« J’ai toujours aimé travailler avec le chaos »
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« J’ai toujours aimé travailler avec le chaos »

Entretien avec Peter Zadek

Le 2 Juin 2004
Article publié pour le numéro
Paul Emond-Couverture du Numéro 60 d'Alternatives ThéâtralesPaul Emond-Couverture du Numéro 60 d'Alternatives Théâtrales
60
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OLIVIER ORTOLANI : Votre évo­lu­tion de met­teur en scène a‑t-elle con­nu des moments de rup­ture, des tour­nants par­ti­c­ulière­ment décisifs ou bien s’est-elle déroulée de manière con­tin­ue ? 

Peter Zadek : De nom­breuses rup­tures jalon­nent mon his­toire de met­teur en scène. J’ai com­mencé à tra­vailler en Angleterre, après la guerre. J’y ai fait une série d’es­sais dans des con­di­tions extrême­ment dif­fi­ciles, à tel point, que je ne savais pas si c’é­taient les con­di­tions qui étaient telle­ment dif­fi­ciles ou si je man­quais de tal­ent. Je ne savais qu’une seule chose : je con­tin­uerai, quoi qu’il arrive. Au début des années cinquante on m’a soudain col­lé l’é­ti­quette d’un met­teur en scène de Genet, d’Tonesco et du théâtre de l’ab­surde, dont je ne voulais absol­u­ment pas. Mais cette éti­quette me rendait crédi­ble, parce qu’elle allait de pair avec ma sit­u­a­tion d’émi­gré en Angleterre. (Elle ne m’a pas pour autant per­mis d’entrer dans un club — comme par exem­ple Le club John Osborne des jeunes hommes en colère —). Comme je ne pou­vais pas vivre des deux, trois mis­es en scène de Genet et d’Ionesco que j’avais réal­isées, j’ai mon­té tout ce qu’on m’of­frait en province : Shake­speare aus­si bien que des pièces de boule­vard (à un cer­tain moment même cinquante par an, une par semaine). Et je crois que ça m’a fait beau­coup de bien d’es­say­er telle­ment de choses dif­férentes, même si, en le faisant, je n’avais évidem­ment pas encore trou­vé ma vraie voie. Sauf que je savais dès le début que c’é­taient les acteurs qui m’in­téres­saient ; le regard dans les yeux des acteurs.
Dans un deux­ième temps, à par­tir de 1958, j’ai tra­vail­lé en l’Alle­magne, où j’avais tout à coup des pos­si­bil­ités toutes autres : même si je ne suis allé qu’en province, j’ai pu mon­ter de grandes pièces dans Le théâtre munic­i­pal d’‘Ulm. Tout de suite j’ai mis en scène Shake­speare ain­si que des comédies musi­cales et j’avais affaire à une troupe for­mi­da­ble, ce qui m’a per­mis de com­mencer à faire ce qui m’in­téres­sait vrai­ment. Ça allait dans le sens d’un théâtre très réal­iste avec un fort accent de cabaret tel que je le pra­tique tou­jours. Mais à l’époque c’é­tait par­ti­c­ulière­ment accen­tué sans doute parce que je venais tout juste de quit­ter l’Angleterre et que j’avais sans cesse en tête son humour. Un humour sec et bizarre, qu’au fond je n’aimais pas telle­ment quand je vivais en Angleterre. À Ulm j’ai aus­si ren­con­tré Wil­fried Minks dont les scéno­gra­phies me procu­raient le sou­tien formel dont j’ai tou­jours eu besoin, qu’il vienne d’un acteur, d’un scéno­graphe ou des deux. Minks a beau­coup influ­encé mon tra­vail, il m’a apporté la sérénité ; grâce à lui, je me sen­tais en sécu­rité. J’ai donc pu pren­dre des risques, plonger Le tra­vail dans un grand chaos, et à la fin seule­ment remet­tre les choses en ordre — ce que je con­tin­ue à faire aujourd’hui. Ce fut ma