéâtralesLe théâtre dédoublé-Couverture du Numéro 65-66 d'Alternatives Théâtrales
65 – 66
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Eve­lyne Lecucq : Depuis une ving­taine d’années, ton tra­vail de créa­teur alterne entre des spec­ta­cles exclu­ant qua­si­ment toute parole for­mulée et des spec­ta­cles basés sur des textes impor­tants de la cul­ture occi­den­tale que tu t’appropries pour en don­ner non pas une vision per­son­nelle mais ce que j’appellerais une rêver­ie. Qu’est-ce qui t’amène à pren­dre un par­ti plutôt qu’un autre ?

Roman Pas­ka : Effec­tive­ment, j’ai deux façons plus ou moins par­al­lèles d’approcher la mise en scène. Dans la pre­mière je me posi­tionne comme l’auteur du texte ini­tial du spec­ta­cle en con­sid­érant que tout le proces­sus de la créa­tion fait par­tie de l’écriture, y com­pris les dessins, les sculp­tures, les impro­vi­sa­tions, etc.; et où les couleurs des cos­tumes, par exem­ple, ont une valeur équiv­a­lente à celle des phras­es énon­cées. Cette démarche se rap­proche de celle d’un pein­tre, peut-être. Pour moi, la pra­tique du théâtre de mar­i­on­nettes s’est tou­jours située entre l’art visuel et le théâtre au sens clas­sique.

J’emploie cette façon de procéder surtout pour mes spec­ta­cles en soliste, parce qu’ils offrent une lib­erté de rech­er- che et d’expression toute autre que celle des spec­ta­cles de groupes. J’aime bien dire que la mar­i­on­nette est au théâtre ce que la poésie est à la lit­téra­ture, et tout par­ti­c­ulière­ment peut-être quand l’auteur se présente seul sur scène avec sa créa­tion.

Ma deux­ième approche con­siste à m’approprier un texte exis­tant qui servi­ra de point de départ à la mise en scène, que le texte d’origine soit théâ­tral ou pas. Dans ce proces­sus que j’applique prin­ci­pale­ment aux pro­jets de groupes, j’ai ten­dance à choisir des textes lit­téraires con­nus, l’une des raisons prin­ci­pales en étant de don­ner aux gens avec lesquels je col­la­bore une série de repères com­muns. J’y vois aus­si l’opportunité de met­tre en valeur le sous- texte poé­tique d’une œuvre qui m’attire, car dans le théâtre de mar­i­on­nettes, on a moins d’intérêt à dis­simuler le sous-texte der­rière une façade nar­ra­tive que dans le théâtre d’acteurs. Le théâtre de mar­i­on­nettes est en soi un théâtre poé­tique, grâce à sa pro­pre struc­ture sym­bol­ique.

Ma méth­ode, dans ces deux approches, peut faire penser à un col­lage, ou à ce que j’appellerais un assem­blage théâ­tral, con­sti­tué d’images, d’objets, de frag­ments d’histoires et de cita­tions de textes. C’est par la recon­nais­sance d’éléments fam­i­liers que j’espère faire entr­er le pub­lic dans l’imaginaire du spec­ta­cle, tout en jouant libre­ment avec ses pro­pres attentes, et en espérant lui mon­tr­er une autre façon de voir, comme de l’autre côté du miroir.

Prenons l’exemple de ma mise en scène d’une pièce de Lor­ca, YERMA, à Séville, dans laque­lle j’ai décidé de sup­primer entière­ment le texte par­lé pour soulign­er la richesse sym­bol­ique qui, pour moi, con­stitue le véri­ta­ble intérêt de la pièce. Mon défi a été d’être fidèle à la poésie du texte sans pour autant recourir à la parole, dont pour­tant la beauté fait de Lor­ca un des grands poètes du siè­cle. J’ai générale­ment ten­dance à croire que l’efficacité du théâtre réside essen­tielle­ment dans sa struc­ture intérieure, et mon approche con­siste à l’extérioriser.

