D’une avant-garde l’autre : la scène contemporaine à l’épreuve de l’inquiétante étrangeté, du merveilleux quotidien et de la distanciation
Théâtre

D’une avant-garde l’autre : la scène contemporaine à l’épreuve de l’inquiétante étrangeté, du merveilleux quotidien et de la distanciation

Yannic Mancel

Le 17 Juin 2010

A

rticle réservé aux abonné·es
Article publié pour le numéro
Couverture du numéro 105 - Théâtre-danse : la fusion ou rien !
105
Article fraîchement numérisée
Cet article rejoint tout juste nos archives. Notre équipe le relit actuellement pour vous offrir la même qualité que nos éditions papier. Pour soutenir ce travail minutieux, offrez-nous un café ☕

PAR DEUX FOIS DÉJÀ1, il m’est arrivé, à titre hypothèse furtive et pas­sagère, de rap­procher voire artic­uler trois con­cepts qui tous trois ont vu le jour au cours des trente pre­mières années du xxe siè­cle, années d’a­vant-garde s’il en fut qui pro­longèrent en créa­tiv­ité et en pro­duc­tiv­ité les tur­bu­lences de la charnière de siè­cle ouvertes à la fin du XIxe par Maeter­linck, Ibsen, Strind­berg et l’ensem­ble du mou­ve­ment sym­bol­iste européen. Trois con­cepts nés dans la même « épistémè »2 donc, pour repren­dre les analy­ses de Michel Fou­cault, et qui tous trois s’en­raci­nent dans les prob­lé­ma­tiques du regard et du voir autrement, à savoir l’Un­heim­lich ou « inquié­tante étrangeté » inven­té par Sig­mund Freud et con­cept-clé de la psy­ch­analyse, le « mer­veilleux quo­ti­di­en » cher aux Sur­réal­istes et notam­ment à Louis Aragon et André Bre­ton, le « Ver­frem­dungsef­fekt » enfin, effet de dis­tan­ci­a­tion, d’é­trangeté ou d’éloigne­ment, conçu par Bertolt Brecht à par­tir des expéri­men­ta­tions antérieures de Pis­ca­tor, de Mey­er­hold et des for­mal­istes russ­es. Trois con­cepts enfin dans lesquels Patrick Bon­té s’est recon­nu, a recon­nu une réso­nance esthé­tique, un écho philosophique à sa pro­pre démarche — celle de recherche et de créa­tion qu’il mène avec Nicole Mossoux dans leur pro­pre com­pag­nie, et celle qu’il pour­suit autrement par son tra­vail de pro­gram­ma­tion aux Brigit­tines. Qu’il soit ici remer­cié d’avoir bien voulu m’in­viter à appro­fondir le sujet dans le cadre d’une con­férence le 31 août 2009 au Fes­ti­val des Brigit­tines, con­férence dont le présent arti­cle est à la fois la tran­scrip­tion et le con­den­sé.

L’in­quié­tante étrangeté


C’est en 1919 — il est alors âgé de soix­ante-trois ans et a encore vingt ans à vivre — que Sig­mund Freud éla­bore ce con­cept dans un arti­cle célèbre pub­lié autre­fois en français dans un recueil que les édi­tions Gal­li­mard inti­t­ulèrent ESSAIS DE PSYCHANALYSE APPLIQUÉE et qui depuis 1985, à la faveur d’une nou­velle tra­duc­tion, a été sig­ni­fica­tive­ment remanié sous le titre : L’INQUIÉTANTE ÉTRANGETÉ ET AUTRES ESSAIS. C’est dire com­bi­en entre temps l’ar­ti­cle en ques­tion avait gag­né en impor­tance et en notoriété.

