Juan Carlos García, une mémoire physique
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Juan Carlos García, une mémoire physique

Le 27 Mai 1996
Article publié pour le numéro
Vitesse, Danse et mémoire-Couverture du Numéro 51 d'Alternatives ThéâtralesVitesse, Danse et mémoire-Couverture du Numéro 51 d'Alternatives Théâtrales
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POUR JUAN CARLOS GARCIA, choré­graphe et directeur artis­tique de la com­pag­nie Lanón­i­ma Impe­r­i­al, la scène est le miroir de la vie, le cadre dans lequel il aimerait voir rassem­blées ses réflex­ions sur les mys­tères de l’ex­is­tence. 

Dans ses créa­tions, Juan Car­los Gar­cía utilise fréquem­ment comme points de départ des élé­ments opposés : la lumière et l’obscurité, la rai­son et la pas­sion, l’unité et la mul­ti­plic­ité, l’amour et la mort. Il ne veut pas répéter des pas, des images, des sché­mas, mais offrir plutôt un proces­sus changeant, où le spec­ta­teur peut choisir par­mi une avalanche d’impressions divers­es provo­quées par des inter­prètes qui évolu­ent indi­vidu­elle­ment. 

« Je me sens com­pris lorsque le spec­ta­teur, s’il voit plusieurs fois mes spec­ta­cles, peut décou­vrir une œuvre dif­férente à chaque fois, avoue Juan Car­los. Quand nous nous promenons dans la rue, il se passe beau­coup de choses, mais il n’y en a que quelques-unes qui restent gravées dans notre esprit. Nous por­tons notre atten­tion sur quelque chose et, un instant plus tard, elle sem­ble déjà avoir dis­paru. C’est un proces­sus de sélec­tion per­ma­nente ; nous sommes tou­jours en train de sélec­tion­ner, selon notre état d’esprit, par­mi tout ce que captent nos sens, et ces impres­sions influ­enceront ensuite, à leur tour, notre humeur. C’est un cycle con­tin­uel. 

Vitesse et mémoire sont des ter­mes qui évo­quent le lan­gage infor­ma­tique ; ce sont des vari­ables qui dépen­dent de la puis­sance et de la capac­ité de chaque ordi­na­teur. Et, comme les ordi­na­teurs, les danseurs ont égale­ment une hor­loge interne qui mar­que le rythme du tra­vail, comme ils ont aus­si une mémoire ali­men­tée par la ten­sion per­ma­nente et une autre dont le con­tenu ne s’efface jamais. »

Les danseurs sont-ils aus­si cyberné­tiques ? 

« Je dois avouer que je ne maîtrise pas assez le lan­gage infor­ma­tique, mais mal­gré tout il est clair que la vitesse est le signe qui régit notre époque. De n’im­porte quel endroit, nous pou­vons rejoin­dre par télé­phone l’autre extrémité du globe ; nous le par­courons con­stam­ment en avion ou sur l’In­ter­net. L’homme a tou­jours essayé d’obtenir plus d’ef­fi­cac­ité par la vitesse. Une infor­ma­tion est d’au­tant plus effi­cace qu’elle est com­mu­niquée avec rapid­ité. J’ai tou­jours été épaté par l’im­por­tance de la vitesse lorsque l’on essaye de reli­er le mou­ve­ment physique de l’interprète et la récep­tiv­ité du spec­ta­teur, fac­teur pure­ment men­tal. La quan­tité d’in­for­ma­tions que vous four­nissez en com­posant une séquence doit s’ajuster instan­ta­né­ment à la capac­ité récep­tive du spec­ta­teur, afin que ces infor­ma­tions se con­nectent à un secteur de sa mémoire et lui sug­gèrent des sit­u­a­tions, des émo­tions et des rela­tions poé­tiques qui l’obligent à faire atten­tion à ce qui se passe sur la scène. » 

Pour­tant, le rythme d’une œuvre n’est pas seule­ment une affaire de vitesse ? 

