Cercles / fictions — Entretien avec Joël Pommerat
Entretien

Cercles / fictions — Entretien avec Joël Pommerat

Le 9 Oct 2011
Jacob Ahrend, Serge Larivière, Saadia Bentaïeb, Dominique Tack, Ruth Olaizola, et Frédéric Laurent dans Cercles/fictions, textes et mise en scène Joël Pommerat, Théâtre National, Bruxelles, 2010. Photo Elisabeth Carecchio.
Jacob Ahrend, Serge Larivière, Saadia Bentaïeb, Dominique Tack, Ruth Olaizola, et Frédéric Laurent dans Cercles/fictions, textes et mise en scène Joël Pommerat, Théâtre National, Bruxelles, 2010. Photo Elisabeth Carecchio.

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Jacob Ahrend, Serge Larivière, Saadia Bentaïeb, Dominique Tack, Ruth Olaizola, et Frédéric Laurent dans Cercles/fictions, textes et mise en scène Joël Pommerat, Théâtre National, Bruxelles, 2010. Photo Elisabeth Carecchio.
Jacob Ahrend, Serge Larivière, Saadia Bentaïeb, Dominique Tack, Ruth Olaizola, et Frédéric Laurent dans Cercles/fictions, textes et mise en scène Joël Pommerat, Théâtre National, Bruxelles, 2010. Photo Elisabeth Carecchio.
Article publié pour le numéro
Couverture du numéro 110-111 - Krzysztof Warlikowski - Fuir le théâtre
110 – 111
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Bernard Debroux : Pourquoi ta com­pag­nie s’ap­pelle-t-elle la Com­pag­nie Louis Brouil­lard ?

Joël Pom­mer­at : Quand j’ai choisi ce nom, j’avais envie d’un nom qui pour­rait éveiller le plus de curiosité pos­si­ble, qui pour­rait inter­peller l’imag­i­na­tion. Je trou­ve que ce n’est pas trop mal réus­si. Je voulais surtout trou­ver un nom qui ne soit pas neu­tre, parce que je voulais vrai­ment, à ce moment-là, créer l’i­den­tité d’une com­pag­nie et pas seule­ment « me faire un nom » comme auteur et met­teur en scène. J’avais l’am­bi­tion de con­stituer une com­pag­nie, une troupe, parce que j’avais déjà la con­vic­tion que, de toute façon, on ne pou­vait pas faire du théâtre tout seul. Et qu’en tout cas, si on voulait vrai­ment explor­er, faire de la recherche théâ­trale, il fal­lait tra­vailler en com­mu­nauté au sens pra­tique du terme. Donc j’ai choisi ce nom « brouil­lard » parce que je voulais définir quelque chose. J’ai inven­té ce per­son­nage qui s’ap­pelle Louis Brouil­lard qui est évidem­ment un être imag­i­naire. Mais, dans ce nom, il y a quelque chose
qui con­stitue en quelque sorte un mot d’or­dre pour mon tra­vail, c’est la notion d’am­biguïté, de flou. C’é­tait aus­si se posi­tion­ner par rap­port à un théâtre qui, dans les années qua­tre-vingt, a sou­vent été du côté du ratio­nal­isme, un théâtre qui voulait tout racon­ter, tout dévoil­er, un théâtre un peu français aus­si finale­ment, un théâtre cartésien. Le théâtre de Molière aus­si, c’est-à- dire un théâtre où les choses s’énon­cent claire­ment, on par­le du vis­i­ble des choses. Ce qui n’est pas de l’or­dre du vis­i­ble n’est pas acces­si­ble. C’est la poésie abstraite qui peut s’en occu­per mais le théâtre, c’est l’art du vis­i­ble. J’ai tou­jours eu la con­vic­tion que le théâtre pou­vait être aus­si un art de l’ab­strac­tion, voire de l’in­vis­i­ble ou encore de l’imag­i­naire et pas sim­ple­ment de l’apparent. Donc le brouil­lard. En oppo­si­tion, par exem­ple, à une com­pag­nie qui est une référence, le Théâtre du Soleil et qui, en plus, avait posé l’imag­i­naire du côté du cli­mat. Donc, c’é­tait un clin d’œil, car j’aime beau­coup cette troupe, c’est une référence pour moi. Je me suis aus­si posi­tion­né de façon con­tra­dic­toire par rap­port à ce tra­vail.

B.D.: Pour toi l’idée de com­pag­nie, du col­lec­tif, de la com­mu­nauté, est impor­tant. D’un spec­ta­cle à l’autre, les ques­tions d’écri­t­ure se posent de manière dif­férente. En regar­dant Cercles/fictions, on est en face d’une sorte de poésie en actes. Il y a quelques années encore, lorsqu’on par­lait d’un texte de théâtre, on par­lait d’un poème dra­ma­tique. Ensuite, cette notion a eu des con­no­ta­tions un peu désuètes, un peu tra­di­tion­nelles parce qu’on sait bien qu’au­jour­d’hui, le théâtre c’est autre chose que cela. Pour­tant, ici, on est vrai­ment en présence d’un univers poé­tique, de frag­ments poé­tiques. Com­ment, pour ce spec­ta­cle, le proces­sus d’écri­t­ure s’est-il déroulé, notam­ment avec les acteurs. Il y a eu des étapes d’im­pro­vi­sa­tion suiv­ies par des étapes d’écri­t­ure. Des va-et-vient entre l’une et l’autre ?