À sa paru­tion en 1919, cela fai­sait une dizaine d’an­nées déjà que Freud s’in­téres­sait à l’art, à l’esthé­tique et à leur his­toire au point d’y puis­er des métaphores essen­tielles et de les inté­gr­er au cen­tre même de son dis­posi­tif con­ceptuel : le com­plexe d’Œdipe emprun­té à Sopho­cle (1910), l’analyse du MOÏSE de Michel Ange (1914), Shake­speare avec LE MARCHAND DE VENISE et le « motif des trois cof­frets » (1913), mais aus­si avec MACBETH et le cas de « ceux qui échouent du fait du suc­cès » (1916), Ibsen enfin avec ROSMERSHOLM et le per­son­nage de Rebec­ca West traités­dans le même essai.
L’esthé­tique — en l’oc­cur­rence le théâtre et la lit­téra­ture — prend d’ailleurs une telle impor­tance dans la pen­sée créa­trice de Freud que le mot est cité qua­tre fois dans la seule intro­duc­tion de l’ar­ti­cle, comme pour en asseoir l’o­rig­ine et la teneur. Com­ment donc ren­dre compte en français, dans toute l’é­ten­due de son champ séman­tique, de ce bel adjec­tif unheim­lich dont nous n’avons aucun équiv­a­lent dans notre langue ? Entre le pri­vatif« un-» et le suf­fixe « ‑lich », « relatif à », le rad­i­cal est com­posé de « heim », qui évoque la mai­son, le chez soi, le fam­i­li­er, qu’on retrou­ve dans l’anglais « home », le domi­cile, le lieu où l’on habite, et l’alle­mand « Heimat », la patrie, la terre des orig­ines, le pays natal. On retrou­ve d’ailleurs ce suf­fixe dans les noms des local­ités alle­man­des ou alsa­ci­ennes (Mannheim, Rüs­sel­heim, Schiltigheim …) comme dans ceux de cer­taines com­munes fla­man­des ou nordistes (Blar­inghem, Ver­linghem, Teteghem … ).
Freud, lui-même con­scient des dif­fi­cultés de tra­duc-tion dans les autres langues, sug­gère des équiv­a­lents. Il nous ori­ente vers le grec « xenos » qui con­note l’hôte et l’é­tranger3, puis vers le latin « intem­pestis » qui évoque le con­tretemps ou « sus­pec­tus » qui, comme l’es­pag­nol « sospe­choso », vis­erait plutôt le regard et l’ac­tion de regarder de bas en haut. On notera que par ses con­seils de tra­duc­tion, Freud nous aigu­ille insen­si­ble­ment vers les notions d’e­space (le regard, le ter­ri­toire … ) et de temps, ce qui ren­force la prox­im­ité de la notion avec le théâtre, la danse, et plus par­ti­c­ulière­ment encore avec l’u­nivers des Mossoux-Bon­té et de tous les autres artistes avec lesquels ils sont en dia­logue. Pour ce qui con­cerne le français, Freud con­seille d’en­vis­ager l’ad­jec­tif « inquié­tant », ce qui, on peut le con­stater, fut respec­té et l’est encore. La tra­duc­tion tien­dra donc en une périphrase, l’in­quié-tante étrangeté, qui d’une part con­tred­it l’idée de repos ( « quies ») et pour­rait se référ­er au con­cept d’in­tran­quil-lité tel que le poète por­tu­gais Pes­soa l’a aujour­d’hui uni­ver­sal­isé, ou encore s’é­ten­dre aux con­no­ta­tions de peur, de crainte, voire d’épou­vante ou d’ef­froi ; et d’autre part s’ap­par­enter aux dérivés du latin « extra­neus », étrange et/ou étranger, qui vient d’ailleurs, qui n’est pas du pays, autre, hors cou­tume ou hors norme.
Autre mot sug­géré par Freud lui-même : l’ad­jec­tif « inso­lite », du latin s’habituer ou être habitué (à), qu’on retrou­ve aus­si dans « inso­lent » — lit­térale­ment, ce à quoi on n’est pas habitué, ce qui rompt l’habi­tude (voir Brecht et les sur­réal­istes), ce qui per­turbe, ce qui dérange, ce qui est dif­férent et, par­tant, sus­cite la sur­prise, l’é­ton­nement, le sen­ti­ment de la bizarrerie, de l’altérité.
Mais Freud, très embar­rassé, sait bien qu’au­cune langue autre que l’alle­mand ne pour­rait ren­dre compte, dans sa très pré­cise com­plex­ité, de l’am­biva­lence du mot « unheim­lich » qui, pré­cise-t-il, loin d’être uni­voque, « appar­tient à deux ensem­bles de représen­ta­tion qui, sans être opposés, n’en sont pas moins forte­ment étrangers celui du fam­i­li­er, du con­fort­able, et celui du caché, du dis­simulé … Serait donc Unheim­lich tout ce qui devrait rester un secret, dans l’om­bre, et qui en est sor­ti …
L’Un­heim­lich n’est en réal­ité rien de nou­veau ou d’é­tranger, mais quelque chose qui est pour la vie psy­chique fam­i­li­er de tout temps, et qui ne lui est devenu étranger que par le proces­sus du refoule­ment » (L’INQUIÉTANTE ÉTRANGETÉ, NRF Gal­li­mard, p. 221 – 222 et 246).
