Les revenantes

Les revenantes

Le 27 Juin 2004
Nathalie Cornet dans CLAIRE LACOMBE de Michèle Fabien, mise en scène Marc Liebens. Photo: Christian Carez.
Nathalie Cornet dans CLAIRE LACOMBE de Michèle Fabien, mise en scène Marc Liebens. Photo: Christian Carez.

A

rticle réservé aux abonné·es
Nathalie Cornet dans CLAIRE LACOMBE de Michèle Fabien, mise en scène Marc Liebens. Photo: Christian Carez.
Nathalie Cornet dans CLAIRE LACOMBE de Michèle Fabien, mise en scène Marc Liebens. Photo: Christian Carez.
Article publié pour le numéro
Michèle Fabien-Couverture du Numéro 63 d'Alternatives ThéâtralesMichèle Fabien-Couverture du Numéro 63 d'Alternatives Théâtrales
63
Article fraîchement numérisée
Cet article rejoint tout juste nos archives. Notre équipe le relit actuellement pour vous offrir la même qualité que nos éditions papier. Pour soutenir ce travail minutieux, offrez-nous un café ☕

CLAIRE, BERTY, CHARLOTTE, elles sont trois femmes qui ont occupé — un peu, beau­coup — la scène de l’His­toire. Elles revi­en­nent sur la scène du Théâtre pour dire leur his­toire à elles, une his­toire dont on ver­ra qu’elle leur fut en quelque sorte volée. Michèle Fabi­en a choisi d’as­sur­er ain­si leur retour fan­toma­tique dans trois pièces dis­tinctes, qui leur sont dédiées dès le titre. Un seul et même mod­èle dra­ma­tique pré­side aux trois mis­es en œuvre. Ce mod­èle, Fabi­en y eut recours dès JOCASTE, mémorable moment de théâtre. Mais, en ce cas, elle touchait à un per­son­nage tout nim­bé de son appar­te­nance mythique : Jocaste, mère et femme d’Œdipe, était tou­jours déjà un per­son­nage de théâtre. Dans CLAIRE LACOMBE, dans BERTY ALBRECHT, dans CHARLOTTE1 , c’est bien autre chose2. Fabi­en s’y affronte à un réel his­torique dont le mythe ne s’est pas emparé et qui, d’être moins pres­tigieux et plus com­mun, n’en recèle pas moins une grande charge d’é­mo­tion. 

Claire, Berty, Char­lotte, trois femmes mais nulle­ment quel­con­ques. Dressées sur le plateau, seules ou presque en face de nous, fières, elles sont la Révo­lu­tion­naire, la Résis­tante et l’‘Impératrice. Revenantes donc et arrachées par la grâce d’une dra­maturge à une His­toire trop silen­cieuse à leur pro­pos. Trois spec­tres venus du roy­aume des morts et nous deman­dant compte de notre oubli. Car c’est bien comme telles que nous les percevons de prime abord. Et s’instaure de la sorte un rap­port trou­blant, presque gênant, entre per­son­nage et spec­ta­teur. D’une part, les trois héroïnes, réca­pit­u­lant leur passé, vont se livr­er de quelque manière à une con­fes­sion. Elles s’y livrent sans com­plai­sance mais non sans la jouis­sance de dire, de se dire enfin. D’autre part, tou­jours digne et noble, cette con­fes­sion s’en­tend aus­si comme acte d’ac­cu­sa­tion, dans lequel sera reproché à la postérité, aux spec­ta­teurs par con­séquent, d’avoir man­qué à cette jus­tice élé­men­taire qu’est l’hom­mage de la mémoire à ceux qui ont con­tribué à faire l’His­toire. 

Claire, Berty, Char­lotte, trois femmes qui accusent et pour­tant trois des­tins telle­ment dis­sem­blables. Claire, petite comé­di­enne mon­tée de province à Paris, fut prise dans la tour­mente révo­lu­tion­naire de 89. Elle fédéra des femmes pour qu’elles fassent enten­dre leur voix dans le grand avène­ment des temps nou­veaux. L’or­dre révo­lu­tion­naire la reje­ta, voulant que ceux dont elle croy­ait partager la lutte, la jugent et l’’emprisonnent. Berty, grande bour­geoise d’opin­ion protes­tante, qui choisit tôt l’en­gage­ment et qui, pen­dant la deux­ième guerre mon­di­ale, fon­da avec Hen­ri Fre­nay et d’autres le groupe de résis­tance Com­bat. Elle devait en mourir, dénon­cée, puis exé­cutée. Char­lotte enfin, fille du pre­mier roi des Belges, épouse de ce Max­im­i­lien, fils cadet de l’Em­pereur d’Autriche, qui gou­ver­na la Lom­bardie, puis que des puis­sances européennes envoyèrent régn­er sur le Mex­ique dont il fut l’empereur. Char­lotte se voulut poli­tique­ment active aux côtés de son mari et prit sa part dans telle réforme ou dans telle négo­ci­a­tion diplo­ma­tique. Lui, finit fusil­lé par ses pro­pres sujets, tan­dis qu’elle reve­nait en Bel­gique où, longue­ment, elle survé­cut dans un état de folie con­trac­té tôt. 