péri­ode d’expérimentation, elle devait dur­er jusqu’à la fin des années soix­ante à Brême. C’é­tait une péri­ode où je me suis inten­sé­ment con­fron­té à la forme, grâce à Wil­fried Minks en par­ti­c­uli­er. Il s’agis­sait non pas de met­tre en ordre le chaos à l’intérieur des acteurs — qui était aus­si le mien —, mais de le libér­er et de le présen­ter. J’ai fait alors des choses très extrêmes. Dans LES BRIGANDS ‘” de Schiller, par exem­ple, je me suis rangé com­plète­ment du côté de Minks et j’ai fait des mou­ve­ments et des masques très styl­isés, de sorte que l’image et les acteurs deve­naient presque iden­tiques. Les acteurs me deve­naient alors de plus en plus étrangers, c’é­tait devenu trop formel. Aujourd’hui encore Bruno Ganz m’en veut, car lorsqu’il jouait Franz dans LES BRIGANDS — mer­veilleuse­ment bien d’ailleurs — j’é­tais assis dans le parterre et je lisais le jour­nal par réac­tion de défense con­tre tout ça ; je trou­vais les acteurs trop peu libres et trop fixés. Mais j’ai aus­si mon­té L’ÉVEIL DU PRINTEMPS ? de Wedekind, et cette fois, l’espace con­stru­it par Minks m’a per­mis de tra­vailler de manière très métic­uleuse, très détail­lée et très pré­cise avec les acteurs. Mon tra­vail oscille tou­jours entre ces deux pôles : le chaos et la forme. D’une manière un peu sim­pli­fiée, je dirais que la forme est ce que j’ai trou­vé chez les Alle­mands et que le chaos, je l’ai rap­porté d’An­gleterre.
À la fin des années soix­ante, Wil­fried Minks et moi avons cessé notre col­lab­o­ra­tion — Minks voulait faire de la mise en scène, je voulais essay­er autre chose. J’ai ten­dance à fuir et à détru­ire les choses que j’ai autour de moi pour repar­tir à zéro. Ain­si de 1968 à 1972 j’ai réal­isé surtout des films — LA COUPE, JE SUIS UN ÉLÉPHANT, MADAME, PIGGIES —, j’ai tra­vail­lé beau­coup avec Tankred Dorst et je n’ai pas fait beau­coup de théâtre. À cause de la sépa­ra­tion avec Wil­fried je ne me sen­tais plus sûr de moi, je devais trou­ver une autre voie ; le Belge Guy Peel­laert a été mon nou­veau parte­naire, avec lui j’ai réal­isé LA COUPE”, deux fois au théâtre et une fois au ciné­ma. C’é­tait un tra­vail très impor­tant pour moi, car il m’ou­vrait une direc­tion nou­velle, haute­ment styl­isée (à laque­lle cepen­dant je ne m’i­den­ti­fi­ais pas du tout).
En 1972, je suis allé à Bochum où, à ma plus grande sur­prise, j’ai con­staté que les mineurs ne fréquen­taient pas le théâtre et qu’il n’y avait qu’un pub­lic de classe moyenne. Le désir de chang­er cette sit­u­a­tion a beau­coup influ­encé mon tra­vail. J’ai com­mencé avec PETIT BONHOMME QUE FAIRE ‘”, avec lequel j’in­au­gu­rais toute une série de spec­ta­cles qui m’oc­cu­pent encore aujour­d’hui. Des spec­ta­cles qui s’apparentent à la forme du cabaret, mais qui sont en par­tie aus­si très réal­istes. PETIT BONHOMME QUE FAIRE était un très beau spec­ta­cle, il a eu un énorme suc­cès — on aurait pu Le jouer encore dix ans s’il n’avait pas été aus­si cher. Pen­dant ce temps je m’éloignais de l’esthé­tique un peu sévère de Minks pour aller vers une méth­ode de tra­vail moins con­trôlée et plus chao­tique. À ce moment-là j’ai aus­si fait la con­nais­sance d’un scéno­graphe, Goetz Loe­pel­mann qui était aus­si chao­tique que moi. Son goût était pareil au mien, c’é­tait un Alle­mand bien que sa manière de penser ressem­blât à