Le chœur dionysiaque et le chœur apollinien

Le chœur dionysiaque et le chœur apollinien

Le 28 Oct 2003
FRANKENSTEIN, Living theater, mise en scène de Julian Beck. Photo Gianfranco Mantegna
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FRANKENSTEIN, Living theater, mise en scène de Julian Beck. Photo Gianfranco Mantegna
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Choralité-Couverture du Numéro 76-77 d'Alternatives ThéâtralesChoralité-Couverture du Numéro 76-77 d'Alternatives Théâtrales
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LA DÉCENNIE autour de 1970 restera sans doute dans l’histoire du théâtre mon­di­al comme l’âge d’or de la « créa­tion col­lec­tive ». Celle-ci se définit comme étant l’œuvre d’une « troupe » étroite­ment unie – voire con­fon­due – autour d’un pro­jet com­mun. Elle part du principe – ou du con­stat – que la lit­téra­ture dra­ma­tique à sa dis­po­si­tion, clas­sique et con­tem­po­raine, ne four­nit pas au « col­lec­tif » – à moins d’être pro­fondé­ment adap­tée – la pos­si­bil­ité de dire ce qu’il souhaite. Faisant con­fi­ance aux capac­ités d’expression et d’invention de cha­cun des mem­bres du groupe, elle se pense à même d’innover tant au niveau de la forme que du con­tenu, les deux étant étroite­ment liés, car on ne peut, selon elle, tenir un dis­cours nou­veau dans des formes anci­ennes. Fondée sur l’«improvisation col­lec­tive » comme méth­ode de recherche et de créa­tion, et, par­fois, comme espace de jeu pen­dant la représen­ta­tion, elle a cepen­dant tou­jours impliqué, en tout cas pour ses réus­sites les plus écla­tantes, un « maître d’œuvre », ini­tiant, dirigeant le pro­jet, choi­sis­sant, artic­u­lant les séquences et, finale­ment, les met­tant en scène : Julian Beck et Judith Mali­na pour le Liv­ing The­atre, Ari­ane Mnouchkine pour le Théâtre du Soleil, Jacques Nichet pour le Théâtre de l’Aquarium. Dire cela, ce n’est nulle­ment dimin­uer le rôle créa­teur – for­cé­ment iné­gal – des dif­férents mem­bres du groupe : les spec­ta­cles de ces troupes résul­tent de la dialec­tique per­ma­nente au sein du proces­sus de créa­tion entre les divers­es propo­si­tions des uns et des autres et la capac­ité de syn­thèse du met­teur en scène.

Spec­ta­cles phares : ANTIGONE de Sopho­cle-Brecht (1967) et PARADISE NOW (1968) par le Liv­ing The­atre ; 1789 : la révo­lu­tion doit s’arrêter à la per­fec­tion du bon­heur (1970) et 1793 : la cité révo­lu­tion­naire est de ce monde (1972) par le Théâtre du Soleil.

On peut dire que le chœur – qu’est-ce d’autre en effet que le chœur du théâtre grec, sinon une com­mu­nauté civique, un groupe d’hommes ou de femmes ayant à charge de penser ensem­ble l’événementiel, de pos­er les bonnes ques­tions et de sug­gér­er les répons­es justes ? –, est au fonde­ment même de la « créa­tion col­lec­tive », puisque celle-ci implique la prise en charge, par l’ensemble des mem­bres de la troupe, de la total­ité du proces­sus créatif et, dans une moin­dre mesure, des fonc­tions vitales du groupe. Même si la néces­sité impose une cer­taine spé­cial­i­sa­tion pour les plus tech­niques d’entre elles (admin­is­tra­tion, scéno­gra­phie, musique…), on s’efforce qu’elle n’empêche pas une par­tic­i­pa­tion à toutes les séances de tra­vail : au Soleil, on le sait, les scéno­graphes, les musi­ciens, les cos­tu­mières assis­tent au tra­vail des acteurs de la pre­mière répéti­tion à la dernière et leur pro­pre tra­vail de créa­tion se fait dans un va-et-vient con­stant entre leurs propo­si­tions et celles des acteurs. Ici, pas ques­tion de plan­ning de répéti­tions, de dis­tri­b­u­tion (cha­cun sera respon­s­able des per­son­nages qu’il aura créés, mais dans le tra­vail, les rôles peu­vent être inter­changés): tous les mem­bres de la troupe vont s’informer, se for­mer ensem­ble, et s’enrichir mutuelle- ment. Ain­si, le spec­ta­cle est fait aus­si de toutes les impro­vi­sa­tions, les scènes, les per­son­nages qui, après avoir été tra­vail­lés, n’ont finale­ment pas été gardés :