RP. : Oui, et j’ai choisi comme point de départ une pièce de Shake­speare, COMME IL VOUS PLAIRA, que j’avais récem­ment relue parce que, quelques mois après ma nom­i­na­tion à la direc­tion de l’Institut Inter­na­tion­al de la Mar­i­on­nette à Charleville-Méz­ières, je me suis ren­du compte que l’Arden For­est de la pièce était la forêt des Ardennes toute proche de Charleville. C’est un lieu mythique pour le théâtre anglo­phone car la pièce con­tient l’un des dis­cours les plus impor­tants de Shake­speare sur le théâtre, qui com­mence avec la phrase : « Le monde entier est une scène ». Cela m’a beau­coup touché. Je me croy­ais nulle part, et tout d’un coup, j’ai réal­isé que j’étais à côté d’une forêt shake­speari­enne où il pour­rait se pass­er des choses mer­veilleuses.

Étant don­né la réflex­ion sur la nature même du théâtre con­tenue dans la pièce, j’ai décidé de l’utiliser moi-même comme point de départ d’une réflex­ion sur le théâtre de mar­i­on­nettes. Les thèmes du dou­ble et du miroir évo­qués par Shake­speare à pro­pos du théâtre, acquièrent une réso­nance plus forte encore avec la mar­i­on­nette, et m’encouragaient à aller plus loin dans l’exploration de la mar­i­on­nette comme dou­ble de l’être humain. Ceci est en effet une des grandes ques­tions con­cer­nant la mar­i­on­nette, et que j’avais très envie d’expérimenter.

ÉL. : Tu as même mené très loin les images d’emboîtement et d’engendrement pour pro­duire une sorte de ver­tig­ineuse mise en abîme. Sur quelles bases ?

RP. : Dans la gamme des per­son­nages de la pièce de Shake­speare, on trou­ve une série assez symétrique de cou­ples roman­tiques, cha­cun étant un dou­ble de l’autre et révélant un aspect dif­férent de l’amour. Pour saisir cet esprit de symétrie, de thème et vari­a­tion, j’ai donc créé un seul mod­èle de mar­i­on­nette et j’ai fait de tous les cou­ples d’amants des vari­a­tions plas­tiques de ce mod­èle, cha­cun appa­rais­sant comme la décli­nai- son d’un seul et même per­son­nage. Et pour sa prox­im­ité thé­ma­tique, je me suis inspiré du tra­vail d’une pho­tographe qui me fascine beau­coup, Claude Cahun. Elle était la nièce de Mar­cel Schwob auquel Jar­ry à dédié son UBU ROI, et toutes ses pho­tos les plus con­nues sont des auto­por­traits dans lesquels elle appa­raît sous forme de per­son­nages dif­férents et des deux sex­es. Elle est dev­enue notre mod­èle pour la série de cou­ples, pour les garçons comme pour les filles, et on a ain­si abor­dé un thème qui m’intéresse énor­mé­ment : le sexe de la mar­i­on­nette. Car n’ayant que les attri- buts de genre don­nés par la sculp­ture, la voix, les gestes, la mar­i­on­nette échappe par son essence à ce à quoi l’être humain ne peut échap­per.

ÉL. : Tu as util­isé le principe de Claude Cahun, mais les mar­i­on­nettes, comme dans pra­tique­ment tous tes spec­ta­cles, ont comme référence ton pro­pre vis­age.

RP. : Non. Tous les amants ont le vis­age de Claude Cahun. Mais il est vrai que les gens me dis­ent sou­vent que les mar­i­on­nettes de mes spec­ta­cles me ressem­blent.

ÉL. : La mar­i­on­nette, comme accès à l’autoportrait théâ­tral.

RP. : Peut-être, et j’admets avoir fait dans ce spec­ta­cle un auto­por­trait du per­son­nage de Jacques, con­sid­éré comme le porte parole de l’auteur et devenu aus­si le mien, et du dou­ble que je lui ai attribué, le clown Pierre de Touche.

Ce dernier, représen­té en Polichinelle dans ma ver­sion, enlève son masque à un moment cri­tique pour révéler son vrai vis­age, celui de Jacques et donc le mien. J’ai voulu pour­suiv­re cette idée de la mar­i­on­nette comme dou­ble, non seule­ment à tra­vers le jeu de miroir des per­son­nages entre eux, mais aus­si en tant que dou­ble de l’être humain qui la manip­ule. J’ai recher­ché pour les mar­i­on­nettes une apparence proche de celle des man­nequins de vit­rines, dans la couleur et le grain de la peau, avec des formes et des pro­por­tions réduites mais très réal­istes. Cela pro­duit à la fois un effet de man­nequin et de nature morte. Dans ce spec­ta­cle, j’ai poussé plus loin que je ne l’avais jamais fait l’image de la mar­i­on­nette comme minia­ture de l’être humain.

