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Le 24 Juil 1999
LE MARIAGE DES MORTS de Jean-Pierre Sarrazac, mise en scène Jacques Lassalle. Photo Marc Enguerand
LE MARIAGE DES MORTS de Jean-Pierre Sarrazac, mise en scène Jacques Lassalle. Photo Marc Enguerand
LE MARIAGE DES MORTS de Jean-Pierre Sarrazac, mise en scène Jacques Lassalle. Photo Marc Enguerand
LE MARIAGE DES MORTS de Jean-Pierre Sarrazac, mise en scène Jacques Lassalle. Photo Marc Enguerand
Article publié pour le numéro
Écrire le théâtre aujourd'hui-Couverture du Numéro 61 d'Alternatives ThéâtralesÉcrire le théâtre aujourd'hui-Couverture du Numéro 61 d'Alternatives Théâtrales
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J’AI CINQ ANS, peut-être six. Ce jour-là, j’ac­com­pa­gne ma mère dans les grands mag­a­sins. Au « Print­emps » l’idée lui vient de faire pho­togra­phi­er son fils. Je con­nais les pho­tographes ambu­lants qui vous mitrail­lent avec ou sans pel­licule dans leur appareil, mais pas ce réduit obscur où l’on vous enferme pour vous tir­er le por­trait et qu’on appelle déjà — nous sommes dans les années cinquante — Pho­toma­ton. Je ne suis pas plutôt instal­lé sur mon tabouret dans le noir que je fonds en larmes.

Je viens de faire cette « micro-expéri­ence de la mort » dont par­le Barthes à pro­pos de la pho­togra­phie ; une « petite mort », en quelque sorte … Mais, surtout, j’ai eu très peur d’être aban­don­né. Non : j’ai été aban­don­né. Le fait que ma mère ait renon­cé en cours d’exé­cu­tion à son pro­jet ne change rien à l’événe­ment tel que je l’ai vécu … De cet épisode d’en­fance, il me reste deux clichés noir et blanc : le pre­mier où je suis seul, le vis­age baigné de larmes ; sur le sec­ond, joue con­tre joue avec ma mère, j’ar­bore le pâle sourire du rescapé.

Mon théâtre, c’est l’en­fant du Pho­toma­ton qui l’écrit.

Mes pièces sont con­sti­tuées d’his­toires de petits poucets morcelées, con­cassées. Dans la deux­ième, L’ENFANT-ROI, c’est fla­grant. Réc­it picaresque en négatif : l’En­fant ne se retrou­ve seul au monde que parce qu’il a été trop entouré, trop pro­tégé, trop choyé. La fugue, la fuite, l’er­rance comme dernier recours pour répon­dre présent…

En fait, de ma pre­mière pièce, LAZARE à, la dernière à ce jour, NÉO, je n’ai jamais mis en scène que des enfants en train de se per­dre et qui, de la jeunesse à la mort, vont d’er­rance en errance. Dans NÉO, tous les per­son­nages sont réduits à l’é­tat de créa­tures aban­don­nées qui dés­espèrent de retrou­ver leur route et d’ef­fectuer quelque « retour » que ce soit dans un univers désor­mais sans mai­son, sans foy­er.

Un monde où il n’est plus ques­tion de se fray­er un chemin — son chemin‑, plus ques­tion n6n plus d’être un pas­sant, un flâneur à la Wal­ter Ben­jamin, mais où on est emporté mal­gré soi sur des tra­jec­toires anonymes, indif­férentes, soi-dis­ant « pro­duc­tives ». Dans NÉO seuls les morts parvi­en­nent encore à trac­er leur route.

Pour mes per­son­nages comme pour moi-même, le théâtre est ce lieu labyrinthe où nous n’en finis­sons jamais de chercher notre Ari­ane. D’ailleurs, faut-il con­tin­uer à la chercher ? Ne vaudrait-il pas mieux couper le fil, défini­tive­ment ?

Voilà ce qu’a ren­du présent à mon esprit la com­mande par Alter­na­tives théâ­trales, de mon « auto­por­trait ». Je me suis aus­sitôt sou­venu qu’il y avait dans L’ENFANT- ROI une scène de Pho­toma­ton. Mais, dans la fic­tion, c’est la mère qui se trou­ve à l’in­térieur de la cab­ine. Et lorsque la machine se met soudain « à vibr­er et à ron­fler », l’en­fant s’éloigne tout en déchi­rant et dis­per­sant autour de lui ses pro­pres pho­tos-por­traits. Il se met défini­tive­ment hors d’at­teinte. Dans cette scène de théâtre et, plus encore, dans celle, vécue dans ma petite enfance, que la propo­si­tion de Joseph Danan a sor­tie de l’ou­bli, j’ai l’im­pres­sion que tout le dis­posi­tif de mon théâtre est con­tenu.