« Bien sûr, il faut créer des con­trastes. Pour ma part, j aime beau­coup jouer avec les con­trastes sur tous les plans et il est évi­dent que sans une cer­taine alter­nance des temps rapi­des et des temps lents, il est impos­si­ble d’obtenir un rythme. Et le rythme est un des fac­teurs indis­pens­ables pour arriv­er à capter l’at­ten­tion du spec­ta­teur et pour la main­tenir. Ain­si donc, une fois le lien établi, le spec­ta­cle doit offrir aus­si des élé­ments avec lesquels le spec­ta­teur peut s’i­den­ti­fi­er, même incon­sciem­ment ; des élé­ments qui met­tent sa pen­sée en marche. Ain­si vous arrivez à la com­mu­ni­ca­tion. Le spec­ta­teur recréera, com­posera sa pro­pre œuvre à par­tir de cette pos­si­bil­ité d’i­den­ti­fi­ca­tion. »

Il s’agit donc d’établir un lien avec sa mémoire ? 

Compagnie Lanénima Imperial Photo Ros Ribas
Com­pag­nie Lanén­i­ma Impe­r­i­al Pho­to Ros Ribas

« La mémoire est extrême­ment impor­tante autant du côté du créa­teur-inter­prète que du côté du spec­ta­teur. Je crois que les danseurs ont une intel­li­gence physique et nous, les choré­graphes, nous jouons avec cette intel­li­gence. Quand nous util­isons leur corps, nous le faisons en exploitant tout le bagage qu’ils por­tent en eux. Ce qui se passe sur la scène a quelque chose à voir avec les expéri­ences des indi­vidus et le spec­ta­teur doit trou­ver dans sa mémoire quelque chose qui le mette en rap­port avec ces expéri­ences. Peut-être ne com­pren­dra-t-il pas ce qui se passe, mais s’il est pris par ce qu’il voit et entend, c’est qu’un secteur de sa mémoire a été vive­ment touché. »

Peut-on dire que vous, les danseurs, vous tra­vaillez sur l’évo­ca­tion de cer­tains paysages de la mémoire ? 

« Pour moi, la danse est aus­si éloignée du ver­bal et de la lit­téra­ture, qu’elle est proche de la mémoire physique. La vision de la danse est image et lumière, une chose exclu­sive­ment physique. La danse se réalise par des phénomènes physiques et non intel­lectuels : la lumière, la musique, l’image. La mémoire est ce que nous sommes. C’est la somme de nos expéri­ences, cer­taine­ment davan­tage emma­gas­inées dans l’inconscient que dans la con­science. Notre cerveau ne com­prend que dix pour cent de tous les proces­sus que nous accu­mu­lons. La mémoire cat­a­logue ces infor­ma­tions et, lorsque nous com­posons, créons et trans­met­tons, nous le faisons tou­jours selon notre pro­pre bagage. »

Si je vous com­prends bien, la créa­tion sur­gi­rait en par­tie du sub­con­scient de l’in­ter­prète sous forme de mou­ve­ments que le choré­graphe se lim­it­erait à ordon­ner en vue d’assurer la néces­saire con­nex­ion avec le sub­con­scient du spec­ta­teur ? 

« Pas tout à fait, bien qu’il y ait évidem­ment une volon­té de trans­met­tre une façon de com­pren­dre la vie. Il est tou­jours dif­fi­cile d’expliquer avec des mots en quoi con­siste exacte­ment mon tra­vail. Prob­a­ble­ment parce que je ne tra­vaille presque jamais sur un seul thème. Ce qui m’in­téresse, c’est de créer un espace où peu­vent se dévelop­per simul­tané­ment plusieurs his­toires : des his­toires nées, entre autres, de la rela­tion entre les danseurs et de leur rap­port avec la musique que nous avons choisie. Parce que la vie est ain­si : une accu­mu­la­tion de plusieurs his­toires, avec des ten­sions entre ses divers élé­ments et entre les divers­es manières de les com­pren­dre et de les exprimer. » 

Comme tant de créa­teurs espag­nols, Juan Car­los Gar­cia est arrivé tard dans le monde de la danse. Après quelques expéri­ences dans le groupe de théâtre Ake­larre de son Bil­bao natal, il se sent attiré par l’improvisation libre. Avec le musi­cien Clau­dio Zul­län, il forme le Duo Dheno et, à vingt ans, il décide d’étudier la danse à l’Institut del Teatre de Barcelone. 

