C’est à une lourde tâche, voire à une gageure, que m’a assigné l’amitié d’Herbert Rolland en m’invitant à ce colloque : lors de notre première conversation, il souhaitait que j’esquisse, de la façon la plus pédagogique possible, une analyse concrète du concept de Verfremdungseffekt — traditionnellement traduit par effet de distanciation — et de ses enjeux, tel qu’il continuerait d’être opérant, aujourd’hui encore, dans le théâtre qui se pratique et qui se joue.
La tâche est d’autant plus difficile que ce concept a beaucoup effrayé, et continue d’effrayer aussi bien les milieux de l’art dramatique que ceux de la pensée critique. Concept-repoussoir, concept-épouvantail, copieusement honni, et qui pourtant, c’est du moins le pari que je fais, continue d’inspirer, à l’état pratique, la création théâtrale telle qu’aujourd’hui, à partir de notions et de technologies nouvelles, il lui arrive encore parfois de nous surprendre.
Commençons par un peu d’histoire. Il me semble qu’il y a comme un malentendu, voire une sorte d’équivoque autour de Brecht, qui pourrait tenir en bonne part à la confusion généralement faite entre théorie et pratique, entre idéologie esthétique et invention scénique. Le traumatisme originel, on le sait, remonte à la déflagration ressentie au début de l’été 1954 lorsque, au Festival International des Arts, au Théâtre Sarah Bernhardt, le public francophone découvrit la mise en scène de Mutter Courage par Brecht et le Berliner Ensemble, événement d’autant plus important qu’il s’agissait là, en pleine Guerre froide, de leur première sortie à l’Ouest.
En ces lendemains chantants de la Libération, nous nagions alors avec bonheur et allégresse dans l’utopie d’un théâtre populaire, de service public et de décentralisation : Vilar, Gignoux, Dasté et Sarrazin en France, Huisman en Belgique, unis dans un même humanisme optimiste et rassembleur… Les productions du Berliner Ensemble apparurent dans ce paysage rayonnant et serein comme un coup de tonnerre avec lequel désormais, dans les échanges et les débats, il faudrait bien compter.
Une publication s’en fit aussitôt l’écho dans la pensée critique : le fameux n° 11 de Théâtre Populaire, conçu par sa rédaction comme un manifeste et une déclaration de guerre, avec entre autres à son sommaire un article emblématique de Bernard Dort intitulé Une nouvelle dramaturgie et une table ronde réunissant Henri Lefebvre, Roger Planchon et Claude Roy autour des « techniques théâtrales du Berliner Ensemble » (janvier-février 1955).
Ce numéro de revue, premier petit « organon » de la transmission de la pensée brechtienne en francophonie, est probablement à l’origine du malentendu : d’abord parce qu’implicitement il appelait à faire le choix de Brecht contre l’humanisme éternel et universel d’un Vilar par ailleurs très méfiant à l’égard des intellectuels et de la pensée théorique — Vilar qui, avec son ami et collaborateur Jean Rouvet, était pourtant indirectement à l’origine de la revue, au point de lui prêter une partie du nom et du graphisme du TNP !
Un tel coup d’État en faveur de Brecht au sein de la rédaction ne pouvait alors que déchirer les amateurs d’un théâtre critique et accessible au plus grand nombre, tel qu’il était récemment apparu, au lendemain de la Libération, sur nos tréteaux. De plus, on s’aperçoit qu’en dehors des propos assez concrets de Dort et de Planchon, la lecture de Brecht qui est proposée dans ce numéro fait le choix de la théorie, un peu au détriment ou à l’exclusion de la pratique scénique.
Ce choix aura d’ailleurs, soyons honnêtes, quelques effets positifs : c’est à partir de ce moment que, dans l’ensemble de la francophonie, on a commencé à s’intéresser à la dramaturgie, à cet accompagnement par la réflexion théorique et critique du processus de la création théâtrale. Et c’est aussi dans les années qui suivirent immédiatement cet événement que les instituts d’études théâtrales — à Censier d’abord — purent enfin revendiquer leur spécificité et obtinrent leur émancipation hors des instituts de lettres classiques et modernes.
Mais ce numéro eut aussi des effets négatifs : au cœur de la Guerre froide, quelques mois seulement après la mort de Staline, dans une période où les conflits étaient très âpres non seulement entre la droite et la gauche (sur la question coloniale notamment) mais déchiraient aussi les divers courants d’une gauche désunie, la radicalité des positions du comité de rédaction de Théâtre Populaire prenait des allures de manifeste terroriste et dogmatique.