Le con­cept, on le sait, fut dévelop­pé par Freud à par­tir d’un con­te d’E.T.A. Hoff­mann, L’.HOMME AU SABLE, dans lequel le fon­da­teur de la psy­ch­analyse retient essen­tielle­ment deux thé­ma­tiques. En pre­mier lieu celle de la vue — et du regard ! — et de sa pri­va­tion — la céc­ité à tra­vers d’abord le motif du« marc­hand de sable », de l’aveu­gle­ment, de la résis­tance puis du con­sen­te­ment de l’en­fant au som­meil, au rêve enfin, voire au cauchemar, mais aus­si, à tra­vers la fig­ure de l’op­ti­cien Cop­pelius-Cop­po­la, fab­ri­cant de lunettes et de longues-vues, par­tant cor­recteur, voire trans­for­ma­teur du regard … Très vite Freud établit le lien avec Œdipe et son com­plexe : « C’est une angoisse infan­tile effroy­able que celle d’en­dom­mager ou de per­dre ses yeux… N’a-t-on pas d’ailleurs l’habi­tude de dire qu’on tient à quelque chose comme à la prunelle de ses yeux ? L’é­tude des rêves, des fan­tasmes et des mythes nous a ensuite appris que l’an­goisse de per­dre ses yeux, l’an­goisse de devenir aveu­gle est bien sou­vent un sub­sti­tut de l’an­goisse de cas­tra­tion. Même l’au­to-aveu­gle­ment du crim­inel mythique Œdipe n’est qu’une atténu­a­tion de la peine de cas­tra­tion qui eut été la seule adéquate selon la loi du tal­ion » (ibid., p. 231).
En sec­ond lieu vient le trou­ble émo­tion­nel et intel­lectuel provo­qué par l’in­cer­ti­tude ou l’indé­ci­sion iden­ti­taire du spec­ta­teur face à ce qui se révèle être un auto­mate, en l’oc­cur­rence la poupée Olympia. S’ap­puyant sur un essai antérieur d’Ernst Jentsch con­sacré à LA PSYCHOLOGIE DE L’UNHEIMLICH (1906), mais dont on pour­rait aus­si bien rat­tach­er l’o­rig­ine à l’es­sai de Kleist tel que l’analysa très fine­ment Bernard Dort4, Freud rap­porte le pou­voir de la mar­i­on­nette et son effet d’é­trangeté au motif du dou­ble (ibid. p. 236 – 237), à l’an­goisse de la mort et au dou­ble trou­ble qu’éprou­ve l’être humain tant devant l’ob­jet ani­mé que devant le vivant inan­imé, comme si la mar­i­on­nette, l’au­to­mate ou le robot en mou­ve­ment étaient comme l’en­vers ou le ver­so du cadavre, du corps coma­teux ou du corps assoupi.
De ce dou­ble trou­ble, deux spec­ta­cles au moins de Nicole Mossoux et Patrick Bon­té sont forte­ment vecteurs. Dans KEFAR NAHUM, Nicole Mossoux dia­logue avec les objets qu’elle ani­me au point de se fon­dre en eux ou de se con­fon­dre avec eux, objets hétéro­clites autant qu’in­so­lites que le mou­ve­ment impul­sé par la manip­u­la­trice — je devrais dire : la parte­naire — méta­mor­phose en auto­mates zoomor­phes, voire anthro­po­mor­phes, comme en écho à ce que quelques années plus tôt dans TWIN BOUSES elle dévelop­pait à par­tir de cet ample cos­tume com­mun, tout en drapés et plis­sés siamois, en com­pag­nie de son masque jumeau, parte­naire fic­tif et sosie sai­sis­sant dont le crédit de vie l’emportait même par­fois sur le mod­èle.
Par­mi les autres procédés d’in­quié­tante étrangeté inven­toriés par Freud dans le con­te d’Hoff­mann, ajou­tons encore la répéti­tion ou le retour du même (ibid. p. 239 – 242) aux­quels sac­ri­fièrent diverse­ment mais dans une com­mune recherche les grands fon­da­teurs des années soix­ante-dix dont aujour­d’hui encore l’héritage irrigue et inspire la scène con­tem­po­raine, surtout lorsqu’elle se situe aux con­fins de la danse et du théâtre : Tadeusz Kan­tor, Robert Wil­son et Philip Glass, Pina Bausch … Et enfin le mor­celle­ment du corps, dont le cri­tique sovié­tique Mikhaïl Bakhtine pro­longera l’analyse un demi-siè­cle plus tard avec le chapitre con­sacré au « dépeçage du corps grotesque » dans l’é­tude qu’il pro­posa de l’œu­vre de Rabelais5 : « Des mem­bres séparés, une tête coupée, une main détachée du bras, des pieds qui dansent tout seuls, recè­lent un extra­or­di­naire poten­tiel d’in­quié­tante étran-geté, avance Freud, surtout lorsqu’il leur est accordé en plus une activ­ité. Nous savons déjà que cette inquié­tante étrangeté-là découle de la prox­im­ité du com­plexe de cas­tra­tion » (ibid., p. 250). De ce mor­celle­ment du corps, out­re TWIN HOUSES déjà cité, témoignent au moins deux autres spec­ta­cles de la Com­pag­nie Mossoux-Bon­té, deux spec­ta­cles dont le titre évoque à la fois la pein­ture et
le por­trait : LES DERNIÈRES HALLUCINATIONS DE LUCAS CRANACH L’ANCIEN (1990) et aus­si SIMONETTA VESPUCCI (PORTRAIT, DÉTAILS ET PERSPECTIVES) (1998) qui, à tra­vers un jeu notam­ment sur le cadre et la notion de cadrage, pro­po­saient toutes sortes de décen­trements inso­lites et intem­pes­tifs, sub­sti­tu­ant par­fois au vis­age ou au buste solen­nels des por­traits de la Renais­sance une par­tie du corps inat­ten­due, moins « noble » : pied, jambe, dos, bras, main …, suiv­ant les rites étranges et inédits d’un dépeçage ou d’un mor­celle­ment ludiques.