ÉL. : Les tiennes sont générale­ment anthro­po­mor­phes.

RP. : Oui, mais pas com­plète­ment. J’ai util­isé pen­dant de longues années des mar­i­on­nettes qui avaient des têtes et des mains sculp­tées de manière très réal­iste tout en ayant des pro­por­tions assez styl­isées dans le corps. Leur corps et leurs bras avaient un aspect beau­coup plus mécanique, presque comme celui d’un auto­mate. J’aime com­bin­er des élé­ments telle­ment réal­istes qu’ils en sont un peu trou­blants, avec des car­ac­téris­tiques qui sug­gèrent que la mar­i­on­nette n’est qu’une petite machine, un petit instru- ment. En même temps, j’essaie de raf­fin­er les par­ties plus mécaniques de manière à ce qu’elles aient une valeur plas­tique, une beauté par elles-mêmes, pour affirmer que la mar­i­on­nette est aus­si sig­nifi­ante à l’intérieur qu’à l’extérieur.

ÉL. : Les obses­sions du rit­uel, du non anec­do­tique, du dou­ble, d’un lan­gage poé­tique qui tra­verse les cul­tures, peu­vent être rap­prochées de la per­ma­nence dans tes spec­ta­cles d’une fig­ure, peut-être asex­uée, qui te représente dans un temps et un lieu sus­pendus, pour don­ner l’impression que l’art de la mar­i­on­nette a été pour toi, dès l’origine de ta pra­tique, le meilleur moyen de dia­loguer con­tin­uelle­ment avec les dieux, comme dans les sociétés dites prim­i­tives et surtout ori­en­tales…

RP. : Pour moi, si l’on se met à par­ler d’un dia­logue avec les dieux, on entre naturelle­ment dans le domaine de la métaphore. Mais j’admets que l’obsession du rit­uel est car­ac­téris­tique de mon tra­vail, surtout dans la manière dont les acteurs bougent sur scène et dans leur façon de manip­uler objets et mar­i­on­nettes. Je dis sou­vent aux acteurs, comme je me le dis sou­vent à moi- même, que c’est par respect pour les mar­i­on­nettes. Et d’ailleurs, je tra­vaille fréquem­ment avec des mar­i­on­nettes, qui de par leurs artic­u­la­tions et la pré­ci­sion de leur sculp­ture, sont très frag­iles.

Quand je par­le de respect pour la mar­i­on­nette, mon objec­tif est en effet d’en faire un objet sacré, et ce qui m’attire dans la mar­i­on­nette, par rap­port au théâtre d’acteurs, c’est juste­ment la prox­im­ité qu’elle a avec le sacré. Mais si mes spec­ta­cles con­ti­en­nent tou­jours un aspect rit­uel, j’ai ten­dance à faire suiv­re les moments les plus rit­u­al­isés par des moments d’humour ou même de déri­sion. Je me méfie de tous les sys­tèmes de valeurs, de toutes les reli­gions, et lorsque l’on par­le de rit­uel, on en est déjà proche. Cette présence du rit­uel, j’en ai prob­a­ble­ment en par­tie hérité du théâtre qui m’a beau­coup touché, ado­les­cent, comme celui de Gro­tows­ki, du Bread and Pup­pet, de Kan­tor… Je me sens aujourd’hui très proche des théâtres d’Asie et d’Afrique, surtout du théâtre de mar­i­on­nettes en Indonésie, une tra­di­tion qui est à la fois théâtre et rit­uel. En effet, le dalang, le mar­i­on­net­tiste indonésien, est un prêtre, celui qui dia­logue avec les dieux.

Mais on est là en marge du mys­ti­cisme… Dis­ons plutôt, lorsque l’on tra­vaille dans cet esprit, que si nos mar­i­on­nettes sont nos dieux, ce sont des dieux que nous créons à notre image pour chaque nou­veau spec­ta­cle.

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Roman Paska
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Évelyne Lecucq
Évelyne Lecucq est journaliste et dirige Mû, publication consacrée à l’art de la marionnette.Plus d'info
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