Un décentrement au féminin

Un décentrement au féminin

Entretien avec Yannic Mancel

Le 25 Juin 2004
Marie-Pierre Meinzel dans CASSANDRE de Michèle Fabien d’après Christa Wolf, mise en scène Marc Liebens. Photo: Marie-Françoise Plissart.
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Michèle Fabien-Couverture du Numéro 63 d'Alternatives ThéâtralesMichèle Fabien-Couverture du Numéro 63 d'Alternatives Théâtrales
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Après l’avoir été au Théâtre Nation­al de Stras­bourg auprès de Jacques Las­salle, ain­si qu’auprès de Philippe van Kessel au Théâtre Nation­al de la Com­mu­nauté Française de Bel­gique, Yan­nic Man­cel est aujourd’hui con­seiller artis­tique et lit­téraire auprès de Stu­art Sei­de au Théâtre du Nord à Lille et Tour­co­ing. Il enseigne la dra­maturgie et l’histoire du théâtre dans les uni­ver­sités de Lille III et Dunkerque. Il est mem­bre du comité de rédac­tion d’Alternatives théâ­trales. 

JULIE BIRMANT : Dans quelles cir­con­stances as-tu été amené à côtoy­er le tra­vail de Michèle Fabi­en ? Com­ment l’auteur et le dra­maturge de l’E.T.M. envis­ageait, vivait le moment des répéti­tions ? Inter­ve­nait-elle ? 

Yan­nic Man­cel : J’ai con­nu Michèle Fabi­en assez tar­di­ve­ment, au début des années 90. Je l’ai ren­con­trée quand je suis venu m’in­staller à Lille car elle dévelop­pait avec Marc Liebens à cette époque-là un parte­nar­i­at avec la Rose des Vents, la scène nationale de Vil­leneuve d’Ascq. 

Le pre­mier tra­vail que j’ai côtoyé était celui qu’elle a fait avec Marc Liebens sur LA VILLE de Paul Claudel. Elle en était la dra­maturge. Je l’avais invitée dans un cours pub­lic à l’Université, pour par­ler de son tra­vail sur la pièce. La rela­tion ambiva­lente qu’elle entrete­nait avec le théâtre de Claudel m’a par la suite éclairé sur un cer­tain nom­bre de con­tra­dic­tions qu’elle cher­chait à appro­fondir et à exac­er­ber dans son pro­pre tra­vail. Notam­ment celle de la con­fronta­tion d’une forme lyrique, poé­tique, à la ques­tion du poli­tique, qui est présen­tée dans LA VILLE d’une façon assez dés­espérante et néga­tive. Le pre­mier texte per­son­nel de Michèle Fabi­en que j’ai décou­vert, c’est ATGET ET BERENICE, d’abord à la Rose des Vents puis au Théâtre Nation­al où j’entamais ma pre­mière sai­son en tant que con­seiller artis­tique. Cette pièce est une fic­tion doc­u­men­taire. À l’origine, se trou­ve un matéri­au con­sti­tué par un tra­vail de dra­maturgie et de doc­u­men­ta­tion qui était ensuite entière­ment refon­du dans un tra­vail artis­tique de fic­tion. Ce que je trou­ve remar­quable dans l’écri­t­ure de Michèle Fabi­en, c’est Le rap­port entre l’ex­tra­or­di­naire pré­ci­sion doc­u­men­taire de ses sources, qu’elle accu­mu­lait dans le tra­vail préal­able, et le jail­lisse­ment tout à fait spon­tané d’une écri­t­ure per­son­nelle qui se réap­pro­prie cette matière et qui en fait un objet de fic­tion orig­i­nal, artis­tique, lit­téraire, dans lequel elle parvient à pro­jeter son intim­ité, ses pro­pres fan­tasmes, sa sub­jec­tiv­ité d’artiste et de femme. Il y a peu d’au­teurs qui réus­sis­sent à écrire des fic­tions doc­u­men­taires qui soient aus­si des œuvres orig­i­nales ; celles que j’ai pu lire sont sou­vent laborieuses, tech­niques, didac­tiques, péd­a­gogiques, et n’ont pas cette grâce lit­téraire par laque­lle sont portés les textes de Michèle.
C’est pourquoi j’ai tou­jours imag­iné qu’elle tra­vail­lait tou­jours en deux temps : dans la pre­mière moitié du tra­vail, elle devait avoir une activ­ité de dra­maturge, comme si ça avait été au ser­vice d’un met­teur en scène, sur un texte ou une fable déjà étab­lis, et dans un deux­ième temps, elle devait faire table rase de tout ça, et restituer ce matéri­au avec cette espèce de vir­ginité qu’elle savait retrou­ver à chaque fois.
J’ai côtoyé Michèle Fabi­en un peu plus directe­ment au moment de DÉJANIRE. Pen­dant les répéti­tions, elle était une obser­va­trice assez dis­tante du tra­vail de Marc. J’ai eu l’im­pres­sion qu’elle se dépos­sé­dait assez facile­ment de son texte, du moins en apparence. Je ne pense pas qu’elle ait eu sur ses pro­pres textes le désir d’as­sumer une présence dra­maturgique très vig­i­lante, de chaque instant, ni a for­tiori un désir de co-mise en scène. Je crois qu’elle a tou­jours assumé sa fonc­tion d’au­teur, d’au­teur présent aux répéti­tions, disponible à répon­dre aux ques­tions et à prodiguer des con­seils, mais pas réelle­ment inter­venant ni con­traig­nant. 

