Outillage critique et bricolage scénique : la « vraie » postérité de Bertolt Brecht

Outillage critique et bricolage scénique : la « vraie » postérité de Bertolt Brecht

Le 11 Jan 2004
LA PUCE À L'OREILLE, de Georges Feydeau, mise en scène de Stanislas Nordey au Théâtre national de Bretagne (Rennes). Photo Elisabeth Carecchio.
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La scène polonaise-Couverture du Numéro 81 d'Alternatives ThéâtralesLa scène polonaise-Couverture du Numéro 81 d'Alternatives Théâtrales
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C’est à une lourde tâche, voire à une gageure, que m’a assigné l’amitié d’Herbert Rol­land en m’invitant à ce col­loque : lors de notre pre­mière con­ver­sa­tion, il souhaitait que j’esquisse, de la façon la plus péd­a­gogique pos­si­ble, une analyse con­crète du con­cept de Ver­frem­dungsef­fekt — tra­di­tion­nelle­ment traduit par effet de dis­tan­ci­a­tion — et de ses enjeux, tel qu’il con­tin­uerait d’être opérant, aujourd’hui encore, dans le théâtre qui se pra­tique et qui se joue.
La tâche est d’autant plus dif­fi­cile que ce con­cept a beau­coup effrayé, et con­tin­ue d’effrayer aus­si bien les milieux de l’art dra­ma­tique que ceux de la pen­sée cri­tique. Con­cept-repous­soir, con­cept-épou­van­tail, copieuse­ment hon­ni, et qui pour­tant, c’est du moins le pari que je fais, con­tin­ue d’inspirer, à l’état pra­tique, la créa­tion théâ­trale telle qu’aujourd’hui, à par­tir de notions et de tech­nolo­gies nou­velles, il lui arrive encore par­fois de nous sur­pren­dre.