« En défini­tive, il serait faux de vouloir con­sid­ér­er comme un déchet inutile tout ce qui a été sup­primé, au fur et à mesure de l’élaboration du spec­ta­cle. Ain­si cer­taines impro­vi­sa­tions aban­don­nées pou­vaient, soit par leur style, soit par leur con­tenu, en inspir­er d’autres. Au pire cas, elles avaient au moins valeur d’entraînement pour les comé­di­ens qui avaient l’occasion de pra­ti­quer de nom­breux styles de jeu. »1

Roland Barthes : « Dans l’anthropologie dif­féren­ciée de la tragédie grecque, dans cet univers à triple étage, où le peu­ple, les rois et les dieux dia­loguent, cha­cun par­lant de son lieu sin­guli­er, le pou­voir humain par excel­lence, le lan­gage, est détenu par le peu­ple-chœur […] C’est son verbe qui fait de l’événement autre chose qu’un geste brut, et par le pou­voir de liai­son pro­pre à l’homme, tis­sant la chaîne des mobiles et des caus­es, con­stitue la tragédie comme une Néces­sité com­prise, c’est-à-dire comme une His­toire pen­sée. »2

La créa­tion col­lec­tive, dans la mesure où elle ne recherche pas un spec­ta­cle pure­ment formel, mais tra­vaille à la con­struc­tion d’un sens, à l’élaboration d’une pen­sée sur le monde, sur la société ou sur l’histoire, sup­pose un point de vue, une vision com­mune à tout le groupe. Penser l’histoire de la Révo­lu­tion française à par­tir d’un point de vue, celui du « peu­ple-chœur », et non pas seule­ment en nar­rer les grands faits mar­quants selon l’histoire offi­cielle, c’est bien le but que se donne le Théâtre du Soleil dans ses deux spec­ta­cles. Dans 1789, c’est le petit peu­ple des « bateleurs » qui prend en charge le réc­it à la manière et avec les moyens du théâtre de foire (per­son­nages cam­pés à gros traits, pan­tomimes, clowner­ies, mar­i­on­nettes de toute sorte), soit qu’ils jouent des scènes en assumant tour à tour de très nom­breux rôles ( les « grands » per­son­nages – notam­ment, Louis XVI et Marie-Antoinette – sont tenus suc­ces­sive­ment par dif­férents acteurs), soit qu’ils s’adressent directe­ment aux spec­ta­teurs groupés debout au pied des dif­férents tréteaux : ain­si, au cours de l’inoubliable séquence de la prise de la Bastille racon­tée en même temps par cinq ou six comédien(ne)s, répar­tis à dif­férents points de la salle : ils com­men­cent leurs réc­its en chu­chotant, accroupis vers le pub­lic, puis peu à peu haussent la voix tan­dis que le corps se redresse, et ter­mi­nent ensem­ble dans une immense clameur : « Et c’est ain­si qu’on a pris la Bastille ! » Les réc­its racon­tent les mêmes événe­ments, dans le même ordre, au même rythme, mais les mots pour les dire appar­ti­en­nent en pro­pre à chaque nar­ra­teur. Dans 1793, le point de vue est celui des « sec­tion­naires » qui nous font partager la manière dont ils vivent, dans leur quo­ti­di­en, la réper­cus­sion des événe­ments révo­lu­tion­naires. Dans ce dernier spec­ta­cle, le chœur est pri­mor­dial, struc­turel : les vingt-deux sec­tion­naires sont con­stam­ment présents et con­stam­ment act­ifs, soit dans la parole (lorsqu’ils sont les pro­tag­o­nistes d’une scène), soit dans l’écoute (ils con­stituent alors le chœur); une écoute for­cé­ment intéressée, ten­due, pas­sion­née, puisque, comme pour le chœur de la tragédie grecque, leur sort dépend de ce qui se racon­te devant eux, pour eux.

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Évelyne Ertel
Évelyne Ertel est Maître de Conférences et co-directrice à l’Institut d’Etudes Théâtrales de la Sorbonne...Plus d'info
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