J. B.: Tu as pu assis­ter au tra­vail de Michèle Fabi­en adap­ta­trice et du met­teur en scène Marc Liebens sur l’AM­PHIT­RY­ON de Kleist. Quelles sont les raisons qui ont amené Michèle Fabi­en à réécrire la pièce ? 

Y. M.: Plus exacte­ment, j’ai suivi la reprise du spec­ta­cle en deux­ième sai­son au Théâtre Nation­al. L’axe dra­maturgique essen­tiel de sa vision de l’AMPHITRYON de Kleist comme de celui de Molière était celui d’une Annon­ci­a­tion. Elle a tou­jours cher­ché à rap­procher le mythe grec d’Hérak­lès du mythe chré­tien de la nais­sance de Jésus. Il était clair que ces deux mythes se super­po­saient et qu’il fal­lait offrir aux spec­ta­teurs une lec­ture à plusieurs niveaux d’in­ter­pré­ta­tion ; et cela, sans volon­té de dis­tor­sion, sans chercher à faire entr­er un mythe dans un autre. En même temps que l’on retrou­vait très pré­cisé­ment dans son adap­ta­tion le mythe antique d’Alcmène, Amphit­ry­on, Zeus et de la nais­sance d’‘Héraklès, on était amené à lire cette his­toire comme une pré­fig­u­ra­tion archaïque — très présente dans notre incon­scient col­lec­tif — de la fable de Marie, de Joseph, du Saint Esprit et de la nais­sance de Jésus.
Ensuite, comme dans toutes ses pièces, Michèle Fabi­en a pra­tiqué ce que j’ap­pelle le « décen­trement », une car­ac­téris­tique de la relec­ture renou­velée des mythes et des clas­siques — qu’elle partage avec d’autres auteurs ou met­teurs en scène de son temps (Plan­chon, Las­salle, Vin­cent, Müller.) — et qui con­siste en l’occurrence à accorder la pri­or­ité de l’éclairage et du regard à Alcmène, à la femme. Ce qui nous amène à une dimen­sion très impor­tante de l’écriture de Michèle Fabi­en : c’est une des plus belles écri­t­ures féminines — et je préfère dire fémi­nine plutôt que fémin­iste, même si der­rière le féminin, le fémin­iste n’était jamais loin — qui ait relu les grandes fables fon­da­tri­ces à par­tir du regard sub­jec­tif de la femme. Et pas tou­jours de la femme atten­due. Une des raisons, je crois, pour laque­lle elle a écrit DÉJANIRE, est que, dans la tra­di­tion, le des­tin de ce per­son­nage est un peu oublié par rap­port à celui de Médée, par exem­ple. Elle aimait ce genre de réha­bil­i­ta­tion. C’é­tait peut-être une manière de com­bat­tre une sorte d’injustice. Et cela explique aus­si l’in­térêt qu’elle por­tait à la CASSANDRE de Christa Wolf… 