Com­mençons par un peu d’histoire. Il me sem­ble qu’il y a comme un malen­ten­du, voire une sorte d’équivoque autour de Brecht, qui pour­rait tenir en bonne part à la con­fu­sion générale­ment faite entre théorie et pra­tique, entre idéolo­gie esthé­tique et inven­tion scénique. Le trau­ma­tisme orig­inel, on le sait, remonte à la défla­gra­tion ressen­tie au début de l’été 1954 lorsque, au Fes­ti­val Inter­na­tion­al des Arts, au Théâtre Sarah Bern­hardt, le pub­lic fran­coph­o­ne décou­vrit la mise en scène de Mut­ter Courage par Brecht et le Berlin­er Ensem­ble, événe­ment d’autant plus impor­tant qu’il s’agissait là, en pleine Guerre froide, de leur pre­mière sor­tie à l’Ouest.
En ces lende­mains chan­tants de la Libéra­tion, nous nagions alors avec bon­heur et allé­gresse dans l’utopie d’un théâtre pop­u­laire, de ser­vice pub­lic et de décen­tral­i­sa­tion : Vilar, Gig­noux, Dasté et Sar­razin en France, Huis­man en Bel­gique, unis dans un même human­isme opti­miste et rassem­bleur… Les pro­duc­tions du Berlin­er Ensem­ble apparurent dans ce paysage ray­on­nant et sere­in comme un coup de ton­nerre avec lequel désor­mais, dans les échanges et les débats, il faudrait bien compter.
Une pub­li­ca­tion s’en fit aus­sitôt l’écho dans la pen­sée cri­tique : le fameux n° 11 de Théâtre Pop­u­laire, conçu par sa rédac­tion comme un man­i­feste et une déc­la­ra­tion de guerre, avec entre autres à son som­maire un arti­cle emblé­ma­tique de Bernard Dort inti­t­ulé Une nou­velle dra­maturgie et une table ronde réu­nis­sant Hen­ri Lefeb­vre, Roger Plan­chon et Claude Roy autour des « tech­niques théâ­trales du Berlin­er Ensem­ble » (jan­vi­er-févri­er 1955).
Ce numéro de revue, pre­mier petit « organon » de la trans­mis­sion de la pen­sée brechti­enne en fran­coph­o­nie, est prob­a­ble­ment à l’origine du malen­ten­du : d’abord parce qu’implicitement il appelait à faire le choix de Brecht con­tre l’humanisme éter­nel et uni­versel d’un Vilar par ailleurs très méfi­ant à l’égard des intel­lectuels et de la pen­sée théorique — Vilar qui, avec son ami et col­lab­o­ra­teur Jean Rou­vet, était pour­tant indi­recte­ment à l’origine de la revue, au point de lui prêter une par­tie du nom et du graphisme du TNP !
Un tel coup d’État en faveur de Brecht au sein de la rédac­tion ne pou­vait alors que déchir­er les ama­teurs d’un théâtre cri­tique et acces­si­ble au plus grand nom­bre, tel qu’il était récem­ment apparu, au lende­main de la Libéra­tion, sur nos tréteaux. De plus, on s’aperçoit qu’en dehors des pro­pos assez con­crets de Dort et de Plan­chon, la lec­ture de Brecht qui est pro­posée dans ce numéro fait le choix de la théorie, un peu au détri­ment ou à l’exclusion de la pra­tique scénique.
Ce choix aura d’ailleurs, soyons hon­nêtes, quelques effets posi­tifs : c’est à par­tir de ce moment que, dans l’ensemble de la fran­coph­o­nie, on a com­mencé à s’intéresser à la dra­maturgie, à cet accom­pa­g­ne­ment par la réflex­ion théorique et cri­tique du proces­sus de la créa­tion théâ­trale. Et c’est aus­si dans les années qui suivirent immé­di­ate­ment cet événe­ment que les insti­tuts d’études théâ­trales — à Cen­si­er d’abord — purent enfin revendi­quer leur spé­ci­ficité et obt­in­rent leur éman­ci­pa­tion hors des insti­tuts de let­tres clas­siques et mod­ernes.
Mais ce numéro eut aus­si des effets négat­ifs : au cœur de la Guerre froide, quelques mois seule­ment après la mort de Staline, dans une péri­ode où les con­flits étaient très âpres non seule­ment entre la droite et la gauche (sur la ques­tion colo­niale notam­ment) mais déchi­raient aus­si les divers courants d’une gauche désunie, la rad­i­cal­ité des posi­tions du comité de rédac­tion de Théâtre Pop­u­laire pre­nait des allures de man­i­feste ter­ror­iste et dog­ma­tique.
Les audi­teurs des émis­sions de Lucien Attoun sur France Cul­ture, à l’époque où la chaîne s’intéressait encore à la mémoire vivante du théâtre, se sou­vi­en­nent prob­a­ble­ment de l’expression « brechtien méchant » — on pense tout de suite au couteau entre les dents — par lui sou­vent citée pour évo­quer le cli­mat d’agressivité doc­tri­naire qui jusqu’au début des années 70 allait encom­br­er — mais aus­si dynamiser — le débat dra­maturgique et esthé­tique.
Il est bien évi­dent que quelques décen­nies ou années plus tard, lorsque le bloc sovié­tique com­mence à se craque­l­er puis s’effondre défini­tive­ment, au moment où les idéolo­gies et la pen­sée se défont, comme le sug­géra par­mi les pre­miers Alain Finkielkraut au début des années 80, puis où le mur de Berlin lui-même est abat­tu à la fin de ces mêmes années 80, entraî­nant la réu­ni­fi­ca­tion des deux Alle­magnes et l’éclatement des républiques de Russie, on est en droit de se pos­er la ques­tion, comme le fit à chaud, et peut-être trop tôt, un ouvrage col­lec­tif pub­lié aux édi­tions de L’Arche sous le titre Brecht après la chute, de savoir ce qui reste aujourd’hui, quinze ans après, de ce con­flit et surtout de la trans­mis­sion de la pen­sée brechti­enne.
À ce titre, com­ment avons-nous pu occul­ter si longtemps les pro­pos et témoignages de ceux qui, dis­ci­ples de la pre­mière généra­tion, firent le voy­age de Berlin entre 1949 et 1956 — Besson, Ser­reau, Strehler, Sobel, Plan­chon —, et attirèrent aus­sitôt notre atten­tion sur l’homme de plateau, le prati­cien, l’inventeur scénique qui, par ses trou­vailles et son génie con­cret, au quo­ti­di­en, nous a légué et trans­mis, aujourd’hui inté­grés à l’inconscient col­lec­tif de nos pra­tiques les plus divers­es, les principes d’une « cui­sine » scénique, à la fois plus sim­ple et plus riche d’enseignements que les dogmes sur lesquels s’écharpent encore, pas tou­jours de très bonne foi, exégètes et glos­sa­teurs.

