Entre ironie et vision du monde Nouvelles tendances des jeunes metteurs en scène allemands

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Entre ironie et vision du monde Nouvelles tendances des jeunes metteurs en scène allemands

Bilan, tendances, perspectives de la jeune mise en scène en France et en Allemagne aujourd’hui

Le 27 Avr 2004
Richard III de Shakespeare, mise en scène de Stefan Pucher, Schauspielhaus Zürich, 2002. Photo Leonard Zubler.
Richard III de Shakespeare, mise en scène de Stefan Pucher, Schauspielhaus Zürich, 2002. Photo Leonard Zubler.
Richard III de Shakespeare, mise en scène de Stefan Pucher, Schauspielhaus Zürich, 2002. Photo Leonard Zubler.
Richard III de Shakespeare, mise en scène de Stefan Pucher, Schauspielhaus Zürich, 2002. Photo Leonard Zubler.
Article publié pour le numéro
Théâtre à Berlin-Couverture du Numéro 82 d'Alternatives ThéâtralesThéâtre à Berlin-Couverture du Numéro 82 d'Alternatives Théâtrales
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IL EST IMPOSSIBLE de met­tre tous les jeunes met­teurs en scène alle­mands dans le même sac. Une telle affir­ma­tion ressem­ble peut-être à une fuite. Pour la jus­ti­fi­er, j’énumère tout sim­ple­ment les noms de quelques met­teurs en scène et leur attribue une car­ac­téris­tique sous forme de thèse : Michael Thal­heimer ou l’abstraction par images fortes, Simone Blat­tner ou la mise en scène du pou­voir féminin, Armin Petras ou la nos­tal­gie mélan­col­ique telle­ment humaine de l’Allemagne de l’Est, Ste­fan Puch­er ou la trans­for­ma­tion de la scène en écran vidéo, René Pollesch ou les con­séquences cat­a­strophiques de la mon­di­al­i­sa­tion, Falk Richter ou la cita­tion pop, Ste­fan Kae­gi ou le théâtre en dehors du théâtre, Thirza Brunck­en ou « je peux aus­si faire des mis­es en scène tout à fait clas­siques », Chris­t­ian Paul­hofer ou « glam­our » et chute, Thomas Oster­meier ou « le réal­isme se cache encore dans chaque pièce », Ste­fan Kim­mig ou la peur bleue du faux ton, Tom Küh­nel ou le plaisir de jouer avec des mar­i­on­nettes, Robert Schus­ter ou la recherche de la grande vision du monde, Nico­las Ste­mann ou « le cer­cle vicieux de la poli­tique », Ingrid Lausund ou « on peut impro­vis­er sur tous les sujets ».

Ils font tous par­tie de la soi-dis­ant jeune généra­tion de met­teurs en scène en Alle­magne qui ont envahi les théâtres. Mais que veut dire jeune, au fond ? Bien qu’une réponse à cette ques­tion soit dif­fi­cile à trou­ver – et surtout pour soi-même –, dans le cas présent, elle est facile à don­ner : je pense qu’aujourd’hui, est jeune, et pas seule­ment dans le théâtre alle­mand, celui qui n’a pas encore atteint l’âge de quar­ante ans.

La pop

La ques­tion est prob­a­ble­ment déci­sive pour l’appréciation du jeune théâtre alle­mand en général : quelle sig­ni­fi­ca­tion faut-il attribuer à la musique pop dans le théâtre alle­mand ? Je com­mencerai par une obser­va­tion toute sim­ple : je m’étonne régulière­ment de décou­vrir l’énorme con­nais­sance des met­teurs en scène en musique pop. Il y a des représen­ta­tions où à chaque tour­nant dra­ma­tique, on entend la chan­son adéquate, et c’est surtout frap­pant pour les mis­es en scène des auteurs clas­siques. Et cela ne se passe pas seule­ment lorsque le met­teur en scène est lui-même musi­cien, comme par exem­ple Ste­fan Puch­er, mais cela devient presque con­traig­nant, même pour les met­teurs en scène plutôt con­ven­tion­nels. Ce qui est cer­tain – et cela me sem­ble être le point le plus impor­tant – c’est que les met­teurs en scène alle­mands s’y con­nais­sent admirable­ment bien en musique pop. Et on a par­fois l’impression que cer­tains trou­vent plus impor­tant de mieux con­naître les chan­sons de Madon­na ou de Radio­head que les textes de Less­ing et Schiller.

