Quitter le ghetto de la marionnette

Quitter le ghetto de la marionnette

Le 15 Nov 2000
UBU ROI d’Alfred Jarry, mise en scène Michael Meschke, 1964. Photo Beata Bergström.
UBU ROI d’Alfred Jarry, mise en scène Michael Meschke, 1964. Photo Beata Bergström.

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UBU ROI d’Alfred Jarry, mise en scène Michael Meschke, 1964. Photo Beata Bergström.
Article publié pour le numéro
Le théâtre dédoublé-Couverture du Numéro 65-66 d'Alternatives ThéâtralesLe théâtre dédoublé-Couverture du Numéro 65-66 d'Alternatives Théâtrales
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Alter­na­tives Théâ­trales  : Quelle place occupe la mar­i­on­nette dans le paysage théâ­tral sué­dois ? Souf­fre-t-elle aus­si d’être cat­a­loguée comme un lan­gage des­tiné aux enfants ?

Michael Meschke : Ma for­ma­tion de mar­i­on­net­tiste a été entière­ment européenne pour une rai­son sim­ple : il n’y avait pas de tra­di­tion et donc pas de maître en Suède. J’ai suivi des ensei- gne­ments en France et en Alle­magne, je me suis con­stru­it en voy­ageant à tra­vers toute l’Europe pour m’initier aux tra­di­tions de la mar­i­on­nette. Quand on m’a don­né la pos­si­bil­ité de créer le pre­mier théâtre de mar­i­on­nettes en Suède, il y a quar­ante-deux ans, j’ai voulu prou­ver au pub­lic adulte que le préjugé qui con­sis­tait à croire que la mar­i­on­nette n’était des­tinée qu’aux enfants ne tenait pas. Et j’ai mon­té les auteurs qu’on attendait le moins : Brecht, Sopho­cle, Kleist, Büch­n­er, etc. Le préjugé a alors sauté auprès du pub­lic. Les spec­ta­teurs, sur­pris dans un pre­mier temps, ont été ensuite enchan­tés, et les salles ne désem­plis­saient pas.

Pour intro­duire en Suède cet art com­plète­ment incon­nu, j’avais choisi le thème très sué­dois : LA ROUTE QUI MÈNE AU CIEL, une allé­gorie naïve du folk­lore racon­tée par des pein­tures du dix-sep­tième siè­cle. Le pub­lic s’est trou­vé face à un instru­ment nou­veau mais au ser­vice d’une fable bien con­nue.

Dès que l’on a réus­si à être con­sid­éré comme un théâtre pour adultes, nous avons pro­gram­mé des spec­ta­cles pour enfants. Nous jouions et nous jouons tou­jours en mat­inée pour les enfants, et pour les adultes le soir. Et il est vrai que les enfants ont, si l’on fait le compte, con­sti­tué plus de 80 % de notre pub­lic. Nous prenons le théâtre pour enfants très au sérieux, et comme nous avons quelque peu été pio­nniers en la matière, beau­coup se récla­ment de notre influ­ence. Nous avons pour ain­si dire fait école.

AT. : Vous avez tra­vail­lé dans beau­coup d’autres pays. Quel regard portez-vous sur l’évolution de la mar­i­on­nette aujourd’hui ?

MM. : Il est vrai que les cloi­sons s’estompent, mais ce n’est pas pro­pre à la mar­i­on­nette. L’ouverture, je l’explique, par le change­ment rad­i­cal de con­cep­tions du monde et de la vie qui s’est opéré ces dernières décades. Dans tous les arts on trans­gresse les fron­tières, on crée des mariages entre les dis­ci­plines. C’est un phénomène qui est d’ailleurs davan­tage européen que sur les autres con­ti­nents où la prég­nance de la tra­di- tion est beau­coup plus forte.

AT. : Avez-vous joué dans des théâtres dra­ma­tiques ?

MM. : Je me suis ren­du compte dans les années 1960, après avoir tourné pen­dant dix ans dans les fes­ti­vals inter­na­tionaux de mar­i­on­nettes, que nous viv­ions dans un ghet­to où la mar­i­on­nette était presqu’une reli­gion. Un ghet­to qui n’est pas encore dis­sout d’ailleurs.

C’est avec UBU ROI, créé en 1964, que j’ai com­pris ce que voulait dire ren­con­tr­er le grand pub­lic du théâtre et des arts. Parce que pour la pre­mière fois, nous étions invités dans les grands fes­ti­vals, comme celui d’Edimbourg, de Nan­cy, où se retrou­vait l’avant-garde mon­di­ale. Nous avons con­tin­ué de jouer sur toutes sortes de scènes lors de nos tournées.

