Lettre à Marc Trivier
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Lettre à Marc Trivier

Le 28 Juin 2004
Article publié pour le numéro
Michèle Fabien-Couverture du Numéro 63 d'Alternatives ThéâtralesMichèle Fabien-Couverture du Numéro 63 d'Alternatives Théâtrales
63
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CHER MARC,

Il faut bien com­mencer, n’est-ce pas ? Alors je te pro­pose celle-ci qu’on pour­rait appel­er « la pho­to de l’appareil d’Atget dans le décor de la rue de la Roquette ». Elle a entre autres atouts, l’a­van­tage de respecter la chronolo­gie puisque c’est ce spec­ta­cle-là qui inau­gure ta col­lab­o­ra­tion avec l’Ensem­ble Théâ­tral Mobile.
obile. Et pour­tant ce n’est pas une pho­to de spec­ta­cle. Mais il fau­dra s’y faire ; je crois pou­voir le dire main­tenant et une fois pour toutes : selon moi tu ne fais pas de pho­tos de spec­ta­cles, jamais. Je veux dire que ce qui s’imprime sur tes pho­tos ne cor­re­spond jamais à quelque chose (image, action ou point de vue) que le spec­ta­teur aurait pu voir (ou avoir). Autrement dit, si le spec­ta­teur a pu, pen­dant le spec­ta­cle, voir l’ap­pareil d’At­get qui se trou­ve sur la pho­to, s’il a pu voir égale­ment l’espèce de petit autel gar­ni de pho­tos qui se trou­ve au fond, jamais il n’a vu ses acces­soires comme ça. L’ap­pareil, en tout cas, ne s’est jamais trou­vé seul sur son pied, au milieu de l’aire de jeu, comme s’il était un per­son­nage. Il a quelque chose d’un per­son­nage, je trou­ve, cet appareil pho­to, per­son­nage inquié­tant d’ailleurs, avec des jambes de bois, un masque à gaz et un domi­no noir. Un per­son­nage déguisé. Ce n’est donc pas une pho­to du spec­ta­cle

C’est cepen­dant une pho­to de la pièce. Cette ren­con­tre d’Atget et Berenice, je l’ai conçue comme la ren­con­tre de deux per­son­nages qui sont d’abord des pho­tographes avant d’être des per­son­nes. Ces per­son­nages en fait ne m’ont intéressée que parce qu’ils étaient pho­tographes ; comme Berenice Abbott qui cherche à ren­con­tre Atget parce que ses pho­tos la fasci­nent. Et la pièce racon­te un peu cela, les deux per­son­nes sont moins intéres­santes que leur art. Donc mon­tr­er quelque chose d’Atget en mon­trant non son image ou celle de son vis­age, mais celui de son appareil déguisé en per­son­nage, cor­re­spond à une des lames de fond qui tra­verse la pièce et dans laque­lle le moteur de la fable est, effec­tive­ment, la pho­togra­phie.
Mais cette image est-elle vrai­ment, est-elle seule­ment le por­trait d’un appareil ? Ce qui me frappe, dans cette pho­to, c’est sa lumière. Regarde, il y a trois tach­es de lumière : la pre­mière, la plus vive, au fond, est faite d’une ampoule qui n’éclaire rien qu’elle même, et encore. s’é­claire-t-elle ? Il me sem­ble plutôt que ce qu’elle éclabousse, c’est le mur du fond sur lequel il n’y a « rien à voir », tan­dis qu’à côté, sur l’e­spèce d’autel — qui pour­rait fig­ur­er une chem­inée dans un intérieur réal­iste —, il y a des objets qui eux, para­doxale­ment, restent dans l’ombre. La deux­ième, un peu moins vive, mais plus éten­due sem­ble une lumière tutélaire qui pro­tégerait l’om­bre pro­jetée de l’ar­rière de l’ap­pareil qui se pro­file sur le mur sans toute­fois l’éclairer vrai­ment : une par­tie de cette ombre dans. l’om­bre du mur, est aus­si vis­i­ble que celle qui se trou­ve dans la lumière ; cette dernière n’est donc pas là pour éclair­er quoique ce soit ; à la lim­ite, c’est peut-être la présence de l’om­bre qui nous fait voir cette lumière. Enfin plus dis­crète, par terre, à l’avant plan, aux pieds de l’ap­pareil, une troisième tache lumineuse s’in­scrit entre l’ap­pareil lui-même et une tache som­bre qui pour­rait (qui doit) être l’om­bre portée du pho­tographe, celui de la réal­ité, toi, Marc Triv­i­er, qui a fait la pho­to. Encore une fois, si la lumière n’éclaire pas l’ap­pareil, peut-on hasarder que c’est celui-ci qui nous la désigne, la lumière, par con­traste ? Et que cette image d’ap­pareil en cache en fait une autre. de lumière ? Dans la pièce, Atget dit, à un moment don­né : « C’est la lumière qui fait la pho­to, tou­jours. » C’est peut-être une for­mule un peu rapi­de, mais moi, j’au­rais envie de dire que toi, ici, tu nous as fait le por­trait de cet autre pho­tographe-là non humain qu’est aus­si la lumière. Comme quoi un acces­soire de théâtre peut être aus­si un acces­soire de la pho­to !
Mais si tu me dis que cet acces­soire, l’appareil d’At­get, traî­nait là comme cela, un jour après une répéti­tion et que c’est parce qu’il était là, comme cela, tout sim­ple­ment, que tu l’as immor­tal­isé, je dirai parce qu’il était là, parce que c’é­tait toi. 

Ami­cale­ment, Michèle Fabi­en. Sep­tem­bre 1998. 

Pre­mière des let­tres de la cor­re­spon­dance entre Michèle Fabi­en et Marc Triv­i­er. Ils avaient le pro­jet de pub­li­er un ouvrage reprenant les pho­tos que Marc Triv­i­er avait faites des spec­ta­cles écrits ou adap­tés par Michèle Fabi­en. 

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Écrit par Michèle Fabien
Michèle Fabi­en est l’au­teur de plusieurs textes de théâtre : JOCASTE, NOTRE SADE, SARA Z, TAUSK, CLAIRE LACOMBE, ATGET...Plus d'info
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