Ensuite, je con­state qu’en péné­trant dans les théâtres alle­mands, la pop pro­duit presque tou­jours une cer­taine atti­tude face à la matière, à la pièce. Cer­tains car­ac­térisent cela de sub­ver­sion affir­ma­tive. La sub­ver­sion affir­ma­tive sig­ni­fie à peu près ceci : puisqu’on sait que les choses ne peu­vent pas être changées par le biais de la cri­tique, puisqu’on sait qu’une posi­tion qui se situe en dehors des sit­u­a­tions est dif­fi­cile­ment définiss­able, puisqu’on déteste se plac­er au-dessus du drame, du vrai et du vécu ou de celui de la pièce de théâtre, puisqu’on con­sid­ère une telle atti­tude comme peu digne de foi, hybride et con­traire au plaisir, on ne prend aucune posi­tion de supéri­or­ité. On ne veut pas de posi­tion sou­veraine, raisonnable, on veut être de ce monde où l’on vit, on veut se plac­er là où on voit la pop. Il n’y a donc pas de sens que le met­teur en scène con­naî­trait et que le spec­ta­teur devrait saisir, et il n’y a cer­taine­ment pas de mes­sage. On met en scène les cir­con­stances à hau­teur des yeux du spec­ta­teur et on met tout en œuvre pour ne pas se surélever. Si l’on abor­de le drame sous cet angle, on ne peut qu’être un arrangeur de matéri­aux, et l’acteur non plus ne peut se soumet­tre à la volon­té du met­teur en scène. Tout cela se cache der­rière mon affir­ma­tion.
Ensuite, on avance d’un pas et on essaie de pouss­er les choses, les sit­u­a­tions dans la pièce au-delà de leurs fron­tières. Le moyen le plus facile, pour ce faire, c’est de les sim­pli­fi­er, comme le fait par exem­ple Michael Thal­heimer. On peut les pouss­er vers l’absurde, comme le font presque tous les met­teurs en scène de temps en temps. On peut ten­ter de les faire se démas­quer mutuelle­ment, ce qui sem­ble toute­fois assez dif­fi­cile à réalis­er. On ne se place donc pas au-dessus des sit­u­a­tions, on essaie de les faire éclater de l’intérieur, de les ren­dre vis­i­bles et de les pouss­er à l’extrême. Dans la plu­part des cas, on adopte une atti­tude ironique et la chan­son pop sert sou­vent à exprimer cette atti­tude ironique. Celle-ci, ou, pour le dire autrement, cette atti­tude de rup­ture, est sup­posée exprimer la sub­ver­sion. Mais si cela est le but, ce n’est qu’une faible sorte de sub­ver­sion. Cette sub­ver­sion n’est plus qu’une affir­ma­tion de soi, une sorte d’autonomie ou de lib­erté pas­sagère par rap­port au con­tenu dra­ma­tique de la pièce. C’est prob­a­ble­ment Ste­fan Puch­er qui a visu­al­isé le plus effi­cace­ment cette atti­tude fon­da­men­tale du théâtre pop. Toutes les ten­ta­tives d’échapper à la sit­u­a­tion ressem­blent chez lui à des sou­venirs du bon vieux temps, chargés de la mélan­col­ie de celui qui sait qu’il a échoué.
Cette atti­tude d’affirmation sub­ver­sive n’est pas vrai­ment un phénomène nou­veau. Carl Hege­mann, dra­maturge et philosophe à la Volks­bühne de Frank Cas­torf à Berlin, l’a déjà décrite : 
« Dans notre société de con­som­ma­tion, on assiste à un ren­verse­ment para­dox­al du sens de la cri­tique et de l’affirmation. Lorsque nous cri­tiquons le cap­i­tal­isme et que nous trou­vons ses effets négat­ifs, nous l’affirmons en même temps. Car il ne fonc­tionne que grâce à l’innovation, et l’innovation naît de la cri­tique et de la néga­tion de l’acquis. Mais si nous l’af­fir­mons, nous

