Inventer l’imaginaire des petites gens

Inventer l’imaginaire des petites gens

Le 22 Juin 2004

A

rticle réservé aux abonné·es
Article publié pour le numéro
Paul Emond-Couverture du Numéro 60 d'Alternatives ThéâtralesPaul Emond-Couverture du Numéro 60 d'Alternatives Théâtrales
60
Article fraîchement numérisée
Cet article rejoint tout juste nos archives. Notre équipe le relit actuellement pour vous offrir la même qualité que nos éditions papier. Pour soutenir ce travail minutieux, offrez-nous un café ☕

IL POURRAIT BIEN y avoir une sorte de cohérence à traiter, à quelques mois d’in­ter­valle, de l’écri­t­ure de Paul Emond après avoir ten­té d’analyser l’univers para­dox­al et sin­guli­er des spec­ta­cles de Macha Makeieff et Jérôme Deschamps1. Des deux côtés, de la part des beaux esprits qui s’en tien­nent à la sur­face des choses, le même soupçon de prosaïsme, de banale plat­i­tude, de triv­i­al­ité com­plaisante, voire de mépris, de con­de­scen­dance et de vul­gar­ité. C’est dire com­bi­en ces écri­t­ures — l’écri­t­ure textuelle de Paul Emond comme l’écri­t­ure scénique des Deschamps —, dérangent, per­turbent, désta­bilisent notre con­fort de lec­ture quant à la représen­ta­tion des petites gens sur un plateau de théâtre, dans le cadre d’une fic­tion qui revendique tout à la fois son enracin­e­ment dans le quo­ti­di­en et Le droit à sub­limer cette triv­i­al­ité quo­ti­di­enne dans le rêve et la poésie. 

D’abord, il y a les prénoms de cette infinie galerie de per­son­nages sans patronyme, comme pour les ren­dre plus anonymes et plus fam­i­liers, comme pour soulign­er aus­si la crise d’i­den­tité per­ma­nente qui les tra­verse, cette dif­fi­culté à exis­ter, à vivre, à « se faire un nom » ou une place dans la vie : les Lucien, Richard, Raoul, Fer­di­nand, Bernard, Albert, flan­qués de leurs Hélène, Mar­guerite, Vio­lette, Yvette, Cyn­thia, Astrid ouvrent un champ imag­i­naire assez large pour réc­on­cili­er l’État Civ­il d’une Mai­son, Com­mune ou Mairie de quarti­er et la lec­ture naïve, émer­veil­lée de « Gala » ou « Point de vue/Images du monde ». Par­fois, assez rarement — mais c’est l’ex­cep­tion qui con­firme la règle, car il y a dans l’écri­t­ure de Paul Emond aucune sys­té­ma­ti­sa­tion des procédés — un nom de famille s’im­misce sub­rep­tice­ment dans la liste des prénoms : c’est le cas de Flam­bard dans MALAGA, mais alors l’onomastique et la con­no­ta­tion relaient l’or­di­naire des sonorités et con­tribuent à sug­gér­er un car­ac­tère, en l’oc­cur­rence hâbleur, van­tard, soupe-au-lait, bouil­lon­nant, colérique … 

En revanche, suiv­ant en cela les pré­ceptes fon­da­teurs du drame bour­geois tels que Diderot les à défi­nis, Paul Emond sem­ble accorder un soin très atten­tif à pré­cis­er la « con­di­tion » de ses per­son­nages : la cel­lule famil­iale et le cou­ple occu­pent sans aucun doute le cœur de sa mytholo­gie intime. Mariage et divorce s’imbriquent par­fois, comme dans MALAGA, jusqu’à la con­fu­sion. L’homme et la femme mar­iés ne sont dans l’ensemble que des séparés, des aban­don­nés, des divor­cés en sur­sis. L’ex­as­péra­tion du cou­ple le dis­pute en per­ma­nence à la soli­tude. Les GRINCEMENTS ET AUTRES BRUITS qui don­nent leur titre générique aux cinq sketch­es ain­si regroupés ne ren­voient-ils pas pré­cisé­ment à cette thé­ma­tique très générale de la dif­fi­culté à vivre, seul ou à deux, dans un monde qui, de la frus­tra­tion sex­uelle à l’usure de la vie con­ju­gale en pas­sant par le rit­uel de la scène de ménage, ne laisse guère d’autre alter­na­tive que la ten­dresse résignée ou les pul­sions meur­trières Quant au gen­dre adoré (RUPTURE) ou à la belle-mère repous­soir (FEUILLETON), ils ne sont que l’é­cho pro­jeté (ou pro­longé) d’une généra­tion, en aval ou en amont, des ten­sions con­ju­gales de la plu­part des pro­tag­o­nistes. 