AT. : Vous avez tou­jours envis­agé votre tra­vail sous l’angle de l’expérimen- tation. Dans quel sens sont allées vos recherch­es ?

MM. : J’ai tou­jours ten­té de faire des expéri­men­ta­tions esthé­tiques ou plutôt tech­niques – car les deux domaines se rejoignent dans l’art de la mar­i­on­nette. Cha­cune des tech­niques de manip­u­la- tions, que ce soit les mar­i­on­nettes à fils, à gaine, à tiges ou les ombres, sont liées à une esthé­tique. En mêlant les tech­ni- ques, je rompais de fait les tra­di­tions établies. J’ai com­mencé par mélanger les types de mar­i­on­nettes. Ensuite j’ai décou­vert l’objet en tant que mar­i­on­nette : n’importe quoi peut être trans­for­mé en mar­i­on­nette. Pour racon­ter le thé à l’anglaise meur­tri­er qui se joue entre deux vieilles femmes très chics où l’une des deux verse dans la tasse de l’autre un liq­uide sor­ti d’une bouteille éti­quetée « poi­son », j’ai util­isé deux vieux lam­padaires de bro­cante à franges. Quand la vieille dame empoi­son­née meurt, la lampe s’éteint.

Pour ren­dre l’histoire que racon­te la chan­son d’Édith Piaf « C’est à Ham­bourg », celle d’une pros­ti­tuée qui fait le trot­toir sur le port, j’ai pen­sé faire une scène qui ne mesur­erait que trente cen­timètres de haut mais plusieurs mètres de longueur, comme lorsqu’on est dans une cave ajourée d’une fenêtre qui donne sur le trot­toir et que l’on ne voit que les chaus­sures des gens qui passent. C’est pourquoi tous les per­son­nages étaient joués par des paires de chaus­sures.

J’ai voulu aus­si m’affranchir du car­can du castelet, qui n’est qu’une imi­ta­tion minia­ture du théâtre dra­ma­tique. (Notons que je ne suis pas du tout con­tre la tra­di­tion, au con­traire, j’apprécie énor­mé­ment le castelet, je trou­ve belle et noble la pudeur qui veut que le mar­i­on­net­tiste reste caché.) J’ai donc ouvert la scène pour l’utiliser toute. Les manip­u­la­teurs évolu­aient à vue, dans l’espace resté noir. Cette rup­ture était nou­velle à l’époque. Après l’avoir con­som­mée, il ne restait que peu de chemin à par­courir avant de songer à intro­duire des acteurs, mais aus­si les autres arts. Pour presque cha­cun de mes spec­ta­cles, je me suis inspiré de toiles de grands pein­tres. J’ai aus­si par­fois fait appel à un pein­tre vivant, col­lab­o­rant avec lui comme Joan Baixas a pu le faire avec Joan Miro. Je pense par exem­ple au pein­tre polon­ais Fran­cizs­ka The­mer­son qui a col­laboré avec nous pour UBU ROI.

J’ai aus­si essayé de franchir les fron­tières géo­graphiques, d’abattre des cloi­sons entre les cul­tures, ce qui doit se faire avec une grande pré­cau­tion. On ne peut abor­der une autre cul­ture qu’avec beau­coup de respect, après en avoir pris con­nais­sance grâce à des recherch­es per­son­nelles. On peut alors ten­ter l’aventure, et le résul­tat de la ren­con­tre de deux cul­tures est par­fois éblouis­sant.

J’ai longtemps hésité à mon­ter ANTIGONE de Sopho­cle car je con­sid­érais que les tech­niques de mar­i­on­nettes ne per­me­t­taient pas de ren­dre la dynamique des ten­sions de la pièce. Mais lors de mon pre­mier voy­age à Osa­ka, où j’ai vu le bun­raku japon­ais, j’ai décou­vert une tech­nique qui n’excluait pas l’énergie mus­cu­laire et la ten­sion nerveuse de l’homme immé­di­ate­ment trans­férés à la mar­i­on­nette : le mar­i­on­net­tiste touche directe­ment les mem­bres de la mar­i­on- nette, il n’y a donc pas d’affaiblissement du mou­ve­ment par l’intermédiaire de fils ou de gaine. J’ai ren­con­tré le maître Yoshi­da, il est devenu mon ami, et je l’ai invité à Stock­holm. Il est venu nous enseign­er son art. Et c’est en util­isant la tech­nique du bun­raku – où les vis­ages des mar­i­on­nettes sont mobiles, bougent les yeux dans qua­tre direc­tions, mais aus­si la bouche, les sour­cils… – que nous avons mon­té ANTIGONE, ce drame phare de l’antiquité. C’était un drôle de tri­an­gle qui par­tait de Suède pas­sait par le Japon puis par la Grèce pour revenir en Suède où nous avons créé le spec­ta­cle avant de le tourn­er dans le monde.

