Pénombres et angles morts de la mémoire

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Pénombres et angles morts de la mémoire

Le 23 Juil 2012
Article publié pour le numéro
Couverture numéro 113_113 - Le théâtre à l’opéra, la voix au théâtre
113 – 114

DANS ÉCORCES, Georges Didi-Huber­man s’interroge sur la trans­mis­sion de la mémoire à par­tir des qua­tre pho­togra­phies pris­es en août 1944 à Auschwitz- Birke­nau, par un mem­bre du Son­derkom­man­do qui, au péril de sa vie, a témoigné de l’irreprésentable. Ces qua­tre clichés sont nos seules images d’une opéra­tion de gazage. En guise de témoignage tou­jours, trois d’entre elles ont été repro­duites sur des stèles plan­tées sur les lieux du géno­cide, entre une forêt de bouleaux roman­tiques et les ruines de ce qui fut le cré­ma­toire. Mais ces repro­duc­tions ont été retouchées, « recadrées » pour accentuer la lis­i­bil­ité du geste bar­bare et ren­dre le sujet représen­té absol­u­ment lit­téral : la pénom­bre et l’angle mort y ont dis­paru. L’image mod­i­fiée ignore le regard fugi­tif du pho­tographe et le fait essen­tiel qu’il a fal­lu se cacher pour une cap­ture à la volée ; elle nous impose l’évidence d’un fait accom­pli et nie le dan­ger d’un geste voyeuriste mal cadré. Ce « témoignage dés­espéré » d’une réal­ité his­torique sim­pli­fiée voire « enjo­livée » serait donc une trahi­son de la mémoire.

L’Histoire dans le théâtre de War­likows­ki est celle, mal cadrée, des pénom­bres et des angles morts. L’acuité de son regard perçant – sur la ques­tion juive et la déné­ga­tion de l’Holocauste en Pologne ; la reli­gion et l’éclatement des idéolo­gies ; les enjeux de pou­voir, les guer­res sanglantes et les tragédies famil­iales ; les tabous, la morale, et l’identité sex­uelle – n’épargne per­son­ne, ni le(s) texte(s), ni les per­son­nages, ni le pub­lic. S’il se défend d’enjo­liv­er les images de l’Histoire, il les dis­tille dans la psy­ché exaltée des hommes. Dans son esthé­tique roman­tique ancrée dans une soli­tude post­mod­erne, l’Histoire dévaste la sub­jec­tiv­ité d’un indi­vidu en rup­ture avec le monde. À la mémoire col­lec­tive se sub­stitue celle, intime, d’une con­science isolée. Ce passé sin­gu­lar­isé, cette chimère effrayante qui pour­suit les anges d’un ciel déserté par les dieux, provo­quent l’éclatement de la pen­sée et une mélan­col­ie nauséeuse. Le héros war­likowskien, anonyme effon­dré sur la faïence blanche, ne peut se libér­er qu’en affrontant les vérités « pix­el­lisées » dans sa con­science. Mémoire col­lec­tive, famil­iale, per­son­nelle ; rêve et fan­tasmes, cauchemars et trau­ma­tismes – War­likows­ki puise dans ce chaos d’images déli­rantes un matéri­au vision­naire pour son écri­t­ure théâ­trale.

Il n’y a plus de texte pré-établi dans son théâtre. L’écriture du plateau est basée sur un libre
assem­blage d’adaptations de pièces, de romans et de textes impro­visés ; le mon­tage com­plexe crée une pièce orig­i­nale et frag­men­tée qui trou­ve sa forme et son sens dans un long proces­sus de réflex­ion col­lec­tive et de répéti­tions. Mais com­ment les choses se passent-elles à l’opéra ? Si le tra­vail sur la mémoire et le con­flit est engagé dans une totale lib­erté au théâtre, quelle écri­t­ure con­cevoir pour un genre dont le sujet, la tem­po­ral­ité, les chanteurs lui sont imposés ?

Face à l’horizontalité de son écri­t­ure théâ­trale, il conçoit pour l’opéra une écri­t­ure ver­ti­cale qui, super­posée à l’œuvre lyrique, se présente comme un kaléi­do­scope de réal­ités simul­tanées. Cette stratégie nar­ra­tive existe aus­si dans son théâtre mais l’écriture musi­cale – enchevêtrement de voix, de sit­u­a­tions et de tem­po­ral­ités dif­férentes – lui facilite l’usage d’une strat­i­fi­ca­tion dra­maturgique.

La dra­maturgie, écri­t­ure con­ceptuelle poly­phonique d’une œuvre dev­enue pré-texte, se présente sou­vent sous la forme nar­ra­tive du flash-back ; le réc­it (dans l’aria notam­ment) devient le point de vue d’un per­son­nage qui se livre à une intro­spec­tion aut­o­cri­tique dans une simul­tanéité tem­porelle – dans PARSIFAL, la coex­is­tence des trois vies de Par­si­fal : l’enfant chétif omniprésent, le chaste fol chan­tant, et un vieil­lard han­tant le plateau ; dans IPHIGÉNIE EN TAURIDE, une Iphigénie âgée, per­due dans une mai­son de retraite, regarde défil­er des scènes de sa jeunesse à Mycènes et en Tau­ride – tan­tôt l’une tan­tôt l’autre, son dédou­ble­ment ren­voie à la soli­tude d’une vieil­lesse aban­don­née, à sa mémoire nég­ligée, jamais écoutée. Cette simul­tanéité exis­ten­tielle super­pose aus­si les visions post-trau­ma­tiques du Roi Thoas ; le cauchemar obses­sion­nel d’Oreste, scène de mat­ri­cide où des Clytemnestre clonées meurent indéfin­i­ment sous le geste fatal.

Ces dra­matur­gies de la mémoire enga­gent une mul­ti­tude de fig­ures silen­cieuses qui rôdent sur le plateau – les pen­sion­naires de la mai­son de retraite, femmes âgées mas­ti­quant un gâteau fade face au pub­lic ; les enfants dans MACBETH, deuil fan­tas­mé d’un cou­ple stérile qui com­pense l’absence d’héritier par le pou­voir ; les Mick­ey Mouse dans LE ROI ROGER, expres­sions de la vision hal­lu­cinée du roi ; le per­son­nage de Dave Bow­man dans PARSIFAL, per­son­nage extra-opéra­tique dont l’énigme finit par déplac­er le sens même de l’œuvre.

Le théâtre à l’italienne dans les maisons d’opéras est un théâtre d’angles morts et de pénom­bres. War­likows­ki exploite toute la scène et se défend d’une vision per­spec­tiviste. L’espace de la scène de l’Opéra Gar­nier, les côtés cour et jardin, est exploité de façon max­i­male dans IPHIGÉNIE EN TAURIDE. La mémoire débor­de aus­si du cadre rigide du genre et se loge dans tous les recoins du cadre tem­porel. Avec des scènes silen­cieuses avant l’ouverture, entre les scènes et les actes, durant l’entracte et à la fin même de l’œuvre, tout devient matière à ronger le temps musi­cal au prof­it d’une tem­po­ral­ité plas­tique, celle dans laque­lle une kitsch Mné­mosyne (déesse de la mémoire) encom­brante et voyeuriste habite tous les espaces et tous les instants.

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Krzysztof Warlikowski
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Leyli Daryoush
Leyli Daryoush
Leyli Daryoush est musicologue de formation et docteure en études théâtrales. Dramaturge, chercheuse, spécialiste de l’opéra,...Plus d'info
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