Fragments d’un discours (critique) sur Jean-Paul Chambas

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Fragments d’un discours (critique) sur Jean-Paul Chambas

Le 5 Juil 1982
Don Giovanni de Mozart - Mise en scène: Jean-Pierre Vincent - Scénographie: Jean-Paul Chambas
Don Giovanni de Mozart - Mise en scène: Jean-Pierre Vincent - Scénographie: Jean-Paul Chambas
Don Giovanni de Mozart - Mise en scène: Jean-Pierre Vincent - Scénographie: Jean-Paul Chambas
Don Giovanni de Mozart - Mise en scène: Jean-Pierre Vincent - Scénographie: Jean-Paul Chambas
Article publié pour le numéro
Scénographie images et lieux-Couverture du Numéro 12 d'Alternatives ThéâtralesScénographie images et lieux-Couverture du Numéro 12 d'Alternatives Théâtrales
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Théâtre

J. P. Cham­bas a récem­ment exposé à l’ARC une série de dessins, Monopéra,qui mon­tre la présence de la théâ­tral­ité dans son tra­vail de pein­tre. Comme un met­teur en scène, il y livre son imag­i­naire en réin­té­grant des représen­ta­tions déjà exis­tantes ( une pho­to de la Callas, une sculp­ture de Bernin, un per­son­nage du Tin­toret, un frag­ment d’ar­chi­tec­ture baroque…). Le rythme dra­ma­tique naît du jeu entre plages noires ou zones vides, et ces morceaux de fig­u­ra­tion. Tout est objet de théâ­tral­i­sa­tion : les ombres et les lumières devi­en­nent maquil­lages sur les vis­ages, et ne sont d’ailleurs présents que des per­son­nages livrés à l’ex­pres­siv­ité, qu’il s’agisse de can­ta­tri­ces ou de stat­ues baro­ques. Chaque dessin est un petit théâtre, ou plutôt un petit acte auquel J. P. Cham­bas a don­né un titre, dont il a fait la dis­tri­b­u­tion, avec une préférence pour les per­son­nages lourds d’his­toires, la Callas, Toulouse-Lautrec, Lud­wig, et quelques autres mon­stres sacrés. En réu­til­isant pein­tures, sculp­tures, pho­togra­phies, ces dessins touchent la lim­ite où l’art ne pour­rait plus présen­ter que du déjà représen­té — prob­lé­ma­tique proche de celle du théâtre qui depuis longtemps se pense comme un art réflexif. A plus forte rai­son, ses décors ne choisiront donc pas de traduire directe­ment le réel, mais d’en manip­uler les représen­ta­tions : les décors de La Tosca rêvent l’esthé­tique baroque, ceux des Cor­beaux per­ver­tis­sent le goût bour­geois- lais­sant appa­raître, en palimpses­te, les images préex­is­tantes : églis­es romaines, salon d’Au théâtre ce soir.

Archi­tec­ture

Les décors de J. P. Cham­bas, coréal­isés par un scéno­graphe, Philippe Boudin, définis­sent un espace qui n’est jamais struc­turé par l’ar­chi­tec­ture. Elle y est pour­tant très présente, mais seule­ment sous forme d’im­age. Les ouver­tures suc­ces­sives et les vol­umes des décors de La Tosca et de Don Juan sont pure­ment mag­iques, pure­ment théâ­traux, ils n’épousent pas les con­struc­tions peintes sur les pan­neaux ou les toiles, coupoles, arcades, colonnes…

Ces courbes, ces salons sans portes, ces pan­neaux qui glis­sent devant d’autres sont presque tou­jours des espaces en déséquili­bre, qui se fondent à la fois sur une cita­tion et un brouil­lage de l’ar­chi­tec­ture. La chem­inée du salon des Cor­beaux n’est pas au cen­tre, le sol de la Trilo­gie est peint comme le serait un mur, le plateau de Don Juan est sur­chargé d’un côté, et presque vide de l’autre… Dynami­sa­tion éminem­ment théâ­trale, recherche du déséquili­bre anti-archi­tec­turale.

Au lieu d’un décor archi­tec­tur­al, il pro­pose une mise en pro­fondeur de la pein­ture, c’est à dire une pro­duc­tion simul­tanée, sans rap­port hiérar­chique entre eux, d’un décor-espace et d’un décor-image. Par là, les décors de J. P. Cham­bas se démar­quent des décors de pein­tre où l’e­space reste sec­ondaire, inféodé à l’im­age. Dans sa démarche espace et image sont autonomes, ils ne fusion­nent pas, il sub­siste entre eux de petits frot­te­ments, de petits chocs· un dessin aux bor­ds effacés sur un pan­neau bien ter­miné, une bande de papi­er peint qui n’épouse pas la cour­bu­re du mur sur laque­lle elle est col­lée… Ce décalage n’est pas con­flit, il démul­ti­plie la per­cep­tion au lieu de la forcer en l’u­nifi­ant : on voit à la fois une scéno­gra­phie et un décor, non super­posés. Il donne à voir un lieu qui aurait trem­blé et se serait dif­frac­té, dédou­blé, lieu-image et lieu-espace. De même, sou­vent chez lui, l’im­age scénique rebon­dit sur les murs de la salle, comme si là aus­si il y avait eu trem­ble­ment et que le décor ait franchi par hasard la fos­se d’orchestre.