celle d’un Anglais. Le tra­vail dans le détail — l’aspect d’une plante dans la fenêtre, si elle se pen­chait à gauche ou à droite — l’intéressait davan­tage que la grande forme. Mais il a aus­si admirable­ment accom­pli la grande forme comme par exem­ple dans HEDDA GABLER où il avait con­stru­it un espace dément. Loe­pel­mann était un sculp­teur. Ain­si pour TEMPS DE GLACE ‘”, le décor n’é­tait con­sti­tué que d’un arbre énorme mais cet arbre, il l’avait con­stru­it de ses pro­pres mains pen­dant des mois. À la fin, il avait l’air d’un arbre absol­u­ment nat­u­ral­iste. Mais ceci n’é­tait pas Le cas, c’é­tait une grande œuvre d’art. L’esthé­tique de Loe­pel­mann créait des espaces qui par­taient d’un cen­tre tel un soleil. C’é­tait une péri­ode très belle et sauvage, car avec Loe­pel­mann et Karsten Schälicke que j’avais fait venir comme pein­tre et dra­maturge à Bochum, débu­tait à vrai dire mon tra­vail sur Shake­speare. Schälicke, un ami de Minks, était venu une fois à Brême et m’avait mon­tré quelques pages de Shake­speare qu’il avait traduites. Il ne par­lait pra­tique­ment pas l’anglais et sa tra­duc­tion n’é­tait pas lit­téraire mais ryth­mique ; gram­mat­i­cale­ment c’é­tait absurde. Mais il avait trou­vé quelque chose pour Shake­speare qui m’avait tou­jours man­qué dans les autres tra­duc­tions : Le rythme et la sauvagerie. Avec lui j’ai mis en scène LE ROI LEAR ?et LE MARCHAND DE VENISE . Si je jette aujourd’hui un coup d’œil sur ces tra­duc­tions, je pense : Quelle triv­i­al­ité ! Qu’on fut ravi de ça à l’époque ! Ensuite j’ai mis en scène OTHELLO , LE CONTE D’HIVER (9 à Ham­bourg et HAMLET ? à Bochum. Mes spec­ta­cles deve­naient de plus en plus libres et s’é­taient sou­vent beau­coup éloignés du texte de Shake­speare. Mais quelque part, j’avais trou­vé un mélange entre la sorte de psy­cholo­gie qui m’in­téres­sait et une forme très libre et sauvage. Mes mis­es en scène de Shake­speare n’é­taient jamais des inter­pré­ta­tions, mais tou­jours des propo­si­tions qui, si on se lais­sait séduire, pou­vaient apporter cer­taines choses, qui n’é­taient pas de l’ordre de la com­préhen­sion.
Les années 70 ont été pour moi une péri­ode libéra­trice, déci­sive pour mon tra­vail de met­teur en scène. Je dis­po­sais soudain d’un espace de lib­erté que beau­coup de gens recher­chaient à l’époque.
Tout ça s’est effon­dré à la fin des années 70 quand j’ai quit­té Ham­bourg. Dans un pre­mier temps, j’ai alors été un peu per­du. Le début des années qua­tre-vingt n’é­tait pas une très bonne péri­ode pour moi. J’é­tais à Berlin — un endroit névro­tique — et les mis­es en scène que je réal­i­sais — à l’ex­cep­tion de GHETTO ? — étaient un peu curieuses. Elles avaient beau­coup affaire avec mon passé juif et les nazis, comme par exem­ple celle de CHACUN MEURT POUR SOI‘, d’après le roman de Hans Fal­la­da.
Au milieu des années qua­tre-vingt, j’ai été nom­mé directeur de théâtre à Ham­bourg. J’ai alors réal­isé deux mis­es en scènes que je compte par­mi mes travaux préférés : ANDI(® et LULU 1%. Ces spec­ta­cles étaient bien plus con­va­in­quants que LA MÉGÈRE APPRIVOISÉE (1% et COMME IL VOUS PLAIRA (??.
Les années 90 sont pour moi plus dif­fi­ciles à juger et à définir. Il me sem­ble que cha­cune des mis­es en scènes réal­isées ces dernières années est pour moi une expéri­ence nou­velle et dif­férente. 