FRANZISKA de Frank Wedekind, mise en scène de Christina Paulhofer, Schauspiel Hannover, 2000. Photo Arno Declair.
FRANZISKA de Frank Wedekind, mise en scène de Christi­na Paul­hofer, Schaus­piel Han­nover, 2000. Pho­to Arno Declair.

sommes peut-être sub­ver­sifs puisque nous lui retirons son suc vital, c’est-à-dire la cri­tique. C’est Marx lui-même qui sup­po­sait qu’on pour­rait arriv­er à faire danser les sit­u­a­tions en leur jouant leur pro­pre mélodie. Une atti­tude très affir­ma­tive par rap­port à la con­sti­tu­tion, par exem­ple, est automa­tique­ment sub­ver­sive. Le per­son­nage de la cri­tique con­duit automa­tique­ment vers celui de l’autocritique. L’affirmation et la cri­tique changent de posi­tion. Comme Hein­er Müller le savait déjà, « la cri­tique ratio­nal­iste est pra­tique­ment la chose la plus inof­fen­sive que l’on puisse faire ». On est con­fron­té aujourd’hui lors de chaque inter­ven­tion cri­tique à cette étrange ambiva­lence. La cri­tique se trans­forme immé­di­ate­ment en affir­ma­tion, alors que l’affirmation peut gag­n­er un pou­voir sub­ver­sif insoupçon­né. Ce n’est pas un phénomène nou­veau. Ce ne l’était déjà plus lorsque nous avons com­mencé à la Volks­bühne il y a dix ans. La « théorie cri­tique » de l’école de Franc­fort avait été délogée par la for­mule antithé­tique « sub­ver­sion par affir­ma­tion ». New wave et cul­ture pop étaient là aus­si et le fait qu’on met­tait enfin des vête­ments chics à la mode, tout cela était une sorte de surenchère de la cri­tique dev­enue la forme rou­tinière de la cri­tique. » 
Mais vis­i­ble­ment, le théâtre alle­mand éprou­ve des dif­fi­cultés à quit­ter ce cer­cle vicieux. Car depuis longtemps, il a per­du effec­tive­ment une bonne par­tie de son poten­tiel cri­tique.
Alors qu’il est tou­jours au cen­tre des dis­cus­sions sur la perte de l’héritage clas­sique, qu’on l’accuse d’être super­fi­ciel et inculte, le théâtre pop garde l’étiquette de la cita­tion. Des par­tic­ules de la scène tech­no, de la vie des clubs, des expéri­ences de la drogue, de la vie des mar­ques, des films ou de la pub­lic­ité envahissent le théâtre. Et pour­tant, il y a peu de vraies pièces de théâtre qui soient nées de ces expéri­ences. Peut-être en ai-je vu chez Falk Richter, Ste­fan Puch­er, Christi­na Paul­hofer ou bien Simone Blat­tner, mais fon­da­men­tale­ment, la pop ne sem­ble être que cita­tion, pas un monde pro­pre à par­tir duquel on pour­rait met­tre en scène une vraie pièce dra­ma­tique.