Les auditeurs des émissions de Lucien Attoun sur France Culture, à l’époque où la chaîne s’intéressait encore à la mémoire vivante du théâtre, se souviennent probablement de l’expression « brechtien méchant » — on pense tout de suite au couteau entre les dents — par lui souvent citée pour évoquer le climat d’agressivité doctrinaire qui jusqu’au début des années 70 allait encombrer — mais aussi dynamiser — le débat dramaturgique et esthétique.
Il est bien évident que quelques décennies ou années plus tard, lorsque le bloc soviétique commence à se craqueler puis s’effondre définitivement, au moment où les idéologies et la pensée se défont, comme le suggéra parmi les premiers Alain Finkielkraut au début des années 80, puis où le mur de Berlin lui-même est abattu à la fin de ces mêmes années 80, entraînant la réunification des deux Allemagnes et l’éclatement des républiques de Russie, on est en droit de se poser la question, comme le fit à chaud, et peut-être trop tôt, un ouvrage collectif publié aux éditions de L’Arche sous le titre Brecht après la chute, de savoir ce qui reste aujourd’hui, quinze ans après, de ce conflit et surtout de la transmission de la pensée brechtienne.
À ce titre, comment avons-nous pu occulter si longtemps les propos et témoignages de ceux qui, disciples de la première génération, firent le voyage de Berlin entre 1949 et 1956 — Besson, Serreau, Strehler, Sobel, Planchon —, et attirèrent aussitôt notre attention sur l’homme de plateau, le praticien, l’inventeur scénique qui, par ses trouvailles et son génie concret, au quotidien, nous a légué et transmis, aujourd’hui intégrés à l’inconscient collectif de nos pratiques les plus diverses, les principes d’une « cuisine » scénique, à la fois plus simple et plus riche d’enseignements que les dogmes sur lesquels s’écharpent encore, pas toujours de très bonne foi, exégètes et glossateurs.
Distanciation ou désaliénation ?
Il ne me semble donc pas inutile, à ce moment précis de notre propos, de risquer une approche un peu plus concrète du concept de « distanciation », non pas comme concept philosophique abstrait, mais à travers les procédés scéniques matériels et tangibles que Brecht a parfois alternativement ou simultanément convoqués pour provoquer sur le spectateur un tel sentiment ou une telle réaction.
Rappelons d’abord qu’empruntée à Viktor Chklovski et aux formalistes russes, la notion est issue des avant-gardes européennes des années 20 : futurisme, constructivisme, cubisme, dada… Elle est dans l’air du temps. On pourrait même avec intérêt la rapprocher du sentiment d’Unheimlich ou d’inquiétante étrangeté chère à Freud, ainsi que du « merveilleux quotidien » imaginé par Breton et Aragon dans Nadja, L’Amour fou ou Le Paysan de Paris.
En France, la traduction par distanciation a probablement nui à la fortune théorique du concept, et celle d’effet d’éloignement suggérée par Antoine Vitez n’aurait probablement pas eu davantage de succès, victime des mêmes connotations. La tradition critique française est frileuse et sensuelle : elle n’aime que la chaleur et la proximité.
Le recours à l’étymologie allemande nous aurait pourtant permis de contourner cet écueil. Dans Verfremdung, il y a fremd, un adjectif qui signifie « étranger » : sans aller jusqu’à risquer le trop philosophique effet d’extranéité, on aurait pu se contenter peut-être d’effet d’étrangeté, qui nous aurait ainsi ramenés à Freud et à L’interprétation des rêves.
Bernard Dort, quant à lui, préférait attirer l’attention de son lecteur sur la parenté du concept avec celui d’Entfremdung, qu’on peut traduire par « aliénation », pierre angulaire de la dialectique marxiste. Afin d’en mieux souligner les enjeux idéologiques, il propose donc « effet de désaliénation » dans un article de 1968 intitulé La distanciation, pour quoi faire ?, dont le titre même évoque cette interrogation concrète, entre cuisine, mécanique et bricolage, qu’à mon tour je reprends à mon compte aujourd’hui.