Claire, Berty, Char­lotte, trois épo­ques dis­tinctes, trois class­es dis­tinctes, trois des­tinées dis­tinctes. Mais ceci en partage : avoir agi sut un ter­rain réservé jusqu’à aujourd’hui aux hommes, celui du poli­tique. Toutes trois ont empiété sur le domaine inter­dit, au moment où se pro­dui­saient des boule­verse­ments lais­sant croire que les choses n’é­taient plus comme avant, qu’une brèche s’é­tait ouverte et que les femmes pou­vaient partager l’action des hommes. Ain­si de la Révo­lu­tion, ain­si de la Résis­tance, ain­si même de ce drôle de règne à voca­tion libéra­trice et sociale qui fut celui de Max­im­i­lien au Mex­ique. Mais l’His­toire s’est vengée de cette imper­ti­nence. Elle a cen­suré les trois inter­venantes, en les ren­voy­ant, avec leurs pré­ten­tions à s’en­gager, aux oubli­ettes. L’His­toire-mémoire ne fai­sait ain­si que con­firmer le geste de l’His­toire-événe­ment. Car déjà de leur vivant l’action des trois per­son­nages s’est vue con­trée, bar­rée. Le tra­vail de déné­ga­tion est un tra­vail ancien, en quelque sorte orig­inel. C’est ce que relève Char­lotte, dans la pièce la plus récente et à la faveur d’une réplique qui, de toute sa forme, dit com­bi­en la logique dénéga­tive est récur­rente et com­bi­en elle se boucle sur elle-même : « Tu es mon père qui dit non à mon nom, tu es Max­im­i­lien qui dit non à mon lit. Tu es Napoléon qui dit non à mon his­toire. Tu es l’His­toire qui me dit non ! Mon his­toire qui me ban­nit, et mon nom, et mon lit. Est-ce ma vie, cela ? » 

Léopold Ier, Max­im­i­lien, Napoléon : le com­plot des hommes, des hommes d’une même femme. Donc Fabi­en fémin­iste ? Gar­dons-nous de con­clure trop vite. Là n’est pas, la visée pre­mière de son théâtre. La volon­té ini­tiale des trois pièces est de ques­tion­ner le refoulé de notre mémoire, d’in­ter­roger trois « vécus » pour y voir ce qui s’y oblitère de la sorte. Par là, la dra­maturge rejoint ce grand mou­ve­ment con­tem­po­rain qui, sachant ce que dit l’His­toire, veut con­naître ce qu’elle tait et qui s’avère être le symp­tôme d’un rap­port de dom­i­na­tion écras­ant mais occulté. C’est donc sur un impen­sé qu’elle opère. L’in­téres­sant est qu’elle n’y procède pas en his­to­ri­enne mais en auteur de fic­tion et de théâtre. Autrement dit, qu’elle demande à la fic­tion dra­ma­tique — une fic­tion dra­ma­tique qui sait, qui est doc­u­men­tée, qui cite les textes — de faire remon­ter sur la scène de l’imag­i­naire un passé enfoui dans son obscure vérité, avec ce que celle-ci pou­vait avoir de con­tra­dic­toire et de con­vul­sif. 

Or, s’il est ici ques­tion de femmes parce que leur sexe en général voit son his­toire large­ment bif­fée, il arrive que cer­tains hommes soient eux aus­si, en rai­son de leur appar­te­nance sociale, vic­times de ce genre de cen­sure. Écrivant ces pièces-ci, Michèle Fabi­en se réfère sans nul doute au tra­vail de Jean Lou­vet, dont elle fut proche à l’Ensem­ble Théâ­tral Mobile. Dans CONVERSATION EN WALLONIE comme dans L’HOMME QUI AVAIT LE SOLEIL DANS SA POCHE, Lou­vet con­voque aus­si des revenants. Son pro­pre père pro­lé­taire dans le pre­mier cas — et c’est toute une classe ouvrière qui s’y donne à lire — Julien Lahaut dans le sec­ond. Là encore, la pro­jec­tion fic­tion­nelle est comme une descente dans un passé col­lec­tif scan­daleuse­ment bar­ré. 

Mais revenons à Claire, Berty et Char­lotte. Témoignant sur elles-mêmes, elles ne dédaig­nent pas l’emphase. Tout intimisme de la parole serait une nou­velle con­ces­sion. Elles par­lent haut et net, reprenant les faits en réc­it quand cela s’avère utile. Mais elles ne conçoivent pas leur témoignage en plaidoy­er. Nous les voyons qui acceptent d’avouer leurs con­tra­dic­tions ou encore qui ne retrou­vent le passé qu’en brèves échap­pées, loin d’une trop stricte cohérence. Elles n’entendent pas repren­dre à leur compte cet ordre du dis­cours qui est celui des « maîtres », de ceux qui font et écrivent l’His­toire et Les ont exclues de tou­jours. Elles cassent donc le flux dis­cur­sif et optent pour une fig­u­ra­tion frac­tion­née ou ellip­tique des événe­ments, au gré de la démarche mémorielle. 