O. O.: Com­ment définis­sez-vous aujourd’hui le méti­er de met­teur en scène ?

P. Z.: Ce que j’ai tou­jours con­sid­éré comme essen­tiel dans ce méti­er est la rela­tion avec les acteurs. Pour moi, met­tre en scène veut dire : dix acteurs et moi. Le reste : la scéno­gra­phie, les cos­tumes, la lumière, la musique jouent le rôle de com­plé­ment.
J’ai actuelle­ment envie de met­tre en scène HAMLET et de par­tir en tournée à Stras­bourg, Vienne, Berlin. Cet HAMLET n’est fait dans ma tête de rien d’autre que de quinze acteurs. C’est tout ce qui m’in­téresse : tra­vailler et par­tir sur la route avec des comé­di­ens itinérants. Mais c’est extrême­ment dif­fi­cile à réalis­er : com­ment con­va­in­cre les acteurs vedettes avec lesquels je tra­vail­lais dans les années 70 de par­tir et vivre ensem­ble ? Il existe un mer­veilleux livre d’Ivor Brown, un cri­tique anglais très bon et con­ven­tion­nel, dans lequel il décrit com­ment vivait la troupe de Shake­speare. C’est un de mes livres préférés, je l’ai lu très sou­vent et il m’a servi de mod­èle. De même le livre de Clur­man sur le Group The­atre dans lequel il décrit com­ment, dans les années trente, un groupe d’ac­teurs, de met­teurs en scène et d’au­teurs comme Odets, Kazan et Stras­berg menaient une sorte de vie de famille tout en réal­isant une série de spec­ta­cles exci­tants comme par exem­ple GOLDEN BOY.
La plu­part des met­teurs en scène expliquent trop et veu­lent tou­jours recevoir des répons­es. J’aime au con­traire pos­er des ques­tions. Je ne me vois pas comme un philosophe ou comme un médecin qui a des mes­sages à pronon­cer. En tant que spec­ta­teur, je refuse que quelqu’un me fasse des exposés. C’est pourquoi je trou­ve MAHAGONNY — que je monte actuelle­ment pour le Fes­ti­val de Salzbourg —, très sym­pa­thique : c’est une pièce pleine de con­tra­dic­tions qui ne con­tient aucun mes­sage. Mais elle pose les bonnes ques­tions sur notre société. 

O. O.: Qu’at­ten­dez-vous d’un acteur ?

P. Z.: La pre­mière chose qui m’im­porte chez un acteur, c’est de savoir s’il met en mou­ve­ment mon imag­i­na­tion. J’en prends con­science dès les pre­miers instants. Et ça n’a rien à voir avec son tal­ent. C’est très égo­cen­trique mais c’est ain­si.
L’essen­tiel chez un acteur est le courage et l’impudence qu’il entre­tient vis-à-vis de lui-même. Qu’il soit prêt à utilis­er tout se qu’il trou­ve en lui comme matéri­au et à le faire sans la moin­dre retenue. Ce qui pré­sup­pose évidem­ment aus­si une sorte d’exhibitionnisme, mais le méti­er de comé­di­en est de toute façon un méti­er exhi­bi­tion­niste. L’ac­teur doit en out­re avoir une très grande imag­i­na­tion tout à fait dif­férente de celle d’un écrivain qui lui per­me­tte de s’i­den­ti­fi­er avec des per­son­nages et des événe­ments qu’il se représente. Il doit par exem­ple pou­voir s’imaginer qu’il marche sut la lune tout en dévelop­pant les pen­sées Les plus com­plex­es et les plus dif­féren­ciées sur Proust. Et cela doit se faire sans le moin­dre effort. Wild­gru­ber est en ce sens vrai­ment exem­plaire, car si je dis à ce géant de s’imaginer qu’il est une petite fille mince de huit ans, il est absol­u­ment capa­ble de le faire.
Ensuite, il faut que l’ac­teur soit prêt à me per­me­t­tre de touch­er son imag­i­na­tion et de la fix­er. C’est ce qui est le plus dif­fi­cile. Je crois que beau­coup de met­teurs en scène ont peur d’un acteur comme Wild­gru­ber, parce qu’il a une imag­i­na­tion énorme, débor­dante. Le met­teur en scène se sent alors en posi­tion de faib­lesse, parce qu’il a le sen­ti­ment que l’acteur fait des choses extra­or­di­naires qui le mènent quelque part où il ne peut pas le suiv­re et ensuite, quand il veut que l’ac­teur le recrée, il n’ar­rive pas à le décrire et encore moins à le fix­er.
Wild­gru­ber a en out­re un cerveau qui fonc­tionne comme un ordi­na­teur haute­ment sophis­tiqué. Cela veut dire qu’on peut tra­vailler avec lui de manière très, très détail­lée, qu’au cours d’une semaine il pro­duira qua­tre cents ver­sions d’une même scène et que si plus tard on veut avoir une par­tic­ule de ce qu’il a fait il y a qua­tre semaines, alors il peut le repro­duire avec pré­ci­sion. Mais il ne le répétera pas seule­ment, il le repro­duira, il Le revivra et il le met­tra en rela­tion avec tout ce qui se passe autour de lui et avec toute la pièce.
Ce qui compte aus­si beau­coup c’est qu’un acteur puisse sim­pli­fi­er des choses très com­plex­es sans les ren­dre sim­plistes. Gert Voss par exem­ple pos­sède ce tal­ent extra­or­di­naire. Avec lui je peux m’aventurer dans les proces­sus Les plus com­plex­es et la ver­sion qu’il en don­nera à la fin sera telle­ment sim­pli­fiée qu’elle sera com­préhen­si­ble pour le spec­ta­teur sans pour autant être bête. 