Les pères

Rien n’est plus nuis­i­ble au théâtre que la dis­cus­sion sur les généra­tions qui dure depuis main­tenant dix ans. Il y a deux ans, elle pre­nait un nou­v­el élan lorsqu’on voulait chas­s­er Ste­fan Bach­mann et Christoph Marthaler de Bâle et de Zurich parce qu’on avait l’impression d’avoir affaire à une jeunesse sauvage, super­fi­cielle, à des morveux épris de pop et oublieux des tra­di­tions. En même temps, les « vieux » met­teurs en scène tels que Bondy, Zadek, Pey­mann étaient à nou­veaux les chéris des cri­tiques aus­si vieux qu’eux qui déclaraient que tous les jeunes étaient plus ou moins des crétins.
Mal­heureuse­ment, la dis­cus­sion sur les généra­tions dans le domaine théâ­tral a été lancée par les pères, parce qu’ils avaient une expéri­ence comme généra­tion, qu’ils s’entendent comme telle et atten­dent main­tenant la même chose des fils. Les jeunes ne s’en sont pas encore remis. Les attentes se sont trans­for­mées en une sorte de con­trainte d’innover à tout prix ce qui fait de la jeunesse depuis plus de dix ans la marchan­dise la plus recher­chée des théâtres. Dans aucun autre domaine on ne trou­ve ce battage médi­a­tique qui donne aux met­teurs en scène, à l’âge de trente ans, déjà l’air de petits vieux.
Les jeunes diri­gent depuis longtemps quelques-uns des plus grands théâtres de langue alle­mande : Thomas Oster­meier à Berlin ou Matthias Hart­mann à Bochum, alors que Ste­fan Bach­mann vient déjà de quit­ter Bâle et que d’autres directeurs ( Wil­fried Schulz à Hanovre, Christoph Marthaler à Zurich, Tom Stromberg à Ham­bourg, Frank Bam­bauer à Munich et Elis­a­beth Schweeger à Franc­fort) se con­sid­èrent comme les gar­di­ens de la jeunesse. Ain­si les jeunes atter­rirent, à un âge où d’autres coulent encore une douce vie de rêves, d’une façon assez bru­tale, sur le sol ingrat de la réal­ité face à l’utilisation de l’espace scénique.
Le vrai père du théâtre alle­mand con­tem­po­rain est pour­tant quelqu’un qui ne con­duit pas la dis­cus­sion sur les généra­tions : Frank Cas­torf. Pour tous ceux qui allaient au théâtre en Alle­magne dans les années qua­tre- vingt-dix et qui s’intéressaient en plus aux ques­tions esthé­tiques et sociales, Cas­torf était incon­tourn­able, et ses gross­es farces qui coupaient l’action sont dev­enues entre-temps tout à fait courantes dans tous les théâtres alle­mands, bien que leur fonc­tion ne soit pas tout à fait claire ; incon­tourn­able aus­si la façon excen­trique, exta­tique du jeu des comé­di­ens qui étaient poussés sou­vent dans leurs derniers retranche­ments en ce qui con­cerne l’endurance, l’habilité cor­porelle ou la tor­ture du corps ; incon­tourn­able cette forme libre d’assemblage d’idées par laque­lle il arrive à fon­dre tout ce matéri­au, même tout à fait dis­sem­blable, en une mise en scène d’une grande cohérence.

Sujets I.

