LORS D’UNE CONFÉRENCE du festival d’Avignon 2009, une spectatrice demande à Claude Régy si l’acteur d’ODE MARITIME, Jean-Quentin Chatelain, a fait un travail spécifique sur la voix. Cette voix mâtinée d’un vague accent suisse que l’on pourrait tout aussi bien imaginer du nord de la France ne laisse jamais indifférent. Voix au timbre clair, voix tour à tour évanescente et concrète, elle s’annonce immédiatement comme l’expression d’une singularité et pourrait ainsi suggérer chez certains l’idée d’une artificielle construction. Non, répond Claude Régy, la voix n’a pas été modifiée ou fabriquée. Le metteur en scène pose justement un regard très critique sur l’expressivité des voix et réfute tout excès d’intention, toute intonation trop référencée qui jetterait comme un sort à chaque mot, leur insufflant un sens univoque, empêchant le texte de se déployer dans l’imaginaire toujours considéré plus large du spectateur : « Je cherche au maximum à mettre le spectateur en relation avec l’écriture, à lui proposer un rôle actif, où il ne s’agit pas de voir passivement, mais de créer en même temps, à partir de ce qui est proposé. Il faudrait toujours que le public se sente en état de création. »1
Fernando Pessoa, qui disait pouvoir réinventer le monde dans l’arrière-salle d’un café de Lisbonne, a très peu voyagé. Ce récit est celui de tous ses renoncements. Il est signé Alvaro de Campos, l’un des hétéronymes extravertis de Pessoa qui va prendre en charge ce long poème de deux mille vers, tour à tour intime, tristement lucide, meurtri et violent. ODE MARITIME est le récit d’un homme qui n’a pas vécu sa vie, un homme qui serait prêt à endurer tous les voyages possibles, suivre tout les marins du monde, qu’ils soient pirates ou pêcheurs, pourvu qu’il puisse quitter la tranquillité morne de son quotidien. Comme beaucoup d’autres textes montés par Régy, celui-ci n’est pas destiné au théâtre et comme Pessoa n’a rien publié de son vivant, le projet même de le porter sur un plateau lui désigne une voix, lui confère une résonance publique.
Ceux qui ont vu Jean-Quentin Chatelain dans ce spectacle se souviennent alors de sa capacité à ne pas imposer une signature vocale mais à laisser s’instaurer comme un effet d’étrangeté qui ne prendrait jamais le dessus sur le texte, lui préservant toute sa force poétique, oratorio ou prière à même de conserver l’infinie signification des mots, sans pour autant en évacuer toute intonation. Ici le travail vocal cherche plutôt à neutraliser tout affect réaliste, trop vite identifiable. Il en agite d’autres, alternant silence, voix basse, ou cris étouffé à même de rendre compte du déchirement de ne pouvoir vivre sa vie, d’une musicalité inscrite dans la pulsion même de l’écriture, le sentiment océanique d’un homme à quai qui regarde un paquebot entrer dans le port, d’autres partir sans jamais pouvoir les rejoindre. Le dépouillement du dispositif scénique contribue à cette convocation où le travail sonore est central : l’homme, au plus près du public, est immobile sur un ponton, comme en suspension, éclairé de discrètes touches de lumière.
Si l’on accepte la pureté recherchée de Régy, peut-être sommes-nous à même d’y entendre alors tout les remords de Pessoa et dans une écoute encore plus affûtée le cheminement intime, des renoncements à la colère, qui fit advenir l’écriture. Les représentations D’ODE MARITIME évoquaient l’homme discret qui arpentait les rues de Lisbonne, cet homme occupé à traduire des lettres commerciales dans des bureaux d’import-export et celui qui au travers de ses multiples hétéronymes, autres lui-même, décidait de vivre toutes les vies et « sentir tout de toutes les manières » :
« Je veux partir avec vous, je veux partir avec vous,
En même temps avec vous tous
Partout où vous êtes allés !
Je veux affronter de front vos périls, sentir sur mon
visage les vents qui ont ridé les vôtres,
Prêter mon bras à vos manœuvres, partager
vos tempêtes,
Comme vous arriver, enfin en des ports
extraordinaires !
Fuir avec vous la civilisation ! »