Dis­tan­ci­a­tion ou désal­ié­na­tion ?

Il ne me sem­ble donc pas inutile, à ce moment pré­cis de notre pro­pos, de ris­quer une approche un peu plus con­crète du con­cept de « dis­tan­ci­a­tion », non pas comme con­cept philosophique abstrait, mais à tra­vers les procédés scéniques matériels et tan­gi­bles que Brecht a par­fois alter­na­tive­ment ou simul­tané­ment con­vo­qués pour provo­quer sur le spec­ta­teur un tel sen­ti­ment ou une telle réac­tion.
Rap­pelons d’abord qu’empruntée à Vik­tor Chklovs­ki et aux for­mal­istes russ­es, la notion est issue des avant-gardes européennes des années 20 : futur­isme, con­struc­tivisme, cubisme, dada… Elle est dans l’air du temps. On pour­rait même avec intérêt la rap­procher du sen­ti­ment d’Unheim­lich ou d’inquiétante étrangeté chère à Freud, ain­si que du « mer­veilleux quo­ti­di­en » imag­iné par Bre­ton et Aragon dans Nad­ja, L’Amour fou ou Le Paysan de Paris.
En France, la tra­duc­tion par dis­tan­ci­a­tion a prob­a­ble­ment nui à la for­tune théorique du con­cept, et celle d’effet d’éloignement sug­gérée par Antoine Vitez n’aurait prob­a­ble­ment pas eu davan­tage de suc­cès, vic­time des mêmes con­no­ta­tions. La tra­di­tion cri­tique française est frileuse et sen­suelle : elle n’aime que la chaleur et la prox­im­ité.
Le recours à l’étymologie alle­mande nous aurait pour­tant per­mis de con­tourn­er cet écueil. Dans Ver­frem­dung, il y a fremd, un adjec­tif qui sig­ni­fie « étranger » : sans aller jusqu’à ris­quer le trop philosophique effet d’extranéité, on aurait pu se con­tenter peut-être d’effet d’étrangeté, qui nous aurait ain­si ramenés à Freud et à L’interprétation des rêves.
Bernard Dort, quant à lui, préférait attir­er l’attention de son lecteur sur la par­en­té du con­cept avec celui d’Ent­frem­dung, qu’on peut traduire par « alié­na­tion », pierre angu­laire de la dialec­tique marx­iste. Afin d’en mieux soulign­er les enjeux idéologiques, il pro­pose donc « effet de désal­ié­na­tion » dans un arti­cle de 1968 inti­t­ulé La dis­tan­ci­a­tion, pour quoi faire ?, dont le titre même évoque cette inter­ro­ga­tion con­crète, entre cui­sine, mécanique et brico­lage, qu’à mon tour je reprends à mon compte aujourd’hui.
La notion d’aliénation par­court et fonde l’ensemble de l’œuvre de Brecht : la dom­i­na­tion de l’argent, le tri­om­phe du cap­i­tal­isme, l’exploitation de l’homme par l’homme réduisent le tra­vailleur salarié, le « petit homme », et plus encore sa femme, à la dépos­ses­sion de soi, au renon­ce­ment à toute exis­tence et à toute iden­tité, le pro­lé­taire, éty­mologique­ment, ne pos­sé­dant rien d’autre que sa progéni­ture — et encore…
De ce don, ou plutôt de cette loca­tion ou de cette vente de soi, qui dépasse les lim­ites du tra­vail salarié, sup­pose l’inféodation à une idéolo­gie dom­i­na­trice et toute-puis­sante, et s’étend jusqu’à l’abandon de son pro­pre corps, on a un exem­ple sai­sis­sant, jusqu’à l’outrance, avec l’ouvrier de Sainte Jeanne des Abat­toirs qui tombe dans le hachoir indus­triel et dont la chair broyée se retrou­ve mêlée au corned-beef dans les boîtes de con­serve con­di­tion­nées à la chaîne.
Mais il serait facile de lui associ­er métaphorique­ment, et pour les mêmes raisons, la fig­ure du sol­dat, celle du boxeur ou encore de la pros­ti­tuée, for­mant à elles toutes une for­mi­da­ble imagerie de l’aliénation en tant qu’atteinte portée à l’homme jusque dans l’intimité même de sa chair et de son être.