Il y a trois ans, on organ­isa à Franc­fort l’Experimenta, une expéri­ence vrai­ment unique de ren­con­tres théâ­trales alter­na­tives choisies par les jeunes qui se sen­taient exclus des ren­con­tres annuelles théâ­trales de Berlin (« l’étalage » annuel des réal­i­sa­tions théâ­trales de langue alle­mande). Déjà à l’époque, il fal­lait se pos­er la ques­tion sur les généra­tions. Le théâtre d’aujourd’hui, si l’on veut con­sid­ér­er l’Experimenta comme l’image pro­to­type du jeune théâtre, est sans mer­ci, mais il a de grandes dif­fi­cultés à se dépass­er, ou à s’extérioriser et donc à se trou­ver. Est-ce que cela indi­querait un com­mun dénom­i­na­teur ? Les réal­i­sa­tions des jeunes met­teurs en scène ont-elles un même cadre et sont-elles d’un même monde ? Évidem­ment non. En fait, il y a peu de points com­muns, aucun dénom­i­na­teur com­mun du point “de vue esthé­tique. Bien que les acteurs, les met­teurs en scène et les dra­maturges le sachent très bien, ils cherchent. Ils cherchent une con­science com­mune,
une sorte de point de repère, ils cherchent quelque chose qui pour­rait leur don­ner un lan­gage.
Autre­fois, le lan­gage com­mun était généré par le con­flit des généra­tions. C’est fini. Les fils d’aujourd’hui savent que le grand geste de l’assassinat du père ne fait plus d’effet parce qu’il est creux. Ils n’ont donc aucun con­flit de leur côté sur lequel ils pour­raient faire leurs armes et qui les aiderait à se pro­fil­er. Mais ils savent très bien qu’ils doivent trou­ver quelque chose d’aussi fort que l’assassinat du père. Le monde aime les signes forts.
Puisqu’ils se sen­tent oblig­és de faire de grands gestes et qu’ils doivent de toute façon inven­ter des images et racon­ter des his­toires, parce qu’ils doivent sur­mon­ter la peur du vide, les fils recherchent les sujets les plus immenses et com­men­cent par les œuvres du passé. On cherche le grand geste, la vision du monde, le sys­tème.
Et ain­si, ils font leurs armes sur les grandes pièces uni­verselles qui sont évidem­ment très vieilles : le HAMLET de Nico­las Ste­mann inau­gu­rait l’Experimenta et per­met prob­a­ble­ment de la résumer au mieux. Son HAMLET tourne autour de la ques­tion de savoir com­ment on peut trou­ver son pro­pre point de vue dans un monde que, d’un côté, on com­prend tout à fait et qu’on est même amené à approu­ver, mais qui, de l’autre, arrive à inté­gr­er tout geste – et ce ne doit même pas être un geste révo­lu­tion­naire – et donc en fait un geste inutile. Claudius, le faiseur, est devenu le per­son­nage cen­tral, on n’a plus affaire au père mort, à l’esprit, au drame psy­chologique.
La pièce de Ste­mann se situe à un nom­bre inquié­tant de niveaux et ce qui fait peur, c’est qu’il en garde la vue d’ensemble et toutes les ficelles en main. Mais cela ne sert mal­heureuse­ment à rien pour son HAMLET. Là où toutes les strates méta­physiques sont pen­sées, aucune d’elle ne promet plus la lib­erté. Les acteurs jouent les acteurs, ils jouent la pièce dans la pièce dans la pièce et ain­si de suite. C’est comme si tout d’un coup les années qua­tre- vingts étaient dev­enues réal­ité. Où tout ce qu’on fait est une cita­tion d’une autre pièce, où le monde est un théâtre et parce qu’il n’existe pas d’alternative d’action, toute ten­ta­tive de fuite se ter­mine dans la souri­cière. Il n’y a pas d’action authen­tique, pas de posi­tion, et pas de « je ». C’est pour­tant cela que nos expéri­men­ta­teurs d’aujourd’hui cherchent tou­jours. Ils ont juste trou­vé leur pro­pre atti­tude. Là où toute action est cita­tion, le théâtre et le monde ne peu­vent plus être dis­tin­gués. Et ain­si le théâtre peut enfin rede­venir une belle grande métaphore.
Peut-être l’idée suiv­ante peut-elle con­duire à un dénom­i­na­teur com­mun : les jeunes met­teurs en scène, eux aus­si, aiment les grands clas­siques par-dessus tout. Et surtout les met­teurs en scène alle­mands aiment actuelle­ment Hen­rik Ibsen, sa psy­cholo­gie tri­cotée de maille étroite, mais par­fois aus­si con­stru­ite de telle façon qu’elle laisse échap­per la fatal­ité qu’Ibsen voulait démon­tr­er.