J.P.: Je n’en ai pas un sou­venir totale­ment pré­cis à vrai dire. Mais une chose est cer­taine. Pour Cer­cles comme pour les autres créa­tions, j’ai tra­vail­lé en plusieurs étapes suc­ces­sives. Nous avons eu qua­tre ses­sions de répéti­tion, plus un ate­lier qui avait précédé ces qua­tre ses­sions.
Et ces qua­tre ses­sions de répéti­tion ont été espacées de deux-trois mois qua­si­ment cha­cune. La pre­mière ses­sion de tra­vail de Cer­cles a eu lieu au mois d’avril à Brux­elles, la sec­onde à Toulon au mois d’août, la troisième au mois de décem­bre et la dernière, qui suiv­ait, au mois de jan­vi­er à Paris au Théâtre des Bouffes du Nord, où on a créé le spec­ta­cle. Entre cha­cune de ces péri­odes, je suis retourné à l’écri­t­ure indi­vidu­elle. Chez moi, ou en tout cas dans des lieux où j’écrivais soli­taire­ment. Évidem­ment, les ses­sions de tra­vail, de répéti­tion, étaient des moments où je pou­vais faire des ten­ta­tives, des essais, avec les comé­di­ens. J’ai demandé aux acteurs d’im­pro­vis­er sur des thèmes, des sit­u­a­tions, des per­son­nages que je leur pro­po­sais. Ça a été l’oc­ca­sion d’ex­plor­er la lumière, le son, l’e­space scéno­graphique. Sou­vent, quand on par­le de répéti­tion au théâtre, ils’ag­it de par­tir d’un objet défi­ni et le met­tre en chantier.

Là, les répéti­tions finale­ment met­tent en chantier un objet qui n’est pas encore défi­ni, qui com­mence à se définir intel­lectuelle­ment. Il n’y a pas de texte préal­able, le texte s’écrit pen­dant les répéti­tions. J’écris, par exem­ple, le matin, avant de venir à la répéti­tion, mais j’écris aus­si entre les péri­odes. On est vrai­ment dans un aller-retour. Le temps de répéti­tion est vrai­ment un temps de recherche. Des choses sont expéri­men­tées, explorées et donc for­cé­ment des choses sont rejetées, mis­es de côté. Des ten­ta­tives sont abouties mais beau­coup d’autres ne le sont pas. Et le spec­ta­cle se des­sine à tra­vers des pistes qui com­men­cent à être explorées et qui pour cer­taines sont stop­pées net pour que d’autres aient vrai­ment le temps de se pro­longer. L’écri­t­ure du spec­ta­cle n’est vrai­ment con­sti­tuée que le jour de la pre­mière représen­ta­tion où peut-être les choses vont se cristallis­er et finale­ment se fix­er parce qu’il n’est plus temps, au moment de la con­fronta­tion avec le pub­lic, de con­tin­uer la recherche, mais elle pour­rait sans doute
se pro­longer encore.

B.D.: Les péri­odes de répéti­tions ne con­cer­nent que les acteurs ou l’ensem­ble des par­tic­i­pants ? La scéno­gra­phie, l’écri­t­ure scénique sem­ble telle­ment impor­tante. Y a‑t-il un va-et-vient de l’un à l’autre, sont-elles là dès le début ?

J.P.: La par­tic­u­lar­ité de la démarche que j’ai voulu met­tre en place, c’est que pour créer un spec­ta­cle, pour l’écrire et le met­tre en scène, je con­sid­ère qu’il nous faut entre trois et qua­tre mois. Trois mois en trois péri­odes séparées les unes des autres. Si on tra­vail­lait trois mois d’af­filée, on n’au­rait pas les mêmes con­di­tions du tout. Sépar­er ces trois péri­odes c’est pren­dre du recul. Pour ces trois péri­odes, il y a des con­di­tions qui sont mis­es en place et qui sont à l’i­den­tique de celles qui sont là pour le spec­ta­cle, tel qu’il est présen­té aujour­d’hui. Dès le pre­mier jour de répéti­tion, la lumière est mise en place. Et il y a d’ailleurs beau­coup plus de pro­jecteurs instal­lés qu’au­jour­d’hui où on a fait le choix et on a trié. La scéno­gra­phie est en place, le gradin est posé, peut-être pas dans sa final­i­sa­tion évidem­ment mais dans une maque­tte à l’échelle qua­si­ment un, dès le pre­mier jour de répéti­tion. Des cos­tumes sont là pour que les acteurs puis­sent aller y piocher, dès le pre­mier jour. Le matériel sonore est en place à l’équiv­a­lent de ce qu’il est aujour­d’hui dans ce théâtre où on joue le spec­ta­cle.