Cette expéri­ence s’est déroulée à la fin des années 1970. J’ai ensuite vécu une autre aven­ture de métis­sage de tra­di­tions. Elle a com­mencé à Bangkok alors que je fai­sais la queue pour entr­er dans un tem­ple célèbre. Il fai­sait très chaud, je m’ennuyais dans la queue, quand mon regard s’est trou­vé attiré par un reflet doré au fond d’une cour. J’ai alors aban­don­né ma place dans la queue, je suis allé voir : il y avait un mur de plusieurs kilo­mètres de long entière­ment recou­vert de grandes toiles d’environ qua­tre mètres car­ré – env­i­ron cent soix­ante-dix tableaux – ils racon­taient tous une his­toire dra­ma­tique sai­sis­sante. Je ne savais pas alors qu’il s’agissait du RAMAYANA dans sa ver­sion thaï­landaise, mais je me suis dit aus­sitôt : « c’est un spec­ta­cle de mar­i­on­nettes qui n’attend qu’à être mis en mou­ve­ment. » Il suff­i­sait de découper ces per­son­nages et d’y met­tre par exem­ple des tiges… Quand on m’a appris à quoi j’avais affaire, un réc­it mythique à la mesure de L’ODYSSÉE et de LA DIVINE COMÉDIE, j’ai établi une coopéra­tion avec des artistes thaï­landais et en faisant aus­si appel à des danseurs et à des musi­ciens, on a créé un spec­ta­cle qui reli­ait la cul­ture sué­doise et la cul­ture thaï­landaise et que nous avons mon­tré au Japon et en Europe. Nous voulions mon­tr­er que ce mythe n’était pas un tis­su d’histoires impos­si­bles à com­pren­dre avec une infinité de noms exo­tiques imprononçables mais une his­toire morale très sim­ple qui décrit avec une fan­taisie inimag­in­able la lutte entre le Bien et le Mal.

J’ai pour­suivi ces ten­ta­tives de rap­proche­ment des cul­tures sur un autre plan, en tant qu’organisateur de fes­ti­vals en Suède, mais aus­si en Grèce dans l’île d’Hydra où je vis l’été. Mais il y a à présent une réelle infla­tion de fes­ti­vals, et il faut sou­vent chercher longtemps avant d’entrevoir une idée, une con­cep­tion artis­tique qui le motive et qui soit éloignée du seul désir de ven­dre de la marchan­dise.

AT. : Quels sont les rap­ports qu’entretiennent dans vos spec­ta­cles l’acteur, le manip­u­la­teur et la mar­i­on­nette ?

MM. : Je suis tout à fait con­tre l’idée du mar­i­on­net­tiste-acteur, à moins que l’artiste ait une dou­ble for­ma­tion. Cha­cun de ces deux arts est extrême­ment dif­fi­cile, exigeant, et requiert une for­ma­tion pro­fes­sion­nelle. Ce ne sont pas les trois ou qua­tre années de for­ma­tion qu’offre une école qui suff­isent pour for­mer un mar­i­on­net­tiste. Quand j’avais besoin d’acteurs, je me suis attaché à tra­vailler avec de grands acteurs, et avec de grands mar­i­on­net­tistes quand j’avais besoin de mar­i­on­net­tistes, sans deman­der au mar­i­on­net­tiste de faire l’acteur. La noblesse du mar­i­on­net­tiste est d’être au ser­vice de son objet, de sa mar­i­on­nette, tout comme le musi­cien est au ser­vice de son instru­ment.