Sujets II

Les met­teurs en scène cherchent des sujets qui dépassent les domaines des rela­tions amoureuses stressées et de l’enfer de la famille, de l’expérimentation lin­guis- tique et de l’esthétique des rêves. Ils cherchent des visions du monde qu’ils ne trou­vent pas dans la plu­part des pièces con­tem­po­raines. C’est pourquoi on trou­ve de plus en plus des adap­ta­tions de romans et de films sur les scènes de théâtre. La Volks­bühne a fait le pre­mier pas : Frank Cas­torf met en scène Dos­toïevs­ki et Boul­gakov, René Pollesch adapte les clas­siques de la sci­ence-fic­tion que sont SOYLENT GREEN et LE CROTALE. Mais c’est aus­si le cas dans beau­coup d’autres théâtres : les romans de Houelle­becq et de Beigbed­er sont adap­tés à Berlin, Hanovre et Düs­sel­dorf. À Hanovre, le réal­isa­teur néer­landais Fred Kele­men a mis en scène sa ver­sion de FAHRENHEIT 451 de Truf­faut, Matthias Hart­man a pro­duit à Bochum l’adaptation du roman pop 1979 de Chris­t­ian Kracht sous forme d’une per­for­mance à plusieurs niveaux, etc. Du point de vue esthé­tique, on trou­ve au théâtre deux approches car­ac­téris­tiques de la lit­téra­ture et du film. Quelques met­teurs en scène retrou­vent, dans les scé­nar­ios, des pièces de théâtre qui peu­vent être adap­tées à la scène sans trop de pertes.
Ceci est val­able pour la plu­part des films dog­ma­tiques – LA FÊTE fut un suc­cès à Dort­mund, Dres­de et Franc­fort, et on peut dire la même chose de la comédie mélan­co- lique sur le sui­cide de Aki Kau­ris­mä­ki I HIRED A CONTRACT KILLER qui fut beau­coup jouée en Alle­magne. À côté de cette pra­tique du théâtre où il s’agit surtout d’histoires touchantes qui fasci­nent, il y a aus­si des met­teurs en scène qui peinent à vouloir absol­u­ment mon­ter des sujets apparem­ment impos­si­bles et qui exploitent des romans à couch­es mul­ti­ples comme une sorte de car­rière pour leur théâtre post-dra­ma­tique.
Ici, le jeu et l’interprétation du mod­èle devi­en­nent le sujet même, les spec­ta­teurs par­ticipent au proces­sus des ques­tions et de la recherche, de l’expérimentation, par­fois aus­si de l’embarras. La résis­tance du texte en prose, la fragilité qui naît de cette volon­té de jouer con­tre le mur du non dra­ma­tique, l’arrêt des acteurs et leur pré­cip­i­ta­tion soudaine fondent en grande par­tie la fas­ci­na­tion du théâtre de Cas­torf.

Politique

Quel rôle revient à la poli­tique dans le jeune théâtre alle­mand ? Hon­nête­ment, je ne le sais pas. En fin de compte, Ste­fan Puch­er n’est-il pas plus poli­tique que Pey­mann ? Je ne le sais pas. Est-ce poli­tique lorsque Puch­er se moque très sub­tile­ment dans son RICHARD III de la vie des Zuri­chois, au début et à la fin avec Christoph Marthaler ou est-ce sim­ple­ment une référence du théâtre à lui-même qui ne voit plus rien d’autre que lui-même ? Je ne le sais pas. Est-ce que Armin Petras est poli­tique lorsqu’il fait jouer LA CRUCHE CASSÉE en Afghanistan ?
Ou Falk Richter est-il poli­tique lorsqu’il écrit des arti­cles con­tre George Bush ? La for­mu­la­tion des sit­u­a­tions poli­tiques est faite d’une façon très pru­dente par les jeunes met­teurs en scène de théâtre, il existe une grande réti­cence, comme je l’ai dit sous la rubrique pop, à pren­dre posi­tion face aux grands événe­ments que la poli­tique four­nit encore tou­jours. On préfère se lancer dans la recherche de l’authentique, même si l’on sait que cela aus­si est une chimère.

Télévision

La télévi­sion est une expéri­ence médi­a­tique, peut-être celle par excel­lence, que tous les met­teurs en scène de la jeune généra­tion parta­gent. La télévi­sion est donc le point de référence essen­tiel pour presque tous les met­teurs en scène alle­mands, avec les textes des pièces et la musique pop. À côté des pièces qui ont la télévi­sion pour sujet, la télévi­sion four­nit des dra­matur­gies, comme par exem­ple chez Oster­meier, dont le réal­isme cache claire­ment une esthé­tique de télévi­sion, comme par exem­ple dans NORA. La télévi­sion four­nit une bonne part de l’expérience de la réal­ité, visu­al­isée dans beau­coup de mis­es en scène mod­ernes. Cela se voit, non seule­ment dans les dra­matur­gies, non seule­ment dans les nom­breux postes de télévi­sion qui envahissent les scènes, mais aus­si dans les nom­breuses cita­tions emprun­tées au monde télévisé. La télévi­sion est accep­tée comme une part essen­tielle de l’expérience, elle n’est plus con­sid­érée comme oppo­si­tion au théâtre, comme un média con­cur­ren­tiel. Elle est évi­dente.