Mais qui dit « con­di­tion » dit aus­si con­di­tion sociale, voire activ­ité pro­fes­sion­nelle, comme chez Louis-Sébastien Merci­er où le vieux Dominique est père certes, mais aus­si, comme le titre de la pièce le souligne : vinaigri­er. Il y a d’abord les chômeurs ou les act­ifs guet­tés par le chô­mage, ain­si que des femmes au foy­er qui s’ennuient : leur désœu­vre­ment ren­voie à la grande vacuité de l’ex­is­tence quand elle n’est pas trompée par toutes sortes de romances ou de leur­res hyper­ac­t­ifs et dérisoires, comme notre civil­i­sa­tion de fin de siè­cle sait si bien les inven­ter. Il y à aus­si et surtout les mod­estes, les sans-grade, les employés, les petits-bour­geois : stan­dard­istes, chauf­feurs de taxi, coif­feurs … Ceux-là, aliénés par leur activ­ité quo­ti­di­enne, enchaînés à leur salaire men­su­el et à leur exis­tence sociale, ne recherchent l’évasion et la désal­ié­na­tion que dans une seule drogue — il y a para­doxale­ment peu d’ivrognes et de tox­i­co­manes dans le théâtre pour­tant très pop­u­laire et très con­tem­po­rain de Paul Emond ! — , mais c’est une drogue dure : le rêve, l’image, le fan­tasme. 

Les lieux qui déter­mi­nent les sit­u­a­tions, s’ils s’en­raci­nent dans le réel, ont aus­si presque tou­jours valeur sym­bol­ique : le hall de gare d’une petite ville de Wal­lonie, dans MALAGA, dit en ce jour de grève l’im­passe de quelques des­tins per­son­nels certes, mais à tra­vers eux, peut-être, le cul-de-sac his­torique de toute une com­mu­nauté ; les salons domes­tiques s’or­gan­isent tous autour de l’objet de culte qui devrait reli­er l’in­di­vidu au monde et pour­tant ne fait que l’isoler un peu plus : le poste de télévi­sion (FEUILLETON); les cham­bres à couch­er, comme les bancs publics, qui devraient en appel­er à l’amour et à la sex­u­al­ité ne font que soulign­er leur absence, leur dif­fi­culté et leur frus­tra­tion ; quant aux salons de coif­fure, leurs miroirs dif­fusent à l’in­fi­ni le reflet de vis­ages inas­sumés, inas­sou­vis, qui ne peu­vent plus « se voir en pein­ture » (CAPRICES D’IMAGES). 

A

rticle réservé aux abonné·es
Envie de poursuivre la lecture?

Les articles d’Alternatives Théâtrales en intégralité à partir de 5 € par mois. Abonnez-vous pour soutenir notre exigence et notre engagement.

S'abonner
Déjà abonné.e ?
Identifiez-vous pour accéder aux articles en intégralité.
Se connecter
Accès découverte 1€ - Accès à tout le site pendant 24 heures
Essayez 24h
Partager
auteur
Écrit par Yannic Mancel
Après l’avoir été au Théâtre Nation­al de Stras­bourg puis au Théâtre Nation­al de Bel­gique, Yan­nic Man­cel est depuis...Plus d'info
Partagez vos réflexions...
Précédent
Suivant
Article publié
dans le numéro
Paul Emond-Couverture du Numéro 60 d'Alternatives Théâtrales
#60
mai 2025

Paul Emond

23 Juin 2004 — Nous publions ici l'intervention que Michèle Fabien a prononcée au théâtre Marni en septembre 1999, peu avant sa disparition, lors…

Nous pub­lions ici l’in­ter­ven­tion que Michèle Fabi­en a pronon­cée au théâtre Marni en sep­tem­bre 1999, peu avant sa…

Par Michèle Fabien
Précédent
22 Juin 2004 — TITINA MASELLI : J'ai rencontré Michèle Fabien lorsque Marc Liebens mettait en scène QUARTETT d'Heiner Müller: il m'avait demandé d'en…

TITINA MASELLI : J’ai ren­con­tré Michèle Fabi­en lorsque Marc Liebens met­tait en scène QUARTETT d’Hein­er Müller : il m’avait demandé d’en faire la scénographie.Dès la pre­mière fois que j’ai vu Michèle, elle m’a sem­blé pleine d’in­tel­li­gence,…

Par Julie Birmant
La rédaction vous propose

Bonjour

Vous n'avez pas de compte?
Découvrez nos
formules d'abonnements

Mot de passe oublié ?
Mon panier
0
Ajouter un code promo
Sous-total