La ver­tu de ce frac­tion­nement est de laiss­er pass­er la vio­lence qui sourd des trois rôles. Les revenantes ont certes, et pour cause, quelque chose de fan­toma­tique. On ne peut se le dis­simuler, elles sont dans le manque et dans la perte. Mais aucun gémisse­ment maeter­linck­ien toute­fois. Elles témoignent avec douleur mais aus­si avec force, une force qui vise à l’efficace. Il y a chez Michèle Fabi­en un sur­gisse­ment de la parole qui scan­de les mots, frappe la for­mule, lance le cri ou l’anathème et qui est sans doute l’une des mar­ques poli­tiques de son théâtre. En même temps, cette force, qui est du corps et de la voix, reste maîtrisée. De façon soutenue, les per­son­nages de Fabi­en nous font douce vio­lence. Écou­tons par­ler Berty Albrecht de la façon dont elle a perçu les débuts de la guerre :
«Et moi, dès juin 40, c’est leur gen­til­lesse que je n’ai pas pu sup­port­er. Les bruits de bottes, les ordres en alle­mand, les fusils que l’on arme et qui claque­nt, ça va, on sait, c’est clair, c’est l’en­ne­mi. On se hait, on se bat, c’est nor­mal.
Mais cette paix glu­ante qu’ils nous imposent, leur gen­til­lesse par­faite, leur bonne édu­ca­tion, c’est cela qui fait mal. Quand ils font croire qu’ils sont comme nous, sim­ple­ment des sol­dats, des vain­queurs, alors que tout est faux et qu’ils sont à genoux devant Hitler. Des nazis. » 

Si Le ton garde cette fer­meté mesurée, c’est que les revenantes ne récla­ment pas jus­tice à pro­pre­ment par­ler. Elles veu­lent avant tout nous dire com­ment c’é­tait, ce qu’elles ont vécu. Avec la volon­té qu’à tra­vers leur exem­ple nous appre­nions à mieux déchiffr­er l’His­toire, à voir où étaient vrai­ment les rap­ports de force, à ne pas céder aveuglé­ment aux représen­ta­tions mythifées. C’est en ce sens que l’on peut par­ler d’un théâtre citoyen. Théâtre d’alerte, qui met en garde con­tre les fauxsem­blants du dis­cours ordi­naire et refuse l’action de la machine à décervel­er. Au moment où, en Bel­gique, la médi­ati­sa­tion d’un mariage princi­er incite une pop­u­la­tion à l’hystérie de cir­con­stance, il est bien qu’une pièce comme CHARLOTTE s’écrive et soit jouée, pour nous rap­pel­er que, der­rière la façade trop lisse des palais et des beaux mariages, les familles royales cachent à l’occasion dans le plac­ard quelque folle ou quelque folie. 

A

rticle réservé aux abonné·es
Envie de poursuivre la lecture?

Les articles d’Alternatives Théâtrales en intégralité à partir de 5 € par mois. Abonnez-vous pour soutenir notre exigence et notre engagement.

S'abonner
Déjà abonné.e ?
Identifiez-vous pour accéder aux articles en intégralité.
Se connecter
Accès découverte 1€ - Accès à tout le site pendant 24 heures
Essayez 24h
1
Partager
auteur
Écrit par Jacques Dubois
Jacques Dubois est pro­fesseur émérite de l’Université de Liège. Il pré­side la Com­mis­sion des Let­tres de la Com­mu­nauté...Plus d'info
Partagez vos réflexions...
Précédent
Suivant
Article publié
dans le numéro
Michèle Fabien-Couverture du Numéro 63 d'Alternatives Théâtrales
#63
mai 2025

Michèle Fabien

28 Juin 2004 — PAUL EMOND: Il me semble impossible d’être aujourd’hui un écrivain de théâtre sans ce que j’appellerais, au meilleur sens du…

PAUL EMOND : Il me sem­ble impos­si­ble d’être aujourd’hui un écrivain de théâtre sans ce que j’appellerais, au meilleur…

Par Bruno Dubois
Précédent
27 Juin 2004 — BRUNO DUBOIS : Paul Emond parle de «compagnonnage» pour définir votre relation avec lui. Qu'en pensez-vous ?  Michel Tanner: Je…

BRUNO DUBOIS : Paul Emond par­le de « com­pagnon­nage » pour définir votre rela­tion avec lui. Qu’en pensez-vous ?  Michel Tan­ner : Je suis en total accord ; j’aimerais que la déf­i­ni­tion de com­pagnon­nage, mag­nifique démarche d’ar­ti­sans qui recherchent…

Par Bruno Dubois
La rédaction vous propose

Bonjour

Vous n'avez pas de compte?
Découvrez nos
formules d'abonnements

Mot de passe oublié ?
Mon panier
0
Ajouter un code promo
Sous-total