« Pour Tintoret, mon opéra » Dessin marouflé sur toile Jean-Paul Chambas 1982 discours - Photos Enguerand
« Pour Tin­toret, mon opéra » Dessin marou­flé sur toile Jean-Paul Cham­bas 1982 dis­cours — Pho­tos Enguerand

Pein­ture

En jouant, J. P. Cham­bas nous livre aus­si les règles du jeu de pein­dre : dans ces décors il y a comme une mise en évi­dence des mécan­ismes et des moyens de la pein­ture. Il y a là, man­i­festés dans leur dif­férence plas­tique : la fig­u­ra­tion, présente dans les frag­ments de représen­ta­tions sou­vent repris­es des codes de l’im­age théâ­trale — les ciels et les paysages de Don Juan sont des toiles peintes· et aus­si des cita­tions de sa pein­ture ou même des mar­ques libres, non fig­u­ra­tives, a‑signifiantes, gestes sim­ple­ment, les preuves de sa main : des graphismes col­orés s’en­tremê­lent sans rai­son sur un mur des Cor­beaux, des mar­ques ros­es et bleues envahissent le sol de la Trilo­gie.Les élé­ments du jeu plas­tique sont là dis­séminés, comme si, lais­sés un moment au hasard, ils s’é­taient arrêtés dans une com­bi­nai­son juste, une sus­pen­sion frag­ile qui est l’im­age finale du décor : il ne s’est pas for­mé à par­tir d’une idée a pri­ori,ou d’un sens à don­ner, mais est sur­venu d’une manip­u­la­tion lucide du hasard auquel ont été livrées les don­nées de la représen­ta­tion pic­turale.

Et pour­tant, ces décors au hasard, vus sous un autre angle, pour­raient être dits très dra­maturgiques — recourant par exem­ple à l’utili­ sation de la par­tie pour le tout ( un pan de mur cou­vert de tableaux fig­u­rant une pièce de Ver­sailles, des ban­des de papi­er peint grossi, devenu étrange, col­lé sur une sorte de velours rouge omniprésent, com­plète­ment ren­du à sa capac­ité d’op­pres­sion). Mais dans le même temps, ces décors affir­ment leur part d’ar­bi­traire, l’ex­is­tence d’un univers pic­tur­al choisi hors du théâtre, avant lui, qui a sens sans lui, ‑arbi­traire Cham­bas : les lignes rouges ou jaunes qui courent un peu partout le long des murs, les cray­on­nages qui brouil­lent les esquiss­es, la man­i­fes­ta­tion, à tra­vers la mise en évi­dence des bor­ds de la pein­ture, d’un cer­tain ma/ fait, d’une vul­néra­bil­ité de la représen­ta­tion… Comme si ces décors répondaient à la fois à deux néces­sités. Néces­sité restreinte : la dra­maturgie, l’u­nivers, l’at­mo­sphère de cette fable.
Néces­sité générale : celle que le décor pose son autonomie, ce qui ne veut pas dire que le spec­ta­cle devi­enne une auberge espag­nole, mais boule­verse les habi­tudes hiérar­chiques de la mise en scène. Si les décors de J. P. Cham­bas échap­pent au dilemme clas­sique décor-vision ( univers plas­tique sub­jec­tif} / décor-dis­cours ( adjonc­tion fig­urée à la réflex­ion dra­maturgique), c’est aus­si parce qu’ils s’in­scrivent dans un théâtre qui tente de pren­dre la parole sur le monde sans vis­er l’u­ni­voc­ité.

Théâtre

Le spec­ta­teur cherchera en vain à lire, à inter­préter ce qu’il voit. Ni soci­ologiques, ni sym­bol­iques, ni épiques, ces décors ne peu­vent être regardés unique­ment dans leur rap­port à la fable : ils sont un regard sur la mise en scène plutôt qu’une de ses com­posantes, et, en cela ils s’adressent moins au per­son­nage ou à l’ac­teur que directe­ment au spec­ta­teur. Jouant comme une mise en con­di­tion du spec­ta­teur, le décor devient aus­si une con­di­tion de pos­si­bil­ité du spec­ta­cle.
J. P. Cham­bas donne corps, non à la fic­tion, mais à l’imag­i­naire de la représentation·qui a Iieu.

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Anne-Françoise Benhamou
Anne-Françoise Benhamou est professeure en Études théâtrales à l’ENS-PSL et dramaturge.Plus d'info
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