La notion d’aliénation parcourt et fonde l’ensemble de l’œuvre de Brecht : la domination de l’argent, le triomphe du capitalisme, l’exploitation de l’homme par l’homme réduisent le travailleur salarié, le « petit homme », et plus encore sa femme, à la dépossession de soi, au renoncement à toute existence et à toute identité, le prolétaire, étymologiquement, ne possédant rien d’autre que sa progéniture — et encore…
De ce don, ou plutôt de cette location ou de cette vente de soi, qui dépasse les limites du travail salarié, suppose l’inféodation à une idéologie dominatrice et toute-puissante, et s’étend jusqu’à l’abandon de son propre corps, on a un exemple saisissant, jusqu’à l’outrance, avec l’ouvrier de Sainte Jeanne des Abattoirs qui tombe dans le hachoir industriel et dont la chair broyée se retrouve mêlée au corned-beef dans les boîtes de conserve conditionnées à la chaîne.
Mais il serait facile de lui associer métaphoriquement, et pour les mêmes raisons, la figure du soldat, celle du boxeur ou encore de la prostituée, formant à elles toutes une formidable imagerie de l’aliénation en tant qu’atteinte portée à l’homme jusque dans l’intimité même de sa chair et de son être.
Avec cet effet de « désaliénation », le spectateur, quant à lui, accéderait donc à une forme de libération ou d’émancipation qui passerait par l’éveil ou le réveil de la conscience critique, au contraire des processus d’identification aristotélicienne, d’empathie psychologique et d’illusion réaliste qui, quant à eux, endorment la conscience critique du spectateur, l’hypnotisent et le plongent dans une léthargie abrutissante propice à l’oubli du réel et de soi.
Petit organon du bricoleur scénique
Le projet théorique est généreux et séduisant, mais terriblement philosophique et abstrait. Aussi aimerais-je passer en revue quelques-uns des procédés, c’est-à-dire des outils scéniques concrets, par lesquels, « en bon bricoleur », Brecht a pu tenter de matérialiser ce concept et, à travers lui, de mettre définitivement en crise le mirage de l’illusion réaliste.
Inventeur scénique, Brecht l’est surtout par le sens nouveau qu’il attribue, dans la globalité de leur utilisation, à des procédés qui, le plus souvent, lui préexistaient : on ne dira jamais assez, par exemple, la dette immense qui le rattache aux innovations techniques de Piscator.
Au premier rang de ces procédés, inhérent à l’écriture même (ou à la réécriture critique) des œuvres, il y a la « fable », la fragmentation du récit ou de l’action dramatique, conçue non plus comme un continuum linéaire et lénifiant, mais comme un « processus » : un jeu de construction et de déconstruction actives de la narration ouvrant sur le sens, l’analyse et la réflexion critique.
C’est de cette conception renouvelée de l’action dramatique que, dans le sillage de Heiner Müller, qui parfois fut leur professeur, repartent aujourd’hui quelques-uns des auteurs allemands issus de la réunification : Dea Loher, Roland Schimmelpfennig, Ulrich Hub…
Très concrètement, cette fragmentation narrative, cette segmentation critique, s’appuie chez Brecht sur des effets de rupture, au premier rang desquels figurent la musique et le chant. J’ai toujours été frappé par le choix d’un terme anglais — le « song » — pour désigner ces interventions lyriques qui ne s’apparentent ni à l’opéra, ni au récital, ni à la comédie musicale, mais plus peut-être au cabaret.
Outre les détails anecdotiques selon lesquels l’action de L’Opéra de quat’sous (inspiré du Beggars’ Opera de John Gay) se passe à Londres et celle de Mahagonny dans un pseudo-Las Vegas plus américain que le vrai, le choix d’un dérivé anglais du verbe singen dans une langue qui est donc « étrangère » mais proche, « anglo-saxonne », me semble alimenter la nature et la définition même du procédé.
La parabole du « huitième éléphant », évoquant métaphoriquement la dureté à l’égard de leurs pairs des contremaîtres sortis du rang, en est, au huitième tableau de La Bonne Âme de Se-Tchouan, un exemple remarquable : nous éloignant en apparence du propos dramatique — en l’occurrence l’épisode de l’expansion miraculeuse de la manufacture de tabac —, cette histoire exotique de cornac forestier et d’éléphants déboiseurs nous y ramène par le détour de la fable (au sens « ésopien » du terme, cette fois) et du conte philosophique.
