Un corps à corps avec le monde

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Un corps à corps avec le monde

Le 26 Avr 2004
FIGHT CITY. VINETA, texte et mise en scène de Armin Petras, Thalia Theater Hamburg, 2001. Photo Arno Declair.
FIGHT CITY. VINETA, texte et mise en scène de Armin Petras, Thalia Theater Hamburg, 2001. Photo Arno Declair.
FIGHT CITY. VINETA, texte et mise en scène de Armin Petras, Thalia Theater Hamburg, 2001. Photo Arno Declair.
FIGHT CITY. VINETA, texte et mise en scène de Armin Petras, Thalia Theater Hamburg, 2001. Photo Arno Declair.
Article publié pour le numéro
Théâtre à Berlin-Couverture du Numéro 82 d'Alternatives ThéâtralesThéâtre à Berlin-Couverture du Numéro 82 d'Alternatives Théâtrales
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L’écriture dramatique en quête d’un théâtre politique

QUELLE FORME don­ner à un théâtre poli­tique du présent ? Cette lanci­nante ques­tion qui tra­verse l’histoire du théâtre alle­mand, Falk Richter la pose dans son pro­jet théâ­tral DAS SYSTEM.
Mais il la pose immé­di­ate­ment, c’est-à-dire sans pass­er par le biais d’une fic­tion dra­ma­tique : l’interrogation devient par­tie du pro­jet théâ­tral lui-même, matière con­sti­tu­ante du texte. Le rap­port qu’entretient l’écriture dra­ma­tique avec le monde con­tem­po­rain est un corps à corps, une lutte dans laque­lle tous les coups sem­blent per­mis : à la dif­fi­culté d’appréhender un présent pro­téi­forme, dans lequel les expéri­ences poli­tiques, sociales, morales s’entrecroisent et se con­tre­dis­ent, l’écriture con­tem­po­raine oppose sa var­iété formelle, ses rup­tures, ses mon­tages. Pos­er la ques­tion d’un théâtre poli­tique aujourd’hui, c’est donc ten­ter de suiv­re des voi(es) x divers­es et diver­gentes, hors des sen­tiers bal­isés des modal­ités tra­di­tion­nelles d’écriture pour le théâtre.
Un con­stat tout d’abord : l’écriture dra­ma­tique alle­mande s’ancre dans le monde con­tem­po­rain en con­viant toutes les formes de sa man­i­fes­ta­tion dans le texte de théâtre. Le matéri­au « réel » l’investit par la mul­ti­plic­ité des références au con­texte immé­di­at, poli­tique ou médi­a­tique, nation­al ou inter­na­tion­al, triv­ial ou théorique. Le théâtre alle­mand – car c’est aus­si le fait de la mise en scène comme autre « pra­tique théâ­trale » – ren­voie sans cesse à la réal­ité quo­ti­di­enne
des spec­ta­teurs, ne serait-ce que pour mieux la prob­lé­ma­tis­er sinon comme un tout, du moins à tra­vers cer­tains champs de celle-ci : on y par­le de mou­ve­ment de cap­i­taux et de com­merce élec­tron­ique, des spé­ci­ficités tech­nologiques de la guerre con­tem­po­raine et de celle de la com­mu­ni­ca­tion inter­per­son­nelle, de la médi­ati­sa­tion du poli­tique et de la poli­ti­sa­tion des médias, de télé-réal­ité et de réal­ité télévisée. La mul­ti­pli­ca­tion endémique des emprunts à tous les domaines de
l’existence devient, à des degrés divers selon les auteurs, le tableau glob­al d’un chaos délibéré qui sem­ble pren­dre soudain la place de la sacro-sainte fable.
Mais pour par­ler de quoi, et pour dire quoi ? Le théâtre poli­tique, si l’on en croit Hans-Thies Lehmann, ne peut plus être un « théâtre-man­i­feste »1, les mod­èles expli­cat­ifs sem­blent avoir fait leur temps, et la remise en cause de la « didac­tique » au théâtre ne date pas d’hier. Com­ment, dès lors, réac­tiv­er une fonc­tion cri­tique,
dont on peut con­sid­ér­er comme acquis qu’elle ne saurait désor­mais être définie de manière nor­ma­tive ? Au con­traire, la ques­tion fait débat en Alle­magne, crée
la polémique, devient pierre d’achoppement où se con­fron­tent des approches par­fois opposées du théâtre et du texte de théâtre. Le théâtre poli­tique n’existe pas, mais la recherche de ses modal­ités con­tem­po­raines balise le champ de l’écriture con­tem­po­raine et induit sa diver­sité. C’est avant tout de cette diver­sité que doit ren­dre compte un bref par­cours à tra­vers les pra­tiques d’écriture de ces trois dernières années, celles d’auteurs dont les textes, comme approches cri­tiques du monde, ont su ren­con­tr­er un écho.