O. O.: Qu’est-ce que vous détestez le plus chez les acteurs ? 

P. Z.: Je n’aime pas tra­vailler avec des acteurs destruc­teurs qui détru­isent leur entourage, qui me détru­isent, qui détru­isent la pièce, qui détru­isent le pub­lic. Je n’aime pas tra­vailler avec des acteurs agres­sifs. Je voudrais que les moyens avec lesquels je ren­con­tre le pub­lic par l’in­ter­mé­di­aire des acteurs soient des moyens ami­caux et non agres­sifs. Ce n’est pas tou­jours le cas. Pen­dant la péri­ode à Brême, par exem­ple, mes moyens étaient d’une agres­siv­ité assez pronon­cée. Je crois que plus je tra­vail­lais sur Shake­speare, moins mes spec­ta­cles étaient agres­sifs. Comme Tchekhov, Shake­speare abor­de les hommes avec un grand amour, une grande vital­ité et une grande curiosité. Accéder à ça pleine­ment ou en par­tie a tou­jours été, au fond, ce que je désir­ais.

O. O.: En repen­sant à vos spec­ta­cles, il me sem­ble que vous cherchez à ramen­er l’ac­teur du côté de l’enfance, BR où pro­lifère la curiosité, l’imag­i­na­tion, la naïveté, le jeu et la pureté. Loin de tout pro­fes­sion­nal­isme. 