Vidéo

Lorsque le théâtre se situe par rap­port à une autre expres­sion artis­tique, alors il le fait de préférence par rap­port aux instal­la­tions vidéo. La danse n’occupe plus la place prépondérante qu’elle occu­pait précédem­ment, peut-être parce que d’importants élé­ments de la danse mod­erne font par­tie entre-temps du théâtre qui est de plus en plus choré­graphique.
Encore une fois, c’est la Volks­bühne et Frank Cas­torf qui sont les grands précurseurs. D’une façon encore plus artis­tique, Ste­fan Puch­er a util­isé des pro­jec­tions vidéo dans son RICHARD III. Il s’agit ici d’une mise en scène qui est typ­ique à mes yeux et que je voudrais donc briève- ment décrire. La lumière s’éteint, la fille sur la place 214 se lève. Elle est si pure qu’on aimerait l’appeler pudique ; elle porte un bou­quet de fleurs et avance vers la scène.
Il y a là les acteurs, devant le rideau de fer, alignés comme pour recevoir les applaud­isse­ments. La représen­ta­tion vient de com­mencer et se ter­mine déjà. La fille passe devant cha­cun des acteurs, l’un après l’autre, mais elle ne leur remet pas le bou­quet. Il n’y a pas d’applaudissements, pas de sym­pa­thie. Et la représen­ta­tion est peut- être arrivée au bout, mais elle ne veut pas finir. La fille, les acteurs, le rideau de fer, les fleurs, rien n’est vrai, c’est une vidéo. Cette vidéo est pro­jetée sur le ( vrai) rideau de fer et devant celui-ci se tien­nent les ( vrais) acteurs ( bien enten­du, il faut se pos­er la ques­tion de savoir ce qui est vrai au théâtre, ce qui est per­mis et vrai pour les acteurs), alignés pour les applaud­isse­ments. Ain­si cette pièce qui se ter­mine ne dure vrai­ment que quelques sec­on­des, la fin est le début ou vice ver­sa.
Mais déjà le théâtre est dou­blé par la tech­nique de la vidéo et a noué la boucle. La scène vient de devenir cet immense espace de sig­ni­fi­ca­tions où tout est pos­si­ble, où tout pour­rait être sug­géré et où, pour­tant, rien n’est encore arrêté. Et nous avons à nou­veau la con­fir­ma­tion que le met­teur en scène Ste­fan Puch­er est le plus fameux faiseur de nœuds du temps, de notre époque… Jamais aupar­a­vant, une scène n’a été ain­si effeuil­lée. Puch­er la dévêt comme un amant doué, les couch­es tombent l’une après l’autre et n’en dévoilent qu’une autre. Après le prélude de la pro­jec­tion vidéo sur le rideau de fer, Richard lève celui-ci pour tomber sur le rideau de velours dont sort Lady Anne. Lorsque le rideau de velours se lève, on voit un mur baroque avec des ser­pents, des cas­settes en bois et des nich­es, dou­blé à son tour par la répéti­tion vidéo de cette image. Ain­si, le mur aus­si ressem­ble à une immense image télévisée.
Dans les nich­es, il y a les hommes de la cour qui se pré­par­ent à entr­er en jeu. Alors, le rideau vidéo se lève et le mur se lève. Puch­er provoque un trem­blote­ment et des images brouil­lées par le biais de ses dif­férents rideaux, une impres­sion que même Cas­torf n’a pas réus­si à sus­citer en trans­for­mant son théâtre pop­u­laire en un immense stu­dio vidéo.
Mais est-ce que, der­rière tous ces rideaux, se dévoil­era toute la vérité que tous les éro­tiques atten­dent ? Lorsque la scène s’ouvre, des enfants sor­tent des pro­fondeurs pleu­rant le roi, leur père qui leur a été ravi par Richard.
Mais l’image trompe. Puch­er ne racon­te pas l’histoire de la douleur des vic­times ni de la mort des enfants. Par­mi les bidi­men­sion­nels, ce Richard est roi. Puisque la scène est un plan et que les acteurs font par­tie de ce plan, Richard se révèle être le seigneur de la troisième dimen­sion. Il peut mon­ter sur une passerelle dans la salle, il peut soulever les couliss­es, il peut bouger sans con­traintes, il est libre.