Trois ans plus tard, il fait par­tie du Bal­let Con­tem­po­rani de Barcelona. Une bourse octroyée par le gou­verne­ment basque le con­duit au Cen­tre nation­al de danse con­tem­po­raine d’Angers, dirigé par Vio­la Far­ber. Il se joint ensuite, comme danseur, au groupe Emile Dubois de Jean-Claude Gal­lot­ta, avec lequel il tra­vaille deux ans. Ensuite, c’est le départ pour New York. Au Cun­ning­ham Dance Stu­dio, il décou­vre les fonde­ments de sa future con­cep­tion choré­graphique : « Ce qui m’a attiré au Cun­ning­ham, dit-il, c’est la manière de struc­tur­er et de com­pren­dre l’espace et le temps ; là, j’ai com­pris que la capac­ité expres­sive du corps pou­vait même sur­gir du sim­ple hasard. » : 

À son retour des Etats-Unis, il atter­rit de nou­veau à Barcelone où, après sa par­tic­i­pa­tion à une œuvre du groupe Gelabert/Azzopardi, il décide qu’il est temps de penser à sa pro­pre com­pag­nie. 

En 1986, il fonde Lanén­i­ma Impe­r­i­al. Au suc­cès de son « opera pri­ma », EPPUR SI MUOVE (Et pour­tant, elle tourne, 1986), suc­cède sa créa­tion de CASTOR/POLUX (Castor/Pollux, 1989) avec une dis­tri­b­u­tion exclu­sive­ment mas­cu­line. Dans ce bal­let, les élé­ments de dual­ité et de con­traste, qui plus tard seront les car­ac­téris­tiques majeures de l’œuvre de Juan Car­los Gar­cia, revê­tent leur forme la plus pure. KATIROS (Mesure juste, 1990), par con­tre, met plutôt l’accent sur l’unité et la mul­ti­plic­ité, intro­duisant en plus la nou­veauté des femmes qui, à par­tir de ce moment, fer­ont par­tie d’un groupe qui se plaît à jouer avec les émo­tions, le temps, le silence, le hasard, les asso­ci­a­tions et la dis­tance entre les corps.

Avec AFANYA’T POC A POC (Dépêche-toi tran­quille­ment, 1991), le choré­graphe sem­ble ini­ti­er sa rela­tion par­ti­c­ulière avec la vitesse. Con­traire­ment à ce qui est habituel — le crescen­do dans le rythme de l’œuvre —, AFANYA’T com­mence à toute vitesse et, comme si l’élan se per­dait peu à peu, l’œuvre avance vers la lenteur. Après cette créa­tion, la plus emblé­ma­tique de Juan Car­los, vien­dra un petit poème sur le chaos, AUGURIS PARA H (Des vœux de bon­heur pour H, 1992). Main­tenant, le choré­graphe est arrivé à une croisée de chemins : on pressent un pro­fond change­ment. Et ce fut le cas. Après un séjour de deux mois en Inde, Juan Car­los décide de repar­tir à zéro. Avec DIARIO D’UNES HORES (Jour­nal de quelques heures, 1994), il présente un monde ludique et fan­tas­tique, con­trastant com­plète­ment avec ECO DE SILENCI (Echo de silence, 1994), où règne une austérité non dépourvue d’une grande force expres­sive. C’est une œuvre dotée d’une forte charge affec­tive bien soulignée par la musique. ELS GESTOS DEL CAMI (Les gestes du chemin, 1994) est la dernière créa­tion de Lanén­i­ma Impe­r­i­al. Elle a sur­gi acci­den­telle­ment lors d’une tournée en Croat­ie. Un théâtre réduit en cen­dres, les décors retenus à la fron­tière et un groupe qui ne pou­vait se pro­duire : voilà d’où est née l’idée de choré­gra­phi­er les mille impres­sions et émo­tions vécues durant le voy­age. 

Traduit de l’es­pag­nol par Nadine Bucio

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