Politique, identité, histoire

Pose-t-on la ques­tion du théâtre poli­tique comme celle de la réflex­ion au théâtre sur le devenir col­lec­tif que déjà appa­raît en ligne de mire la ques­tion de l’histoire alle­mande récente et donc de la Réu­ni­fi­ca­tion. De fait, la Réu­ni­fi­ca­tion en tant que telle, c’est-à-dire comme rup­ture his­torique, sem­ble pos­er des dif­fi­cultés aux dra­maturges. Quelques textes, au début des années 90, ont ten­té avec plus ou moins de suc­cès la thé­ma­ti­sa­tion cri­tique des prob­lèmes con­tem­po­rains liés à la nou­velle donne poli­tique et idéologique. Et dix ans après la chute du Mur, le terme d’ostalgie, dont le champ d’application s’étend entre-temps aux émis­sions « revival » ani­mées par une Kata­ri­na Witt, l’ancienne fée de la glace des années 80, en cos­tume de la Jeunesse Com­mu­niste, vient mas­quer les véri­ta­bles enjeux d’un regard sur le passé.
Les derniers textes de Fritz Kater con­stituent des moments de ce regard sur le passé. ZEIT ZU LIEBEN ZEIT ZU STERBEN, pièce créée en 2002 au Thalia The­ater
de Ham­bourg, une des places fortes de l’écriture dra­ma­tique con­tem­po­raine, et récom­pen­sée par le Prix de Mül­heim en 2003, con­stitue un tableau de la sit­u­a­tion de la jeunesse dans le con­texte de la fin de la RDA.
Les per­son­nages sont partagés entre le désir de par­tir, de fuir, et le sen­ti­ment de leur appar­te­nance à un monde qui se dis­sout peu à peu. Cette dis­so­lu­tion s’exprime dans le texte par une absence qui car­ac­térise la spé­ci­ficité de la démarche de l’auteur : celle de l’État est-alle­mand comme autorité répres­sive. Dans cette atmo­sphère de fin de règne, le champ de l’observation est alors lais­sé libre aux expéri­ences quo­ti­di­ennes et indi­vidu­elles.
Impos­si­ble dès lors de con­fon­dre une telle démarche avec une nos­tal­gie du passé que viendraient provo­quer les dif­fi­cultés sociales du présent : le théâtre de Fritz Kater redonne une place à l’expérience vécue de l’Histoire, à son imbri­ca­tion avec les his­toires per­son­nelles. Dans ZEIT ZU LIEBEN ZEIT ZU STERBEN en effet, la ques­tion du rap­port au poli­tique est aus­si une ques­tion de généra­tion : les représen­tants d’une jeunesse mar­quée par les musiques et les modes venues de l’Ouest, dont l’intervention récur­rente dans le texte for­ment un tis­su référen­tiel con­cret, presque « plas­tique », sont con­fron­tés à leurs aînés, non plus certes les pères fon­da­teurs, mais bien les opposants, à tra­vers les per­son­nages de « Schweine­backe » la pro­fesseur et de l’oncle Breuer, qui ont vécu la répres­sion et dont la volon­té paraît brisée. Le point com­mun de toutes ces fig­ures : la dis­con­ti­nu­ité de l’existence et la recherche d’une inscrip­tion dans le monde. La dernière par­tie du texte, située de nou­veau dans le présent sans que ne soient net­te­ment déter­minés les con­tours tem­porels et géo­graphiques de celui-ci, reprend ce sché­ma fon­da­men­tal à tra­vers la rela­tion amoureuse de deux per­son­nages.


FIGHT CITY. VINETA, texte et mise en scène de Armin Petras, Thalia The­ater Ham­burg, 2001. Pho­to Arno Declair.