La cab­ine de Pho­toma­ton, comme espace vivant, espace matriciel de toutes les appari­tions et dis­pari­tions. La tanière de l’O­gre si l’on veut, qui ne cesse d’avaler et de recracher les per­son­nages tou­jours entre deux vies-entre deux morts.

Puis la Mère, per­son­nage-par­a­digme de l’in­time. L’in­time qui, pour moi, ne sig­ni­fie pas le domes­tique, le privé, le for intérieur mais, dans toute sa fragilité, notre lien au monde, le monde en soi-même et soi-même pro­jeté dans le monde.

Le Grand mag­a­sin, enfin, qui sert de cadre à ce petit réc­it d’o­rig­ine, à ce petit mythe per­son­nel, fig­ure l’u­nivers objec­tif, matériel, réel, dans toute son exten­sion (une pièce que j’avais com­mencé d’écrire dans les années soix­ante et dont le titre devait être CONTE OCCIDENTAL pré­tendait faire « vivre » lit­térale­ment un grand mag­a­sin ; aujour­d’hui ce serait peut-être un hyper­marché, un mega cen­tre com­mer­cial).

J’es­saie dans les fic­tions de mes pièces de mieux con­juguer que dans la réal­ité ces deux dimen­sions de la vie : le proche et le loin­tain.

La Mese­ta de LAZAREl,‘autoroute de L’ENFANT-ROI, l’ap­parte­ment vide du MARIAGEDESMORT­Sou celui partagé, dédou­blé des INSÉPARABLElSe,jardin-prison de LAPASSION DUJARDINIERl,a cham­bre-théâtre d’HARRIET,l’île-atelier de LA FUGITIVEl,‘Europe-Jeu de l’Oie de PLEINEMPLOI…,les lieux de mes dif­férentes pièces sont tout en lignes de fuite. Des espaces où se per­dre pour se retrou­ver. Ou l’in­verse.

Les per­son­nages de mes pièces, le lan­gage qu’ils par­lent — pour autant que je l’en­tende moi-même — me sont à la fois fam­i­liers et étrangers. Comme la Vieille Dame juive assas­s­inée de LA PASSION DU JARDINIER, une appari­tion d’outre-tombe, mais à laque­lle j’avais don­né sans m’en apercevoir l’âge qu’au­rait eu, au moment où j’écrivais la pièce, ma pro­pre mère si elle avait vécu. Comme ce Vieil Homme dans la Cham­bre et ce Vieil Homme dans la Cui­sine des Insé­para­bles, qui, tout en étant des Fig­ures ou des Masques, ressem­blent si forts à des proches et, en par­ti­c­uli­er, à mon pro­pre père.

L’in­time tel que je l’en­tends ce n’est pas celui du cocon, c’est celui de l’ef­froi. De cette déli­cieuse peur d’être aban­don­né, c’est-à-dire livré au monde. L’in­time tel que je le pra­tique, tel que je l’écris dans mes pièces, tend invari­able­ment vers l’épique. Et récipro­que­ment.

Comme si, par l’écri­t­ure, le petit homme du Pho­toma­ton voulait préserv­er à jamais son dou­ble lien avec le monde et avec sa pro­pre enfance. Et cela à tra­vers la parole la plus sin­gulière : si directe et, pour­tant, si détournée. La parole de l’au­teur dra­ma­tique, présent et absent à la fois. La parole de quelqu’un qui se met en plusieurs dans ce réduit d’ob­scu­rité qu’est le théâtre.

De quelqu’un qui, per­du dans l’in­finité invis­i­ble de la scène, voudrait embrass­er le monde en son enfance.

Chanral Deruaz et Arno Feffer dans LA FUGITIVE de Jean-Pierre Sarrazac, mise en scène Jean-Yves Lazennec.  Photo Marc Enguerand
Chan­ral Deru­az et Arno Fef­fer dans LA FUGITIVE de Jean-Pierre Sar­razac, mise en scène Jean-Yves Lazen­nec. Pho­to Marc Enguerand
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Jean-Pierre Sarrazac
Jean-Pierre Sarrazac est auteur dramatique, professeur d’études théâtrales à la Sorbonne Nouvelle et au Centre...Plus d'info
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