Une salutaire désorganisation de l’humain

Une salutaire désorganisation de l’humain

Le 1 Avr 2002

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Voix d'auteur et marionnettes -Couverture du Numéro 72 d'Alternatives ThéâtralesVoix d'auteur et marionnettes -Couverture du Numéro 72 d'Alternatives Théâtrales
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JE PEUX DIRE que je n’ai jamais écrit pour des mar­i­on­nettes.
Je peux aus­si pour­tant, par­faite­ment, affirmer le con­traire : j’ai tou­jours écrit pour des mar­i­on­nettes.
Je veux dire par là que si j’écrivais un jour un texte des­tiné à des mar­i­on­nettes mon souci d’écriture serait exacte­ment le même que celui qui m’agite d’habitude. Et que ce texte-là pour­rait franchir — il le devrait même — la fron­tière des gen­res, comme Madame Ka et Les cen­dres et les lam­pi­ons ini­tiale­ment des­tinés à l’acteur et à la scène de théâtre l’ont fait récem­ment.
En effet s’arrêter à ce con­stat que la mar­i­on­nette, le théâtre, la radio auraient leur spé­ci­ficité dra­maturgique accrédite l’idée que chaque genre est défini­tive­ment clos sur lui-même et par con­séquent réduit à un type de cadre, à un type de code, voire à un type de con­tenant.
Or, depuis des années je m’attache à faire tomber les cloi­sons qui iso­lent ces gen­res, à mélanger ces gen­res, à prof­iter des champs de lib­erté ou de con­trainte que cha­cun de ces gen­res offre, à utilis­er par exem­ple les atouts romanesques ou ciné­matographiques per­me­t­tant d’envisager une struc­ture libérée des canons dra­ma­tiques et capa­ble de met­tre à mal le raisonnable des pro­duc­tions théâ­trales. Par raisonnable j’entends tout ce qui trou­ve sa juste place. Son juste temps. Sa juste cause. Sa juste des­ti­na­tion.
Or, à quoi doit servir cette écri­t­ure-là — celle qu’on pense pour la scène — si ce n’est, déjà, à repos­er les ques­tions, pour moi fon­da­men­tales, de la représen­ta­tion, qu’il s’agisse par exem­ple de la cohab­i­ta­tion des espaces fic­tion­nel et scénique, de la durée comme struc­ture majeure, de l’implosion du réc­it, de la frag­men­ta­tion des rôles, de la dis­so­lu­tion du per­son­nage au prof­it de la langue, des mix­ions nar­ra­tives ou de l’oralité comme seule archi­tec­ture pos­si­ble.
Ce qui, au bout du compte, ren­voie de manière inéluctable à la ques­tion du rôle et à celle de l’acteur, de sa mis­sion et de son corps.
Après bien des années de tra­vail, préoc­cupée par ces inter­ro­ga­tions qua­si­ment tech­niques d’une écri­t­ure qui serait en somme ancrée dans un proces­sus récur­rent de sépa­ra­tion des élé­ments de la dra­maturgie con­ven­tion­nelle et de leur déhiérar­chi­sa­tion, se pose aujourd’hui à moi la ques­tion pre­mière de la coïn­ci­dence des mots et du corps qui devrait les porter. Ques­tion véri­ta­ble­ment douloureuse puisqu’elle fait échouer, aujourd’hui, mes dernières entre­pris­es — ten­ta­tives serait plus juste — d’écriture.
Quel corps imag­in­er donc pour quelle langue ?
Quels mots inven­ter pour quel corps ?
Pourquoi et com­ment sépar­er ce que je dis de ce que je suis cen­sé être ? Pourquoi donc ne plus arriv­er, aujourd’hui, à envis­ager cette tran­quille et trop évi­dente ren­con­tre entre une parole à dire et le corps qui lui con­vient ?
Il est ten­tant d’avancer que la mar­i­on­nette est une des répons­es sen­si­bles à ces ques­tions — peu nou­velles j’en con­viens.
Car ce que je con­nais de la mar­i­on­nette, c’est juste­ment ça : la sépa­ra­tion fon­da­men­tale de la parole et du corps. Et la para­doxale car pos­si­ble réc­on­cil­i­a­tion des élé­ments dis­joints.
Je crois com­pren­dre aus­si que c’est le lieu où la désor­gan­i­sa­tion du monde est prat­i­ca­ble, physique­ment, matérielle­ment avec ses échelles inco­hérentes, ses métis­sages et ses imprévis­i­bles représen­ta­tions de nous-mêmes.
À dire vrai, cette esthé­tique de la per­tur­ba­tion, je l’ai décou­verte il y a peu. Alors que l’écriture a tou­jours été pour moi le lieu où doit s’organiser le chaos.
C’est donc avec une grande atten­tion que j’ai regardé les deux aven­tures liées à Madame Ka et Les cen­dres ET LES LAMPIONS.
La par­tic­u­lar­ité qui lie ces deux pièces n’appartenant pas tout à fait à la même péri­ode d’écriture, c’est leur surpe­u­ple­ment.
On imag­ine assez hâtive­ment que l’art de la mar­i­on­nette est le plus apte à résoudre les prob­lèmes économiques et icono­graphiques du théâtre comme la mul­ti­pli­ca­tion des his­toires et des appari­tions ou l’irreprésentabilité de cer­taines images ou de cer­tains corps. Il sem­ble en effet plus facile de faire se suc­céder une petite cen­taine de fig­ures ou d’objets sur une table ou dans un castelet qu’une petite cen­taine d’acteurs sur un plateau. Et plus facile pour une fig­urine que pour un acteur d’être un crabe vert ou un pou de sable.
Or, il m’est apparu que ces deux textes n’avaient peut-être pas été mis « en mar­i­on­nettes » pour cette rai­son-là.
Qu’ils avaient peut-être été choi­sis pour ces ques­tions que leur struc­ture pose à toute représen­ta­tion théâ­trale en général, même si les deux con­cepts étaient rad­i­cale­ment dif­férents : Madame Ka met­tait en place un théâtre de formes et d’objets de taille réduite. Les cen­dres et les lam­pi­ons met­tait en place un théâtre grandeur nature. Les deux offi­ciants de Madame Ka manip­u­laient à vue les fig­urines, les objets et les tableaux ani­més. Les CENDRES ET LES LAMPIONS asso­ci­ait — dans un proces­sus fla­grant, cepen­dant, de sépa­ra­tion des rôles — le corps des acteurs, leur voix et leur rap­port à l’objet devenu corps majeur du délit : la chaise.
La prob­lé­ma­tique du nom­bre dans Les CENDRES ET les lam­pi­ons était réglée, humaine­ment par­lant, de la même façon que dans les pro­duc­tions de théâtre antérieures : qua­tre ou cinq acteurs suff­isent en effet pour con­vo­quer sur un plateau soix­ante-qua­torze fig­ures humaines chargées d’un épit­o­mé de vie.

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Écrit par Noëlle Renaude
Noëlle Renaude est l’au­teur de plusieurs pièces de théâtre dont le RENARD DU NORD ou DIVERTISSEMENTS TOURISTIQUES. Elle...Plus d'info
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avril 2002

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