J. B.: Sauf que Michèle Fabi­en ne rebap­tise pas son adap­ta­tion d’AMPHITRYON : ALCMÈNE. 

Y. M.: Non, et je crois que si elle a gardé le titre de Plaute, Molière ou Kleist, c’est par respect du pub­lic, par souci de son élar­gisse­ment et de son « édu­ca­tion » cri­tique. Pour inciter le pub­lic à venir voir cette nou­velle lec­ture d’AM­PHIT­RY­ON et le sur­pren­dre. Je crois qu’elle aimait bien aus­si ris­quer une cer­taine décep­tion des attentes du pub­lic, mais une décep­tion com­pen­sée par un regard neuf. C’est un peu l’enjeu de ce que j’ap­pelle le « décen­trement » : on priv­ilégie un per­son­nage demeuré sec­ondaire dans la tra­di­tion et on recon­stru­it la fable autour de lui. Racine n’a rien fait d’autre en décen­trantre­cen­trant la légende tra­di­tion­nelle d’Hip­poly­te et de Thésée sur le per­son­nage de Phè­dre. 

J. B.: DÉJANIRE est à ton avis un des plus beaux textes de Michèle Fabi­en. Le spec­ta­cle était déce­vant. Vous en avez par­lé. Quelles sont les ques­tions qui ont été soulevées ? 

Y. M.: Michèle et Marc font par­tie de ces artistes qui m’ont le plus ému par leur pro­bité intel­lectuelle et par leur capac­ité d’autocritique. Je ne sais pas si c’est lié à une sorte d’éthique, mais ils étaient, à l’é­gard de leur pro­pre tra­vail, d’une exi­gence, d’une absence d’indulgence et par­fois même d’une cru­auté sur­prenantes. Jamais la moin­dre com­plai­sance sur un objet qu’ils venaient de réalis­er. Quand il y avait des insat­is­fac­tions, des échecs par­tiels, ils en par­laient avec une fran­chise tout à fait décon­cer­tante. Et il est vrai que nous avons beau­coup par­lé de nos frus­tra­tions à pro­pos de DÉJANIRE, un sen­ti­ment d’incomplétude face au résul­tat du spec­ta­cle. D’ailleurs je crois que c’est la rai­son pour laque­lle au Plan K, Marc Liebens et Michèle ont voulu rec­ti­fi­er le tir avec CASSANDRE, où les seuls élé­ments scéno­graphiques évo­quaient un jardin zen, de même qu’avec UNE PAIX ROYALE au Marni où l’espace était égale­ment très neu­tre et très dépouil­lé. L’écri­t­ure de Michèle est à mon sens une écri­t­ure de plateau nu qui ne sup­porte pas l’en­com­bre­ment d’une scéno­gra­phie trop sig­nifi­ante. J’avais eu déjà la même sen­sa­tion à pro­pos d’AT­GET ET BERENICE. Je trou­vais que cet écran de Plex­i­glas — une présence matérielle très forte — entre le pub­lic et les acteurs, était un élé­ment scéno­graphique trop fort, trop présent ; même s’il ren­voy­ait au cadrage de la pho­to, à l’ob­jec­tif pho­tographique, à la matière trans­par­ente qui isole l’appareil de la réal­ité, et s’il y avait sans doute beau­coup de bonnes raisons dra­maturgiques. Cet écran nous iso­lait de la chair des acteurs et, par le fait, les dés­in­car­nait. Je pense que ce n’é­tait pas juste. Car s’il y a bien une écri­t­ure fémi­nine char­nelle dans le paysage théâ­tral fran­coph­o­ne, c’est bien celle de Michèle Fabi­en. Dans DÉJANIRE, c’est le dami­er au sol et la présence de loges, celles d’un théâtre inver­sé, qui étaient très encom­brants. C’étaient des signes trop forts par rap­port à la pureté, à la trans­parence des textes de Michèle. Ce qui fai­sait, je pense, la grande réus­site d’AMPHITRYON, c’é­tait que les acteurs étaient très proches du pub­lic, et par­laient dans un couloir dépouil­lé, délim­ité par une char­p­ente en bois ten­due de bâch­es. Le rap­port direct, con­fi­den­tiel, intime qu’on avait avec la chair et Le souf­fle des acteurs cor­re­spondait très bien à la sen­su­al­ité du pro­pos de la pièce de Michèle. L’écri­t­ure de Michèle stim­ule telle­ment l’imag­i­naire du spec­ta­teur que si l’on super­pose cette pro­duc­tion très forte d’im­ages, très exci­tante, à des dis­posi­tifs scéno­graphiques trop osten­ta­toires, on risque à chaque instant de pro­duire un effet de pléonasme où le texte, comme la scéno­gra­phie, est tou­jours per­dant. 

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