Cette expéri­ence de la dis­con­ti­nu­ité est égale­ment au cen­tre de VINETA (ODERWASSERSUCHT ), texte antérieur au précé­dent et mis en scène en 2001, mais dont l’action se situe « après » les deux pre­mières par­ties de ZEIT ZU LIEBEN ZEIT ZU STERBEN. Steveis­back : neuf ans après le « tour­nant » poli­tique de 89 – 90, l’ancien boxeur revient dans sa région, à Franc­fort sur l’Oder, et tente un retour sur le ring. Sa quête est celle d’une recon­struc­tion, la pour­suite « d’un bout de forêt, d’un fleuve, des tables de ping-pong en béton entre les maisons ». Le temps de cette ten­ta­tive qui échouera, son regard devient le prisme par lequel se dessi­nent les con­tours d’un espace-temps fon­da­men­tale­ment para­dox­al : mar­qué par l’envahis- sement du présent – à tra­vers la mul­ti­pli­ca­tion de ces sta­tions d’essences ARAL dont le bleu éclaire la nuit – mais égale­ment inscrit dans un passé qui se fait fuyant, comme ces derniers chars russ­es qui quit­tent la région pour ren­tr­er « là où rien d’autre ne les attend que la mis­ère et la mafia et un bateau de pêche dans une mer à sec ». Le texte procède d’une ten­sion per­ma­nente entre mou­ve­ment et immo­bil­ité. Le par­cours du per­son­nage cen­tral est une quête, comme l’indique le titre de la pièce, référence à une ville mythique engloutie dans la mer Bal­tique près de l’île de Wollin. Mais le mou­ve­ment comme principe, objet de la fas­ci­na­tion du boxeur et de son ancien entraîneur, lorsqu’il se fait force du boxeur, dans leur dia­logue pro­gram­ma­tique par lequel s’ouvre l’action, reste de l’ordre de l’utopie. Les exis­tences dans le texte sont piéti­nantes, par­o­dies d’émancipation et de réal­i­sa­tion : les boxeurs ne se pro­duisent plus que pour des exhi­bi­tions de boîtes de nuit.

Dans le théâtre de Fritz Kater, l’accent est donc mis sur la con­struc­tion des biogra­phies mar­quées par l’Histoire. Le regard du dra­maturge se porte délibéré­ment sur l’individu et non sur le sys­tème, sur le par­cours indi­vidu­el et non sur la société. On est donc loin d’un « man­i­feste social » et l’auteur ne tente pas la dénon­ci­a­tion et/ ou l’explication des dys­fonc­tion­nements soci­aux : ce qui est au cen­tre est la frag­men­tari­sa­tion des exis­tences et l’étrangeté au monde. L’entreprise de recon­struc­tion est dès lors lais­sée au récep­teur du texte. Les textes se présen­tent comme une suite de cour­tes scènes de dia­logue, aux­quels vien­nent soudain se mêler des pas­sages de réc­it. Le lan­gage est spon­tané, direct, les per­son­nages pra­tiquent peu la réflex­ion sur eux-mêmes et sur leur sit­u­a­tion. Le lecteur/spectateur happe au fil des dia­logues des bribes de con­tenu biographique qui lui per­me­t­tent de recon­stru­ire un tableau d’ensemble.

La dramaturgie face au monde : entre piétinement et accélération

Dans son huis clos DIE OPTIMISTEN, Moritz Rinke tente de don­ner une forme à l’impossibilité d’aborder la glob­al­ité des prob­lé­ma­tiques. Ces opti­mistes, ce sont ces touristes occi­den­taux qui échouent dans un hôtel d’Extrême-Orient soudain coupé du monde. Celui-ci est devenu étranger, hos­tile : on ne voit à tra­vers les baies vit­rées qu’une jun­gle opaque dans laque­lle dis­parais­sent ceux qui ten­tent une sor­tie. Le dia­logue des per­son­nages de repliés devient alors mise en scène du bûch­er des van­ités poli­tiques : les dis­cours brassent les références aux idéolo­gies poli­tiques et tour­nent à vide ; le pro­jet de présen­ter un texte de péti­tion lors d’une con­férence à Bom­bay n’aboutira pas.

PEACE, texte et mise en scène de Falk Richter, Schaubühne de Berlin, 2000. Photo Arno Declair.
PEACE, texte et mise en scène de Falk Richter, Schaubühne de Berlin, 2000. Pho­to Arno Declair.

