Jumeaux intérieurs, présences parallèles

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Jumeaux intérieurs, présences parallèles

Le 9 Nov 2000
Nicole Mossoux dans TWIN HOUSES, 1995. Photos M. Wajnrych.
Nicole Mossoux dans TWIN HOUSES, 1995. Photos M. Wajnrych.
Nicole Mossoux dans TWIN HOUSES, 1995. Photos M. Wajnrych.
Nicole Mossoux dans TWIN HOUSES, 1995. Photos M. Wajnrych.
Article publié pour le numéro
Le théâtre dédoublé-Couverture du Numéro 65-66 d'Alternatives ThéâtralesLe théâtre dédoublé-Couverture du Numéro 65-66 d'Alternatives Théâtrales
65 – 66
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Un petit monde est né, au tout début de 1994 dans la chapelle des Brigit­tines, à Brux­elles, et a depuis lors par­cou­ru le monde, le grand. Un petit monde à part dans l’univers forgé, depuis quinze ans, par Nicole Mossoux et Patrick Bon­té, dans la langue gestuelle, théâ­trale, obscuré­ment par­lante, qu’ils artic­u­lent en la cher­chant sans cesse. Un petit monde mis en scène par lui, conçu, « agi » et habité par elle – pas seule pour­tant puisque leurs « maisons jumelles » font appel au sub­strat de schiz­o­phrénie inhérent à l’humain, et lais­sent ouverte la porte qui sépare la réal­ité de la patholo­gie.

Si ce sen­ti­ment du moi pluriel – étrange, inquié­tant, ordi­naire cepen­dant, voire quo­ti­di­en – n’a cer­taine­ment rien d’unique dans le tra­vail des créa­teurs (voir les corps divisés par les cadres des DERNIÈRES HALLUCINATIONS DE LUCAS CRANACH L’ANCIEN, les focus et les échos décalés de SIMONETTA VESPUCCI, entre autres), il trou­vait dans le cas de TWIN HOUSES à s’exprimer par le biais sin­guli­er de présences par­al­lèles, inan­imées mais agis­santes.

Les mar­i­on­nettes ici ont per­mis la for­mu­la­tion d’une sen­sa­tion dont l’être, en l’artiste, sait la prég­nance inex­plic­a­ble. Il n’est pas davan­tage ques­tion d’expliquer, chez Mossoux-Bon­té ; d’exprimer plutôt, dans un phrasé à la com­plex­ité adressée, juste­ment, au sen­si­tif plus
qu’à l’intellect : on lit ici au creux des signes plutôt qu’entre les lignes. C’est en lui-même, aus­si, surtout, que lira le spec­ta­teur, à qui le mono­logue, fût-il mul­ti­ple, offre plus que toute autre forme théâ­trale la pos­si­bil­ité de s’approprier l’acte qui s’écrit sur le plateau, non seule­ment de le capter, le recevoir, mais d’y accéder comme à une incar­na­tion ou un avatar
de ce qu’il est ou peut être, lui, indi­vidu dans l’ensemble du pub­lic. Excrois­sances intrin­sèques, par­fois rivales, vio­lentes même – de cette vio­lence privée qu’occulte sou­vent la bru­tal­ité extérieure qui hante réal­ité et fic­tions –, du corps de l’interprète, les mar­i­on­nettes dans cette lec­ture peu­vent devenir celles des rêves ou des cauchemars du spec­ta­teur, des exten­sions de son pro­pre moi siamois.

