(Se) raconter des histoires ou faire crédit à Paul Emond
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(Se) raconter des histoires ou faire crédit à Paul Emond

Le 17 Juin 2004

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Paul Emond-Couverture du Numéro 60 d'Alternatives ThéâtralesPaul Emond-Couverture du Numéro 60 d'Alternatives Théâtrales
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RACONTER DES HISTOIRES. Peut-être cette expres­sion rend-elle compte, un peu mieux qu’une autre, de l’activité de nom­bre de per­son­nages des œuvres fic­tion­nelles de Paul Emond. Dans la plu­part des romans, nou­velles ou pièces de théâtre, vous trou­verez un de ces bavards impéni­tents qui n’ont de cesse de vous par­ler de leur vie, de leurs amours, de leurs exploits, bref, penserez-vous, de vous racon­ter des his­toires. Après un cer­tain temps (ou un temps cer­tain), vous vous sen­tirez inter­pel­lé par le pou­voir ambigu de cette expres­sion : racon­ter des his­toires ne désigne pas seule­ment l’activité du sim­ple réc­it, mais aus­si l’acte dis­cur­sif qui mêle le vrai et Le faux, où le locu­teur, jouant du crédit dont il béné­fi­cie, trompe son audi­teur, lui refi­lant de la fausse mon­naie à la place du bon argent. Ce que Jacques Der­ri­da écrivait à pro­pos de LA FAUSSE MONNAIE de Baude­laire peut val­oir pour les textes de Paul Emond, comme pour toute une vaste tra­di­tion lit­téraire :

« Tout est acte de foi, phénomène de crédit ou de créance, de croy­ance et d’au­torité con­ven­tion­nelle dans ce texte qui dit peut-être quelque chose d’essentiel quant à ce qui lie ici la lit­téra­ture à la croy­ance, au crédit et donc au cap­i­tal, à l’é­conomie et donc à la poli­tique. » (DONNER LE TEMPS, p. 126, édi­tions Galilée). 

Pré­façant LE PRODUCTEUR DE BONHEUR, Maja Polack­o­va et Paul Emond ne com­par­ent-ils pas le per­son­nage de Vladimir Minác à « un ou plusieurs de ces éter­nels com­bi­na­rds et intariss­ables bavards, joyeux fab­u­la­teurs prêts à toutes les audaces, toutes les arnaques, tous les coups aus­si fumants que fumeux, bons bougres pour­tant, généreux même à l’occasion et surtout s’ils y trou­vent avan­tage, caresseuts de tout poil à caress­er, rats de tous les égouts où traî­nent des restes à suff­i­sance, séduc­teurs de toute veuve et de toute orphe­line, prof­i­teurs de tout prof­it, exploiteurs de toute cré­dulité. » 

Exploiter la cré­dulité, voilà le maître-mot ! Obtenir de l’argent con­tre des paroles, en don­nant sa parole ou en racon­tant des his­toires, qu’im­porte ! Dans PLEIN LA VUE, Céleste Crouque, faux aveu­gle, se tait sur sa guéri­son pour con­tin­uer à touch­er sa pen­sion d’invalide, mais devient intariss­able quand il s’agit de pren­dre Nadia la blonde dans les rets de son dis­cours pour obtenir une nuit d’amour et la pos­si­bil­ité de la cam­bri­ol­er une fois celle-ci par­tie le matin au tra­vail. On pour­rait désign­er ce type de per­son­nage sous l’ap­pel­la­tion de « con­fi­dence-man » : ce nom, comme le sig­nale Peg­gy Kamuf, a été don­né à par­tir de 1857 aux États-Unis au « petit voleur qui mis­ait sur la con­fi­ance accordée par sa vic­time afin de la dévalis­er de ses biens sous son nez et avec son accord » (VISA OÙ AMERICAN EXPRESS. DE LA LITTÉRATURE À L’ÂGE DES CARTES DE CRÉDIT)1, Ni haine ni vio­lence, mais des paroles. Her­man Melville, lecteur de Paul Emond bien avant nous, fera de cette expres­sion intraduis­i­ble le titre d’un de ses romans. 

Lecteur, spec­ta­teur, vous auriez tort de vous croire à l’abri de ces pra­tiques. Ne vous a‑t-il pas déjà fal­lu tout un temps pour com­pren­dre que racon­ter des his­toires, activ­ité favorite des pro­fesseurs et des écrivains, c’é­tait aus­si tir­er avan­tage de son crédit ? Eh bien, dites-vous que vous aus­si, vous êtes vic­time du crédit que vous avez accordé aux per­son­nages de Paul Emond et à l’auteur lui-même : Jean-Joseph Char­li­er dit Jambe de Bois vous a tenu en haleine durant toute la pièce avec, pour seuls acces­soires, un canon et une jambe de bois ! Ras­surezvous, nul ne peut être cer­tain d’éviter la con­t­a­m­i­na­tion, pas plus le bavard ou Paul Emond que vous, car racon­ter des his­toires, c’est sou­vent aus­si se racon­ter des his­toires. 

Jean-Joseph Char­li­er ne vit-il pas les his­toires qu’il racon­te ?Plus sûre­ment que sa jambe de bois, celles-ci l’aident à tenir debout, meilleures pro­thès­es que sa pro­thèse, que toutes les autres jambes de bois, neuves ou d’ar­gent, reçues pour ser­vices ren­dus. Pau­vre Sganarelle de la Révo­lu­tion belge, il (se) les racon­te inlass­able­ment en espérant vaine­ment un revenu : « Ma pen­sion ! Ma pen­sion ! Ma pen­sion ! » sont les derniers mots de la pièce. 

La jambe de bois de Jean-Joseph Char­li­er, la canne blanche de Céleste Crouque, la chaise roulante d’Yvette met­tent en évi­dence ce que je nom­merai après David Wills l’ef­fet pro­thé­tique : « La pro­thèse traite du sens et du fonc­tion­nement des artic­u­la­tions entre les choses de deux ordres qu’on sup­pose être dis­tincts l’un de l’autre : père/fils, chair/fer, théorie/fiction, traduction/citation, littéral/figuré, familier/académique, (…), nature/artifice, public/privé, droit/boiteux, et ain­si de suite. »2 Les textes de Paul Emond, tout à la fois, s’écrivent à par­tir de cet effet pro­thé­tique et le don­nent à lire. Écoutez la chan­son d’Yvette, clouée dans son fau­teuil roulant, tout au début de À L’OMBRE DU VENT : 

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Écrit par Michel Lisse
Michel Lisse est doc­teur en philoso­phie et let­tres. Il vient de faire paraître aux édi­tions Galilée la pre­mière...Plus d'info
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