La scène de ménage, un lieu théâtral chez Paul Emond

La scène de ménage, un lieu théâtral chez Paul Emond

Le 21 Juin 2004

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Paul Emond-Couverture du Numéro 60 d'Alternatives ThéâtralesPaul Emond-Couverture du Numéro 60 d'Alternatives Théâtrales
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PAUL EMOND, il l’avoue volon­tiers, aime écouter les « couleurs de phrase », s’asseoir sur la ban­quette d’un café et, comme l’ob­ser­va­teur per­son­nage de GRINCEMENTS ET AUTRES BRUITS, sur­pren­dre des bribes de con­ver­sa­tion, des éclats de vie, des tranch­es par­fois bien saig­nantes d’existences pour­tant ordi­naires. Ces frag­ments de des­tins que les mots révè­lent ou que les silences alour­dis­sent, les pièces de l’auteur s’en nour­ris­sent, les malax­ent, les recrachent sous forme de log­or­rhées étour­dis­santes, de protes­ta­tions ou de lamen­ta­tions volon­taire­ment stéréo­typées : les paroles de L’HOMME DES VILLES, pour repren­dre le titre d’un livre con­sacré à son épouse, la col­lag­iste Maja Polack­o­va. Au cœur de cette « écume de mots », de ces « échos d’une sourde rumeur », les rancœurs, les désil­lu­sions, les reproches ne man­quent pas : c’est que mon­sieur et madame tout le monde ont de moins en moins de rai­son de se réjouir et que sous leurs bavardages et leur propen­sion à en « remet­tre » perce le malaise d’une société à bout de souf­fle, « d’un monde qui ne tourne plus bien », expres­sion que n’au­rait pas reniée l’un des dis­coureurs effrénés qui hantent les textes de Paul Emond. Le divorce entre le rêve (sou­vent de pacotille, mais peu importe) que pour­suiv­ent ceux-ci et la dure réal­ité, tou­jours prête à se man­i­fester, même et surtout au beau milieu d’instants jusque là perçus comme mer­veilleux, pousse générale­ment celui qui se racon­te à se lamenter sur « la sale vache de vie »1, à se sen­tir épuisé, incon­solable, vain­cu. Si les dif­fi­cultés sociales jouent effec­tive­ment un rôle dans ce sen­ti­ment de déglingue d’un des­tin, c’est moins par la mis­ère d’une con­di­tion que par la monot­o­nie d’un méti­er, l’absence de per­spec­tive et l’obligation de se com­pos­er envers et con­tre tout un vis­age de gag­nant. Les per­son­nages de Paul Emond ne sont en effet ni des exclus, ni des mar­gin­aux : ils tra­vail­lent, sont bouch­er, serveuse, coif­feur, télé­phon­iste, chauf­feur de taxi. et si leur vie pro­fes­sion­nelle est loin d’être rose, ils ne sem­blent pas man­quer du néces­saire, même si cer­tains, comme Céleste, le faux aveu­gle de PLEIN LA VUE, aiment à flirter avec la débrouille et la magouille. C’est au fond les règles d’un univers régi par le com­merce et par l’inhumanité des rap­ports que celui-ci entraîne que déplorent bon nom­bre des pro­tag­o­nistes : ain­si, Fer­di­nand de CAPRICES D’IMAGES ne peut-il plus sup­port­er les gri­maces de ses clients ; sa femme, Hélène, ren­tre le soir fatiguée par la mau­vaise humeur des uns et des autres et la morne répéti­tion des mêmes gestes, des mêmes phras­es. S’il est dif­fi­cile de pré­ten­dre trou­ver dans l’œuvre de Paul Emond une dénon­ci­a­tion poli­tique très pré­cise, la mise en accu­sa­tion d’une société qui brime les rêves, qui enlise dans la gri­saille, dans l’en­fer du train-train, les désirs et la beauté est par con­tre bien réelle : cha­cun de ces bavards qui arpen­tent la scène à la recherche d’une oreille com­patis­sante, n’a de cesse de nous Le rap­pel­er. Et l’auteur, d’ailleurs, d’insister sur la patience dont nous devons faire preuve à l’égard de ces causeurs intariss­ables : « Lais­sez-les se racon­ter, bon Dieu ! Un peu de pitié pour eux, que dia­ble ! Ces per­son­nages-là n’ont plus que le plateau de théâtre où venir se racon­ter, se jus­ti­fi­er, se don­ner des raisons de par­ler et don­ner rai­son à leurs paroles. À l’in­star des nar­ra­teurs libres-par­leurs de mes romans, ils n’ont peut-être même plus que cela, la parole, pour tenir encore le coup, ils n’ont peut-être même plus que cela pour tenir encore à la vie, ce pau­vre masque de mots qui d’ailleurs ne cache plus grand-chose… »2 