Les représen­ta­tions humaines, poupées, man­nequins, mar­i­on­nettes qui fasci­nent Nicole Mossoux s’insinuèrent ain­si dans son désir d’alors – un solil­oque qui dépasserait sa seule présence en scène, con­cept décan­té, mod­elé ensuite avec Patrick Bon­té –, vecteurs de dra­maturgie. Et vint l’observation de l’interaction : leur com­plé­men­tar­ité, « com­ment elles ont fait petit à petit par­tie de moi, ou com­ment j’ai fait petit à petit par­tie d’elles…» La con­t­a­m­i­na­tion prend le pas sur la manip­u­la­tion dans l’expérience de la choré­graphe-inter­prète ; les man­nequins étaient cen­sés être ses dou­bles, elle deve­nait le leur, dans un rap­port de force inver­sé. Entre l’humain et les objets, les pos­si­bles se phago­cy­tent, les mem­bres se con­fondent, l’ascendant fuit le sens unique. De cette trou­blante alchimie naî­tra la cocasserie trag­ique de TWIN HOUSES. Cul­tivé sur le plateau (nour­ri naturelle­ment par les fig­ures façon­nées par Jean-Pierre Finot­to, égale­ment par la scéno­gra­phie hors-temps et hors-espace de Johan Dae­nen, par l’étrange par­ti­tion, aux tonal­ités autom­nales, moyenâgeuses, du com­pos­i­teur com­plice Chris­t­ian Genet), le flou a ger­mé pen­dant la ges­ta­tion du spec­ta­cle. Posée comme moyen, la mar­i­on­nette se révélait aus­si pro­pos. Et le tout comme plus que la somme des par­ties, puisque les man­nequins don­nèrent forme « à ce que mon corps seul ne suf­fi­rait pas à engen­dr­er ».

C’est dans l’élaboration du spec­ta­cle encore, dans le proces­sus des essais, le jeu des hasards, que s’est esquis­sé le com­ment de la présence de ces attrib­uts anthro­po­mor­phes. Dou­ble sens là aus­si : l’agir devait éman­er des objets comme de l’humain, celui-ci s’inscrivant en creux, cédant à ceux-là des par­ties de son corps, accep­tant d’être manip­ulé par eux qui dès lors per­dent leur statut de sim­ples mar­i­on­nettes et gag­nent celui de per­son­nages. « Car pour qu’ils vivent, il me faut retir­er de mon jeu toute ten­ta­tion volon­tariste, me vider, dirait-on, de ma sub­stance, pour la laiss­er gliss­er dans leur peau. Suiv­re leurs chem­ine­ments ; en absente, écouter leur présence. »

L’inéluctable manip­u­la­tion devait dans le même temps s’opérer et s’effacer, et le rap­port s’inverser à nou­veau, avec pour corol­laire para­dox­al la néces­saire « présence » de Nicole Mossoux par­mi ses greffes – mar­quée notam­ment par un tra­vail sur l’expression du vis­age, explique Patrick Bon­té –, quand la com­pag­nie dans ses autres réal­i­sa­tions trace plus volon­tiers des fig­ures d’«absence » à soi. Man­i­feste dans GRADIVA par exem­ple (créa­tion 1999, nou­velle ver­sion 2000), autre solo – Nicole Mossoux y est diva brisée, pan­tin reprisé, ombre étrange de femme fatale, qu’un câble sus­pend –, explo­rant par de tout autres chemins des ques­tions cousines.

Nicole Mossoux dans TWIN HOUSES, 1995. Photos M. Wajnrych.
Nicole Mossoux dans TWIN HOUSES, 1995. Pho­tos M. Wajn­rych.

La soli­tude dans TWIN HOUSES, que GRADIVA rejoint sur le ter­rain du fan­tasme, est néan­moins d’un autre ordre, touche une autre manière d’intimité. Pas de nar­ra­tion véri­ta­ble entre les cinq per­son­nages, entre l’actrice-danseuse et ses alter ego, ni, lit­térale­ment, de fil ; une his­toire quand même, des his­toires même, enfouies, latentes, celles de l’être démul­ti­plié, pris dans l’évidence tour­men­tée de ses guer­res intestines. Mon­treur de mar­i­on­nettes, oui, mais autant que de ses démons con­quérants et ses anges vengeurs, intérieurs,
et surtout mon­tré par elles.

L’expérience de la com­pa- gnie Mossoux-Bon­té avec les mar­i­on­nettes a fait date. TWIN HOUSES (1994) développe un lan­gage scénique qui donne voix, et ouvre la voie, à l’insupportable et inévitable, le trag­ique et drôle « autre en soi ».

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Nicole Mossoux
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Marie Baudet
Marie Baudet est critique à La libre Belgique. Journaliste scènes (La Libre Belgique/Culture) théâtre, danse,...Plus d'info
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