P. Z.: Je ne sais plus qui c’é­tait, mais quelqu’un a dit un jour que les meilleurs spec­ta­cles shake­speariens ont été réal­isés par des ama­teurs. Shake­speare joué par des ama­teurs — cela m’a tou­jours énor­mé­ment intéressé, de même que toute vir­tu­osité m’a tou­jours ennuyée — de manière générale, pas seule­ment chez Shake­speare. C’est pourquoi je n’ai jamais aimé la célèbre mise en scène du SONGE D’UNE NUIT D’ÉTÉ de Peter Brook : les acteurs y présen­taient en effet sans cesse une vir­tu­osité qui n’est pour­tant pas celle d’artistes de cirque.
Gert Voss est par exem­ple un vir­tu­ose absolu, il sait tout jouer, il sait tout faire. Avec moi il est prêt à aban­don­ner sa vir­tu­osité. Lorsque j’ai tra­vail­lé la pre­mière fois avec lui il n’a pas du tout com­pris ce que je voulais de lui. Mais peu à peu il s’est intéressé à ce côté enfan­tin. Tous les artistes que je trou­ve for­mi­da­bles ont une nature enfan­tine très forte.
Je me rap­pelle par exem­ple com­ment Dan­ny Kaye dans un one man show au Pal­la­di­um à Lon­dres s’est assis à un cer­tain moment près de la rampe en sor­tant une boite d’allumettes de sa poche qu’il lançait à quelqu’un dans la pre­mière rangée de la salle qui la lui ren­voy­ait ensuite. Il a fait ça pen­dant cinq min­utes : jeter la boite d’allumettes et la rat­trap­er, la jeter, la rat­trap­er. Je ne sais pas pourquoi, mais ça m’a tout sim­ple­ment boulever­sé comme tout le pub­lic qui était évidem­ment venu pour voit ses numéros vir­tu­os­es. Ou Lau­rence Olivi­er quand il décou­vre dans ŒDIPE qu’il a couché avec sa mère et com­mence à crier. J’ai oublié tout le spec­ta­cle, mais ce cri, je l’entends tou­jours. C’é­tait comme un bébé qui crie quand on le frappe avec un croc à viande.
Ceci est évidem­ment très pronon­cé chez Shake­speare, car dans le théâtre élis­abéthain tout le rap­port entre l’ac­teur et le pub­lic avait une très grande sim­plic­ité. On dis­ait ce qu’on pen­sait et c’é­tait com­pris de cette manière ; on le dis­ait aus­si très vite, de sorte qu’il n’y avait pra­tique­ment pas de temps pour y réfléchir. Un HAMLET inté­gral ne durait pas plus que trois heuresce qu’on peut s’imaginer dif­fi­cile­ment aujourd’hui. Il ne restait pas de place pour faire de grands jeux psy­chologiques …Comme je vis à la fin du vingtième siè­cle, je ne peux me pass­er de jeux psy­chologiques. J’es­saie tou­jours de reli­er l’inconciliable, la sim­plic­ité des Élis­abéthains à la psy­cholo­gie d’Ibsen ou de Tchekhov ; car on ne peut pas faire comme si on ne l’avait pas vécu. Il y a aus­si très peu d’ac­teurs qui pensent, qui ressen­tent et qui changent assez vite pour con­cili­er ces deux dimen­sions. Wild­gru­ber et Voss réus­sis­sent tous les deux, cha­cun à sa manière. Les acteurs qui vien­nent de la R.D.A. savent aus­si le faire, mais ils le font arti­fi­cielle­ment. Ils ont appris à faire autant de rup­tures que les grands acteurs dont je viens de par­ler, avec la seule dif­férence que leurs rup­tures provi­en­nent de l’art et de la struc­ture et sont donc totale­ment inin­téres­santes. Chez un acteur de la R.D.A., il doit y avoir une « con­cep­tion » théorique juste et le lien avec la vie intérieure de l’acteur est absol­u­ment sec­ondaire, alors que chez un acteur comme Gert Voss, il doit tou­jours y avoir une base psy­chologique, un point de départ pour une phrase ou une pen­sée ou un sen­ti­ment. 

O. O.: Vous avez tra­vail­lé avec des acteurs alle­mands, français et anglais. Peut-on par­ler de spé­ci­ficités nationales chez les comé­di­ens ? 

P. Z.: Évidem­ment. La dif­férence entre un acteur de la R.D.A. et un acteur ouest-alle­mand ne se pose pas en ter­mes de nation­al­ité mais d’é­d­u­ca­tion. Je pense tout de même que le mélange d’est- et ouest-alle­mand pro­duira dans une ou deux généra­tions une troisième caté­gorie d’ac­teurs où en fin de compte les qual­ités ana­ly­tiques des acteurs de la R.D.A. pour­raient avoir de bons effets.
En ce qui con­cerne mon expéri­ence parisi­enne — dans MESURE POUR MESURE‘ en 1991 —, je dois dire que j’ai eu d’énormes dif­fi­cultés avec les acteurs français que j’ai trou­vés arti­fi­ciels et rhé­toriques. Isabelle Hup­pert était la seule qui n’était pas ain­si, parce qu’elle venait du ciné­ma. Cette drôle de manière de penser lit­téraire et théâ­trale des acteurs français, ces élé­va­tions à la fin des phras­es, tout ça m’est com­plète­ment étranger.
Chez les acteurs ouest-alle­mands avec qui j’ai tra­vail­lé le plus sou­vent, il existe évidem­ment beau­coup de prob­lèmes, mais ce qui m’in­téresse le plus chez eux, c’est leur intro­ver­sion. Je trou­ve ça tout à fait mer­veilleux. Un acteur alle­mand préfère au fond les répéti­tions aux représen­ta­tions. Un acteur anglais s’en­nuie aux répéti­tions et ne com­prend pas du tout pourquoi il n’y a pas déjà la pre­mière après trois semaines de répéti­tions. Dans son auto­bi­ogra­phie LA LANTERNE MAGIQUE Ing­mar Bergman racon­te com­ment pen­dant les répéti­tions de HEDDA GABLER avec des acteurs anglais tout le monde avait déjà fini après trois semaines et lorsqu’il leur demandait com­ment est-ce pos­si­ble, Lau­rence Olivi­er lui répondait : les acteurs désirent jouer devant le pub­lic et quand ils sont en face d’un pub­lic ils veu­lent tra­vailler avec lui. 