Avec cet effet de « désal­ié­na­tion », le spec­ta­teur, quant à lui, accéderait donc à une forme de libéra­tion ou d’émancipation qui passerait par l’éveil ou le réveil de la con­science cri­tique, au con­traire des proces­sus d’identification aris­totéli­ci­enne, d’empathie psy­chologique et d’illusion réal­iste qui, quant à eux, endor­ment la con­science cri­tique du spec­ta­teur, l’hypnotisent et le plon­gent dans une léthargie abrutis­sante prop­ice à l’oubli du réel et de soi.

Petit organon du bricoleur scénique

Le pro­jet théorique est généreux et séduisant, mais ter­ri­ble­ment philosophique et abstrait. Aus­si aimerais-je pass­er en revue quelques-uns des procédés, c’est-à-dire des out­ils scéniques con­crets, par lesquels, « en bon bricoleur », Brecht a pu ten­ter de matéri­alis­er ce con­cept et, à tra­vers lui, de met­tre défini­tive­ment en crise le mirage de l’illusion réal­iste.
Inven­teur scénique, Brecht l’est surtout par le sens nou­veau qu’il attribue, dans la glob­al­ité de leur util­i­sa­tion, à des procédés qui, le plus sou­vent, lui préex­is­taient : on ne dira jamais assez, par exem­ple, la dette immense qui le rat­tache aux inno­va­tions tech­niques de Pis­ca­tor.