Le port de micros

La vidéo exige le port de micros, c’est-à-dire le son ampli­fié. J’ai l’impression qu’aujourd’hui on n’utilise “plus telle­ment les micros pour faire enten­dre un acteur durant un inter­mède musi­cal ou d’un coin caché ou lorsqu’il par­le le dos tourné au pub­lic.
Il y a deux autres raisons. D’une part, l’œil habitué à l’écran de ciné­ma retrou­ve ain­si dans le théâtre une sorte d’intimité qui ne peut être resti­tuée par les tech­niques théâ­trales et de dic­tion tra­di­tion­nelles.
D’autre part, on a par­fois l’impression que les acteurs sont plus naturels ou par­lent plus naturelle­ment – pas seule­ment dans les scènes intimes et chu­chotées – lorsqu’ils por­tent le micro-cra­vate. Le fait d’être relié au cir­cuit tech­nique leur donne plus de moder­nité.

Acteurs

Il existe dans le théâtre alle­mand un plaisir vis­i­ble de l’excentrique, prob­a­ble­ment dans la lignée de Cas­torf. Jusqu’à récem­ment, j’ai eu l’impression que beau­coup don­neraient toute la pièce pour un numéro bien joué.
En plus, on con­state dans le théâtre alle­mand que les acteurs trou­vent un plaisir de plus en plus pronon­cé à crier ou, du moins, à par­ler très rapi­de­ment. “Actuelle­ment, j’ai l’impression d’assister aus­si à une ten­dance con­traire. Quelques jeunes met­teurs en scène cherchent très sérieuse­ment à réalis­er des pièces d’un seul jet, ils ten­tent vrai­ment de créer des rôles bien car­ac­térisés et bien répétés et non pas lais­sés au hasard, à l’accidentel, ce qui donne peut-être bien une rela­tion authen­tique face au rôle, mais qui évite « l’essentiel ». L’EURIPIDE de Lars Ole Wal­burg en est un bel exem­ple. D’autres met­teurs en scène recherchent un style qu’ils pour­suiv­ent sys­té­ma­tique­ment à tra­vers toute la pièce. Ils cherchent à trou­ver une forme pour une pièce.
Con­traire­ment à d’autres expres­sions artis­tiques, le théâtre reste lié à une cer­taine forme de naturel qu’on ne peut pas nier, qu’on ne peut pas ignor­er puisqu’on ne peut pas quit­ter le corps. Même la danse est plus arti­fi­cielle que le théâtre, puisqu’elle a pra­tique­ment pour pro­gramme le dépasse­ment du corps. Mais le jeu des acteurs sur les scènes alle­man­des est devenu entre- temps très arti­fi­ciel. J’ai l’impression que ce sont les jeunes met­teurs en scène surtout qui se bat­tent con­tre le mur de cette cor­po­ral­ité, alors qu’elle est tout sim­ple­ment là, par la nature même du corps humain.
J’ai l’impression, et ceci serait ma thèse de base en con­clu­sion, que le théâtre par­court seule­ment actuelle­ment, sous l’influence des jeunes met­teurs en scène, une phase d’abstraction que d’autres arts ont con­nue beau­coup plus tôt. Je veux par­ler de la deux­ième phase d’abstraction des années cinquante et soix­ante.
On a l’impression que le théâtre ne peut abor­der qu’actuellement ces ques­tions formelles et ces évo­lu­tions esthé­tiques. Car à l’époque, le théâtre alle­mand était entière­ment défi­ni par ses tâch­es sociales.

Texte dévelop­pé à par­tir d’une inter­ven­tion lors de la ren­con­tre « Bilan, ten­dances, per­spec­tives de la jeune mise en scène en France et en Alle­magne aujourd’hui » ( dirigée par Bar­bara Engel­hardt), Cen­tre Européen de la Jeune Mise en Scène / Euro­pean Cen­ter for Young Direc­tors ( Mai­son Gas­ton Baty) en juil­let 2003.

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Peter Michalizik
Peter Michalzik est rédacteur-critique de théâtre des pages culture de la Frankfurter Rundschau, Allemagne.Plus d'info
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