Ma réti­cence à assim­i­l­er acteur et mar­i­on­net­tiste vient sans doute de l’image de mar­i­on­net­tistes des ex-pays de l’Est qui, sans doute pour com­bat­tre l’ennui qu’ils ressen­taient à exercer leur méti­er, ont com­mencé à s’exhiber en cos­tume folk­lorique, jouant au mau­vais acteur et trans­for­mant leur mar­i­on­nette en un col­ifichet qu’on agite au bout d’un bâton. Il faut dire aus­si que je suis un enfant gâté : j’ai tou­jours su attir­er l’intérêt et par­fois même de grands acteurs pour la mar­i­on­nette. Dans beau­coup de spec­ta­cles, les dia­logues étaient impor­tants, dans LE PRINCE DE HOMBOURG de Kleist par exem­ple ou LA BONNE ÂME DE SÉ-TCHUAN de Brecht. C’est pourquoi j’ai demandé à des acteurs de prêter leur voix à l’enregistrement – et quand je dis voix, je sous-entends bien sûr égale­ment l’interprétation. Cer­tains acteurs du Théâtre Nation­al de Stock­holm venaient tra­vailler pour moi la nuit… Ce que je leur demandais était un réel et dif­fi­cile défi : il nous fal­lait trou­ver une voix qui cor­re­sponde à la styl­i­sa­tion de la mar­i­on­nette.

Il m’est pour­tant arrivé de fon­dre acteurs et mar­i­on­net­tistes, notam­ment dans le spec­ta­cle ONDINE d’après Girau­doux que je lisais comme une métaphore des rap­ports fran­co-alle­mands. L’idée était de ren­dre vivants les per­son­nages de tableaux d’un pein­tre sen­su­al­iste anglais, Aubrey Beard­s­ley, et je les voulais de taille humaine, c’est pourquoi j’ai fait revêtir à des acteurs les mêmes cos­tumes que ceux des tableaux et leur ai fait porter des masques. Or pour ce spec­ta­cle, les acteurs n’étaient autres que des mar­i­on­net­tistes que j’avais for­més à l’art du mou­ve­ment sur base de l’enseignement que j’avais reçu du mime Éti­enne Decroux dans les années 50.

 APOCALYPSE ?, mise en scène Michael Meschke, 1996. Photo Beata Bergström.
APOCALYPSE ?, mise en scène Michael Meschke, 1996. Pho­to Bea­ta Bergström.

AT. : Pour­riez-vous évo­quer votre dernier spec­ta­cle ?

KALASET de Boris Vian, mise en scène Michael Meschke, 1974. Photo Cecila Utterström.
KALASET de Boris Vian, mise en scène Michael Meschke, 1974. Pho­to Cecila Utterström.

MM. : J’ai créé en 1998 APOCALYPSE ?, un spec­ta­cle qui fai­sait en quelque sorte la syn­thèse de mon tra­vail de mar­i­on­net­tiste, un tes­ta­ment. Le spec­ta­cle se présen­tait comme un procès qui oppo­sait le dia­ble et les anges au sujet de l’humanité. L’homme mérite-t-il de périr ? Chaque par­tie devait appuy­er ses accu­sa­tions ou réquisi­toires d’exemples con­crets : c’étaient des scènes prélevées de mes précé­dents spec­ta­cles. Mais où sont les juges ? On ne le com­prend qu’à la fin : les juges se sont les spec­ta­teurs, c’est une bag lady, jouée par une grande chanteuse de Stock­holm qui nous le dit. Le spec­ta­cle a été présen­té en Inde, en Thaï­lande, en Grèce et à Stock­holm. Mais pas dans le reste de l’Europe. C’est qu’il néces­site des moyens impor­tants : vingt acteurs et mar­i­on­net­tistes de toutes nation­al­ités, des échas­siers de France pour faire des mon­stres gigan­tesques, un orchestre de soix­ante-dix per­son­nes. Le spec­ta­cle utilise aus­si toutes les tech­niques : les mar­i­on­nettes à gaine, toute la famille de Kasper, Guig­nol, Petrouch­ka, Pucinel­la, Punch…, les mar­i­on­nettes à fils, à tiges, Ubu Roi en mousse, Antigone en bun­raku… Les anges étaient des chanteurs, les qua­tre chevaux de l’apocalypse inspirés par les per­son­nages car­nava­lesques du Brésil fai­saient qua­tre mètres de haut… Ce spec­ta­cle ne dure qu’une heure et se déroule sur une place publique au milieu des mille per­son­nes qui com­posent le pub­lic. Il n’y a pas de scène, il y a par con­tre des per­son­nages qui appa­rais­sent sur les toits des maisons, aux fenêtres, sur des escaliers, des tableaux entiers qui entrent en roulant…

Pro­pos recueil­lis par Julie Bir­mant.

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Michael Meschke
Michael Meschke est marionnettiste et metteur en scène. Il a dirigé jusqu’en 1999 le Marionetteater...Plus d'info
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