Au pre­mier rang de ces procédés, inhérent à l’écriture même (ou à la réécri­t­ure cri­tique) des œuvres, il y a la « fable », la frag­men­ta­tion du réc­it ou de l’action dra­ma­tique, conçue non plus comme un con­tin­u­um linéaire et lénifi­ant, mais comme un « proces­sus » : un jeu de con­struc­tion et de décon­struc­tion actives de la nar­ra­tion ouvrant sur le sens, l’analyse et la réflex­ion cri­tique.
C’est de cette con­cep­tion renou­velée de l’action dra­ma­tique que, dans le sil­lage de Hein­er Müller, qui par­fois fut leur pro­fesseur, repar­tent aujourd’hui quelques-uns des auteurs alle­mands issus de la réu­ni­fi­ca­tion : Dea Loher, Roland Schim­melpfen­nig, Ulrich Hub…
Très con­crète­ment, cette frag­men­ta­tion nar­ra­tive, cette seg­men­ta­tion cri­tique, s’appuie chez Brecht sur des effets de rup­ture, au pre­mier rang desquels fig­urent la musique et le chant. J’ai tou­jours été frap­pé par le choix d’un terme anglais — le « song » — pour désign­er ces inter­ven­tions lyriques qui ne s’apparentent ni à l’opéra, ni au réc­i­tal, ni à la comédie musi­cale, mais plus peut-être au cabaret.
Out­re les détails anec­do­tiques selon lesquels l’action de L’Opéra de quat’sous (inspiré du Beg­gars’ Opera de John Gay) se passe à Lon­dres et celle de Mahagonny dans un pseu­do-Las Vegas plus améri­cain que le vrai, le choix d’un dérivé anglais du verbe sin­gen dans une langue qui est donc « étrangère » mais proche, « anglo-sax­onne », me sem­ble ali­menter la nature et la déf­i­ni­tion même du procédé.
La parabole du « huitième éléphant », évo­quant métaphorique­ment la dureté à l’égard de leurs pairs des con­tremaîtres sor­tis du rang, en est, au huitième tableau de La Bonne Âme de Se-Tchouan, un exem­ple remar­quable : nous éloignant en apparence du pro­pos dra­ma­tique — en l’occurrence l’épisode de l’expansion mirac­uleuse de la man­u­fac­ture de tabac —, cette his­toire exo­tique de cornac foresti­er et d’éléphants déboiseurs nous y ramène par le détour de la fable (au sens « ésopi­en » du terme, cette fois) et du con­te philosophique.
Christoph Marthaler, dont les « ponc­tu­a­tions » chorales aus­si intem­pes­tives qu’incongrues — je pense notam­ment à Stunde Null et aux Spé­cial­istes — se rat­tachent organique­ment à la philoso­phie du song brechtien, exerce aujourd’hui en France et en Bel­gique une influ­ence iden­ti­fi­able dans de nom­breuses mis­es en scène de la jeune généra­tion — je pense entre autres à cet éloge par­o­dique de la Suisse, à l’origine une chan­son de Ricet Bar­ri­er, traitée en hymne choral et en faux entracte par Didi­er Ker­ck­aert dans sa mise en scène des Physi­ciens de Dür­ren­matt.

Autre procédé de rup­ture : le change­ment de décor à vue. Le petit rideau dit brechtien, par exem­ple, dans son mou­ve­ment latéral action­né par des fils et des poulies, n’occulte que le tiers, voire le quart, de l’ouverture de scène. Aus­si, tan­dis qu’une action (scène intime ou inter­mède) se déroule à l’avant-scène, le spec­ta­teur assiste au déplace­ment et à la cir­cu­la­tion jusqu’en couliss­es de gros blocs de décor, voire à leur apparition/disparition dans les cin­tres. Les machin­istes sont autorisés à faire du bruit.
Le théâtre ne se drape plus der­rière l’illusion naïve et con­v­enue du rideau rouge pour faire croire au spec­ta­teur que les images suc­ces­sives s’escamotent comme sous le coup d’une baguette mag­ique. Par­fois aus­si, alors qu’elle sem­blait défini­tive­ment éteinte depuis les injonc­tions suc­ces­sives de Richard Wag­n­er et d’André Antoine, la lumière de la salle se ral­lume brusque­ment ou des bar­rières de pro­jecteurs aveuglants sont dirigées vers le pub­lic — réveil des yeux bru­tal et blessant qui ramène de force le spec­ta­teur à la lucid­ité de sa présence au théâtre.