O. O.: Vous avez dit un jour qu’à un cer­tain moment de votre tra­vail théâ­tral les vieux acteurs (comme ©. E. Haase, Hans Mahnke, Gün­ther Lün­ders) vous ont par­ti­c­ulière­ment séduit. 

P. Z.: Le théâtre est fait en grande par­tie de pro­jec­tions. C’é­tait une péri­ode — le début des années 70 — où je fai­sais une pro­jec­tion sur mon pro­pre vieil­lisse­ment. J’ai mis alors en scène LEAR, TEMPS DE GLACE, PROFESSEUR UNRAT ”— qui étaient toutes des pièces sur des hommes spé­ci­aux. C’é­tait une sorte de vécu et non de crise de l’âge moyen qui avait sans doute affaire avec Le fait que mon père est mort en 1970. Il avait atteint un grand âge et avait été un homme drôle et plein de vie que j’aimais beau­coup. Ma mère était déjà morte depuis dix ans. Mes par­ents étant morts, j’é­tais tout à coup leur unique héri­ti­er. Ça m’a cer­taine­ment beau­coup préoc­cupé. À Brême j’ai tra­vail­lé avec grand plaisir avec un vieil acteur qui s’ap­pelait Kast­ner. Ce n’é­tait pas un acteur excep­tion­nel, mais le fait qu’il soit vieux, me fasci­nait. Il y a un côté intéres­sant chez les vieux comé­di­ens, car ils savent qu’ils ne seront plus très longtemps sur scène et ils se dis­ent alors : « si je ne laisse pas sor­tir les choses main­tenant, je ne les lais­serai jamais sor­tir ». C’est la dernière chance. Ensuite je pense avoir assez de tal­ent pour traiter ces acteurs-là de manière à ce qu’ils se sen­tent bien. Je me suis tou­jours beau­coup occupé d’eux et je les ai aus­si traités comme de vieux messieurs. Parce qu’on les a sou­vent traités — surtout dans le théâtre alle­mand — de manière grossière et irre­spectueuse. Le vieux Shy­lock — Hans Mahnke —, qu’il ait été une pro­jec­tion de moi-même, on peut se l’imaginer aisé­ment. 

O. O.: On vous a reproché sou­vent d’ex­ploiter les marottes, les lubies et Les bizarreries de vos acteurs et de les expos­er de manière voyeuriste. Moi, j’ai plutôt l’im­pres­sion que vous vous intéressez aux « folies » et aux manies de vos acteurs non pour les met­tre à nu et les ridi­culis­er, mais au con­traire pour attein­dre leur noy­au le plus indi­vidu­el, le plus per­son­nel. Beau­coup de vos acteurs sem­blent tir­er leur force et leur énergie juste­ment de l’inhabituel et de l’inégal et non du con­ven­able et de ce qu’on appelle le bon goût. 

P. Z.: Oui, c’est vrai. Dans les années soix­ante, je les ai en effet peut-être un peu exploités, mais c’é­tait plutôt dû à ma mal­adresse qu’à mes inten­tions. Dans les années 70, c’é­tait sans doute tel que vous le décrivez ; l’ensemble de Bochum était un ensem­ble de

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Paul Emond

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