Les équipes tech­niques sont présentes évidem­ment. Toute cette tech­nique et ces équipes sont impor­tantes et coû­teuses, présentes à tous les stades de l’ex­plo­ration. C’est pour ça qu’on peut, je crois, vrai­ment faire ce qu’on peut appel­er une recherche sur la lumière, sur la scéno­gra­phie. Bien sou­vent la recherche s’ar­rête à la réflex­ion intel­lectuelle et elle n’a pas la pos­si­bil­ité de con­tin­uer à se con­fron­ter à la réal­ité du plateau et des trois dimen­sions. C’est comme s’il y avait le temps de la réflex­ion et puis ce temps devrait s’ar­rêter pour entamer le temps de la réal­i­sa­tion. Je suis réfrac­taire à cette idée qu’on ne puisse pas con­tin­uer à réfléchir en réal­isant.

B.D.: Pour l’écri­t­ure, y a‑t-il une part qui appar­ti­enne vrai­ment aux acteurs, dans ces frag­ments qui ont été expéri­men­tés et puis un moment don­né retenus ?

J.P.: Il y a vrai­ment très peu de mots, de phras­es qui provi­en­nent des impro­vi­sa­tions. Je pense que dans ce spec­ta­cle il y en a peut-être un tout petit peu plus que dans d’autres, parce que c’est une écri­t­ure par­ti­c­ulière qui se rap­proche de la parole de la vie de tous les jours. Mais en même temps, vrai­ment, je ne me sers pas des impro­vi­sa­tions pour écrire directe­ment. Pour répon­dre pré­cisé­ment, deux ou trois phras­es sont peut-être issues véri­ta­ble­ment des impro­vi­sa­tions. Et ce sont des scènes très spé­ci­fiques, ce sont presque des scènes que je voulais garder impro­visées même. Je finis par écrire en me ser­vant des impro­vi­sa­tions. J’ai besoin de pren­dre en charge la parole. Ce n’est pas pour autant que les impro­vi­sa­tions ne me ser­vent pas mais je n’at­tends pas des acteurs qu’ils créent le lan­gage. Quand je pro­pose aux acteurs d’im­pro­vis­er, ils m’aident à pren­dre con­science sou­vent des enjeux d’une sit­u­a­tion. Je défi­nis une cer­taine sit­u­a­tion entre deux per­son­nes. Et, le fait de deman­der aux acteurs d’ex­plor­er cette sit­u­a­tion, me fait pren­dre con­science beau­coup mieux que si j’é­tais dans ma tête, ce qui se passe réelle­ment, physique­ment et au-delà entre ces deux per­son­nages. Et d’un seul coup, il y a des choses qui m’ap­pa­rais­sent qui ne me seraient pas apparues si j’é­tais resté au stade de l’écri­t­ure ordi­naire, je le sais. Ces choses qui m’ap­pa­rais­sent ne sont pas for­cé­ment des choses qui sont pronon­cées par les acteurs, ce sont des choses que je ressens. Comme quand on voit deux per­son­nes dans la vie en train de se par­ler ou de s’af­fron­ter sur un sujet et on est vision­naire de ce qui se passe entre ces deux per­son­nes dont peut-être eux-mêmes n’ont pas con­science. C’est cette dimen­sion-là qui est la plus impor­tante dans l’écri­t­ure. Quand on écrit, finale­ment, il y a la face immergée de l’ice­berg et tout ce qui sous-tend ce dia­logue. C’est ça que j’at­tends de l’im­pro­vi­sa­tion. Elle ne m’ap­porte pas du lan­gage, de la parole. Je dirais qu’il n’y a rien de plus facile que d’écrire du dia­logue ou de la parole mais, en revanche, cern­er ces enjeux dont je par­lais, c’est ce qui est finale­ment le plus essen­tiel.

B.D.: Tu indiques dans le pro­gramme dis­tribué aux spec­ta­teurs que deux élé­ments ont été à l’o­rig­ine du spec­ta­cle. D’abord cette idée du cer­cle qui a don­né son nom au spec­ta­cle. Le théâtre fait la part belle en général à la frontal­ité. Se pose la fameuse ques­tion du qua­trième mur, tou­jours un peu trou­ble. Je pense notam­ment aux Marchands, lorsque le per­son­nage regarde la télévi­sion sans télévi­sion et qu’il regarde le pub­lic. Ici, c’est, sem­ble-t-il, une con­ver­sa­tion avec Peter Brook qui a don­né nais­sance et con­fir­mé cette idée ou en tout cas qui t’a mis sur ce chemin dif­férent, de ne plus avoir un rap­port unique­ment frontal mais ce rap­port cir­cu­laire. Était-ce pour toi une idée anci­enne ?

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Bernard Debroux
Écrit par Bernard Debroux
Fon­da­teur et mem­bre du comité de rédac­tion d’Al­ter­na­tives théâ­trales (directeur de pub­li­ca­tion de 1979 à 2015).Plus d'info
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