Assumée elle aus­si à vue et dénon­cée dans le jeu lui-même, la dialec­tique de l’acteur et du per­son­nage relève égale­ment de l’appareillage cri­tique de la « dis­tan­ci­a­tion ». On reli­ra avec intérêt le poème qu’en guise de note dra­maturgique ou de « note de ser­vice » Brecht adresse à ses acteurs sous le titre « Mon­trez que vous mon­trez », poème dont on peut com­menter ain­si le sub­strat philosophique : ne vous oubliez jamais en tant qu’acteurs et arti­sans de la fic­tion ; le pub­lic n’est pas dupe de l’illusion, vous-mêmes ne devez pas l’être.
On est là aux antipodes du pri­vate moment de Lee Stras­berg et de l’Actor’s Stu­dio, instant unique et sin­guli­er d’abolition de la con­science, qui, plus encore que sur les scènes de Broad­way, nour­ri­ra la joie exta­tique de la « bonne prise » dans les stu­dios d’Hollywood.
De cette idée brechti­enne de la (dé)monstration vient, par exem­ple, le choix assumé par Ari­ane Mnouchkine et le Théâtre du Soleil, en leurs vastes espaces de la Car­toucherie de Vin­cennes, d’imposer au champ de vision du spec­ta­teur le labyrinthe des couliss­es et des loges, por­tants chargés de cos­tumes, tables de maquil­lage encadrées de lou­pi­otes, dans lequel les acteurs en cos­tumes se meu­vent et déam­bu­lent dans la neu­tral­ité hors fic­tion de leur état civ­il.
Mnouchkine prou­ve d’ailleurs ain­si, dès le début des années 70, aux doc­tri­naires de l’illusion et de l’occultisme que cette présence à vue des comé­di­ens hors-jeu ne nuit en rien au choc esthé­tique et émo­tion­nel, ni à la réflex­ion cri­tique qu’engendrent des spec­ta­cles comme 1789, L’Âge d’or ou Richard II.
Sans cette réflex­ion très con­crète de Brecht sur les statuts respec­tifs, en scène et à vue, de l’acteur et du per­son­nage — c’est-à-dire aus­si du réel et de la fic­tion —, Antoine Vitez, suivi de près par Gildas Bour­det (Mar­tin Eden), Jean-Claude Penchen­at (David Cop­per­field) et Stu­art Sei­de (Moby Dick puis, plus récem­ment, Le Quatuor d’Alexandrie), n’aurait peut-être jamais osé for­muler ses mots d’ordre de « faire théâtre de tout » et surtout de « théâtre-réc­it » (Cather­ine ou les Cloches de Bâle, d’après Aragon), où l’acteur se fait suc­ces­sive­ment nar­ra­teur et per­son­nage, prenant en charge tour à tour les descrip­tions et com­men­taires de l’auteur — l’équivalent des didas­calies — et la mise en jeu incar­née, à la pre­mière per­son­ne du sin­guli­er, du ou des personnage(s) de la fic­tion théâ­trale.

Ain­si, de glisse­ment pro­gres­sif en rup­ture sèche, le même acteur alterne-t-il prise de rôle et objec­ti­va­tion du réc­it, s’aguerrissant à une gym­nas­tique nar­ra­tive et théâ­trale dont Georges Tabori, par exem­ple, s’est acquit­té avec vir­tu­osité dans Le Courage de ma mère — clin d’œil à l’œuvre de Brecht, bien sûr —, mais aus­si Jean-Luc Lagarce dans la plus « durassi­enne » de ses pièces intimes, d’inspiration auto­bi­ographique : His­toire d’amour (derniers chapitres).

« Arts frères »

DOCTEUR FAUSTUS OÙ LE MANTEAU DU DIABLE, d’après Thomas Mann, mise en scène de Stéphane Braunschweig et Giorgio Barberio Corsetti au Théâtre national de Strasbourg. Photo Elisabeth Carecchio.
DOCTEUR FAUSTUS OÙ LE MANTEAU DU DIABLE, d’après Thomas Mann, mise en scène de Stéphane Braun­schweig et Gior­gio Bar­be­rio Corset­ti au Théâtre nation­al de Stras­bourg. Pho­to Elis­a­beth Carec­chio.

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Écrit par Yannic Mancel
Après l’avoir été au Théâtre Nation­al de Stras­bourg puis au Théâtre Nation­al de Bel­gique, Yan­nic Man­cel est depuis...Plus d'info
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Par Philippe Ivernel
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Par Adolphe Nysenholc
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