Christoph Marthaler, dont les « ponctuations » chorales aussi intempestives qu’incongrues — je pense notamment à Stunde Null et aux Spécialistes — se rattachent organiquement à la philosophie du song brechtien, exerce aujourd’hui en France et en Belgique une influence identifiable dans de nombreuses mises en scène de la jeune génération — je pense entre autres à cet éloge parodique de la Suisse, à l’origine une chanson de Ricet Barrier, traitée en hymne choral et en faux entracte par Didier Kerckaert dans sa mise en scène des Physiciens de Dürrenmatt.
Autre procédé de rupture : le changement de décor à vue. Le petit rideau dit brechtien, par exemple, dans son mouvement latéral actionné par des fils et des poulies, n’occulte que le tiers, voire le quart, de l’ouverture de scène. Aussi, tandis qu’une action (scène intime ou intermède) se déroule à l’avant-scène, le spectateur assiste au déplacement et à la circulation jusqu’en coulisses de gros blocs de décor, voire à leur apparition/disparition dans les cintres. Les machinistes sont autorisés à faire du bruit.
Le théâtre ne se drape plus derrière l’illusion naïve et convenue du rideau rouge pour faire croire au spectateur que les images successives s’escamotent comme sous le coup d’une baguette magique. Parfois aussi, alors qu’elle semblait définitivement éteinte depuis les injonctions successives de Richard Wagner et d’André Antoine, la lumière de la salle se rallume brusquement ou des barrières de projecteurs aveuglants sont dirigées vers le public — réveil des yeux brutal et blessant qui ramène de force le spectateur à la lucidité de sa présence au théâtre.
Assumée elle aussi à vue et dénoncée dans le jeu lui-même, la dialectique de l’acteur et du personnage relève également de l’appareillage critique de la « distanciation ». On relira avec intérêt le poème qu’en guise de note dramaturgique ou de « note de service » Brecht adresse à ses acteurs sous le titre « Montrez que vous montrez », poème dont on peut commenter ainsi le substrat philosophique : ne vous oubliez jamais en tant qu’acteurs et artisans de la fiction ; le public n’est pas dupe de l’illusion, vous-mêmes ne devez pas l’être.
On est là aux antipodes du private moment de Lee Strasberg et de l’Actor’s Studio, instant unique et singulier d’abolition de la conscience, qui, plus encore que sur les scènes de Broadway, nourrira la joie extatique de la « bonne prise » dans les studios d’Hollywood.
De cette idée brechtienne de la (dé)monstration vient, par exemple, le choix assumé par Ariane Mnouchkine et le Théâtre du Soleil, en leurs vastes espaces de la Cartoucherie de Vincennes, d’imposer au champ de vision du spectateur le labyrinthe des coulisses et des loges, portants chargés de costumes, tables de maquillage encadrées de loupiotes, dans lequel les acteurs en costumes se meuvent et déambulent dans la neutralité hors fiction de leur état civil.
Mnouchkine prouve d’ailleurs ainsi, dès le début des années 70, aux doctrinaires de l’illusion et de l’occultisme que cette présence à vue des comédiens hors-jeu ne nuit en rien au choc esthétique et émotionnel, ni à la réflexion critique qu’engendrent des spectacles comme 1789, L’Âge d’or ou Richard II.
Sans cette réflexion très concrète de Brecht sur les statuts respectifs, en scène et à vue, de l’acteur et du personnage — c’est-à-dire aussi du réel et de la fiction —, Antoine Vitez, suivi de près par Gildas Bourdet (Martin Eden), Jean-Claude Penchenat (David Copperfield) et Stuart Seide (Moby Dick puis, plus récemment, Le Quatuor d’Alexandrie), n’aurait peut-être jamais osé formuler ses mots d’ordre de « faire théâtre de tout » et surtout de « théâtre-récit » (Catherine ou les Cloches de Bâle, d’après Aragon), où l’acteur se fait successivement narrateur et personnage, prenant en charge tour à tour les descriptions et commentaires de l’auteur — l’équivalent des didascalies — et la mise en jeu incarnée, à la première personne du singulier, du ou des personnage(s) de la fiction théâtrale.
Ainsi, de glissement progressif en rupture sèche, le même acteur alterne-t-il prise de rôle et objectivation du récit, s’aguerrissant à une gymnastique narrative et théâtrale dont Georges Tabori, par exemple, s’est acquitté avec virtuosité dans Le Courage de ma mère — clin d’œil à l’œuvre de Brecht, bien sûr —, mais aussi Jean-Luc Lagarce dans la plus « durassienne » de ses pièces intimes, d’inspiration autobiographique : Histoire d’amour (derniers chapitres).
« Arts frères »