Ces per­son­nages tou­jours un peu mythomanes (mais qui oserait leur jeter La pierre ?) aiment laiss­er flot­ter autour d’eux un halo de brume savam­ment entretenu : s’ils adorent se racon­ter, étaler leurs mis­ères présentes et leurs joies passées, ils enten­dent bien rester maîtres de cette nar­ra­tion. Qu’un de leurs audi­teurs s’avise de ten­ter de recom­pos­er à sa manière une réal­ité même médiocre ou de s’écarter du fil dévidé à grands ren­forts d’im­ages fre­latées, il s’ex­pose illi­co à de vir­u­lentes répar­ties, à la colère, à la crise de nerfs, voire à quelque vio­lence. Car douter de l’histoire racon­tée, de l’écheveau patiem­ment con­stru­it, c’est douter de la réal­ité ontologique du par­leur, c’est lui refuser cette iden­tité fan­tas­mée, ce masque en car­ton-pâte qu’il tente pat tous les moyens de faire coïn­cider avec ce qu’il sait ou croit être son « vrai » vis­age. C’est peut-être cela au fond que se reprochent avec le plus de véhé­mence les cou­ples tou­jours au bord de la déroute dans les pièces de Paul Emond : con­naître l’autre jusqu’en ses derniers recoins, et par­al­lèle­ment, se savoir soi-même à décou­vert : « je te con­nais comme ma poche » déclare la femme de FEUILLETON, « tout ça te ressem­ble trop » renchérit l’épouse rêveuse de NOCTURNE. Ce « je te con­nais bien, allez » que ne cesse de répéter à l’envi Luci­enne, la récrim­i­na­trice vis­i­teuse de TÊTE À TÊTE, à son Léo de mari, immo­bil­isé sur un lit d’hôpi­tal, c’est Le leit­mo­tiv d’une rela­tion qui, basée sur l’habitude, a vu pass­er tant de ruis­seaux, tant de dépits, de refrains fas­ti­dieux et de non moins fas­ti­dieux reproches que l’il­lu­sion s’est brisée. Au fil des ans, le rêve, comme un miroir, s’est fra­cassé en de mul­ti­ples éclats tran­chants comme un couteau de bouch­er : on rêve sou­vent qu’on désosse dans les cauchemars de ces héros en mal de regard admi­ratif. Sym­bol­ique­ment, l’auteur fait d’ailleurs suiv­re le réveil bru­tal du rêveur de scènes de ménage dont il a le secret. Ain­si, dans CAPRICES D’IMAGES, Fer­di­nand insiste-t-il sur le lien entre la brusquerie du retour au réel et la vio­lence qui s’en­suit : « Eh bien, il faut qu’elle me réveille ! Alors, évidem­ment, la scène de ménage. La scène de ménage de À à Z. Toutes les sta­tions, une à une, sans en man­quer une seule. » Et dans GRINCEMENTS ET AUTRES BRUITS, les coups incon­scients que se donne le cou­ple endor­mi seront à la fois le prélude à d’acides plongées vers leur passé et la matéri­al­i­sa­tion de la scène de ménage elle-même qui, comme l’énonçait déjà l’au­teur dans Les didas­calies de CONVIVES, « où qu’elle se passe, c’est tou­jours une scène de ménage : banale mais cru­elle : on frappe pour faire mal. » 

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Écrit par Dominique Meurant
Dominique Meu­rant est enseignant et cri­tique lit­téraire. Il signe sous le nom de Claude Arlan des recueils de...Plus d'info
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