Le mer­veilleux quo­ti­di­en

A

rticle réservé aux abonné·es
Envie de poursuivre la lecture?

Les articles d’Alternatives Théâtrales en intégralité à partir de 5 € par mois. Abonnez-vous pour soutenir notre exigence et notre engagement.

S'abonner
Déjà abonné.e ?
Identifiez-vous pour accéder aux articles en intégralité.
Se connecter
Accès découverte 1€ - Accès à tout le site pendant 24 heures
Essayez 24h
Mossoux-Bonté
3
Partager
auteur
Écrit par Yannic Mancel
Après l’avoir été au Théâtre Nation­al de Stras­bourg puis au Théâtre Nation­al de Bel­gique, Yan­nic Man­cel est depuis...Plus d'info
Partagez vos réflexions...
Précédent
Suivant
Article publié
dans le numéro
Couverture du numéro 105 - Théâtre-danse : la fusion ou rien !
#105
mai 2025

Théâtre-danse : la fusion ou rien !

18 Juin 2010 — KITT SUR UN PLATEAU, c'est un vrai miracle. Ce n'est plus un corps, une personne, ce sont des paysages, des…

KITT SUR UN PLATEAU, c’est un vrai mir­a­cle. Ce n’est plus un corps, une per­son­ne, ce sont des…

Par Nicole Mossoux
Précédent
16 Juin 2010 — BERNARD DEBROUX: Le Festival international des Brigittines a vingt-huit ans cette année. Tu y es associé depuis quinze ans. Comment…

BERNARD DEBROUX : Le Fes­ti­val inter­na­tion­al des Brigit­tines a vingt-huit ans cette année. Tu y es asso­cié depuis quinze ans. Com­ment le Fes­ti­val a‑t-il évolué au cours du temps ? Quel est son par­cours, ses lignes de…

Par Bernard Debroux
La rédaction vous propose

Bonjour

Vous n'avez pas de compte?
Découvrez nos
formules d'abonnements

Mot de passe oublié ?
Mon panier
0
Ajouter un code promo
Sous-total