La tech­nique de Rinke reprend les ficelles de la satire, à tra­vers des per­son­nages cam­pant divers­es atti­tudes que l’auteur abor­de avec ironie : les dis­cours théoriques d’un ancien soix­ante-huitard, devenu con­seiller au min­istère de l’Éducation, ne gal­vanisent plus qu’une jeune étu­di­ante en mal de roman­tisme poli­tique ; la fas­ci­na­tion pour la philoso­phie ori­en­tale se réduit aux exer­ci­ces de gym­nas­tique et de res­pi­ra­tion par lesquels s’ouvrent la pièce. Rinke, indé­ni­able­ment, écrit pour un théâtre, celui qui se fait dans les « grandes maisons »  du théâtre alle­mand. Il réac­tive la forme de la « pièce con­ver­sa­tion » dans sa vari­ante par­o­dique. Ce faisant, la forme de la cri­tique reste tra­di­tion­nelle car indi­recte. Elle passe par un biais fon­da­men­tal : celui du dis­cours et de sa représen­ta­tion.

Là où Moritz Rinke opte pour l’immobilisation des per­son­nages hors du monde, Ulrike Syha avec AUTOFAHREN IN DEUTSCHLAND tente le pari de don­ner une forme à l’accélération du monde. La thé­ma­ti­sa­tion­con­crète de telle ou telle prob­lé­ma­tique dite « poli­tique » dis­paraît ici du dire des per­son­nages. Mais c’est pré­cisé­ment dans la con­struc­tion de l’action que peut naître un poten­tiel cri­tique de l’écriture. De la laver­ie automa­tique à la sta­tion-ser­vice en pas­sant par un improb­a­ble motel, les per­son­nages évolu­ent d’un espace du pro­vi­soire à l’autre, sans par­venir à l’immobilité.

La sit­u­a­tion du con­duc­teur, à la fois ivre de vitesse et en quête d’une inscrip­tion dans le monde est celle du sujet con­tem­po­rain en général : privé de la pos­si­bil­ité de fix­er son iden­tité, il erre d’une con­struc­tion du réel à l’autre, sans jamais par­venir à celle-ci. Dans cette écri­t­ure dont la forme rap­pelle celle du ciné­ma, le présent dont l’auteur s’efforce de ren­dre compte est celui de l’accélération per­pétuelle et de l’intangible. Les iden­tités sont mou­vantes, à l’image de ces deux per­son­nages qui accom­pa­g­nent l’action, tan­tôt policiers dou­teux pour­suiv­ant au nom du Fisc l’un des pro­tag­o­nistes, tan­tôt amis « bul­gares » avec lesquels con­verse Hugo, le per­son­nage cen­tral. Loin de toute quête de recon­struc­tion par le regard sur le passé, qu’il soit indi­vidu­el ou col­lec­tif, mémoire et his­toire ont défini­tive­ment dis­paru, le mode de leur appari­tion n’est plus que celui du grotesque : Hugo est un graphiste spé­cial­isé dans la con­cep­tion de mam­mouths en trois dimen­sions, sa seule ren­con­tre avec le passé est celle, absurde et sur­réal­iste, qu’il fait avec une improb­a­ble bombe déter­rée dans sa cave.

Le monde au grand angle : guerre et technologie

Ailleurs, les bombes sont là, bien présentes.

Les con­flits armés con­tem­po­rains, dans leur plus immé­di­ate actu­al­ité, con­stituent le matéri­au des derniers pro­jets de l’auteur et met­teur en scène Falk Richter.

Le pro­jet PEACE, créé à la Schaubühne en 2000, thé­ma­ti­sait déjà la ques­tion de la médi­ati­sa­tion de la guerre à tra­vers le con­flit au Koso­vo. Dans ses derniers textes, l’auteur pour­suit cette explo­ration du thème du con­flit en s’éloignant davan­tage de la forme dra­ma­tique tra­di­tion­nelle qu’il ne le fait dans PEACE. La pièce en effet repose encore sur des per­son­nages des dif­férents domaines médi­a­tiques, rassem­blés dans un espace à la fois privé et pub­lic et artic­u­lant tou­jours plus dif­fi­cile­ment leur mal-être. Les images afflu­ent tou­jours plus nom­breuses et tou­jours plus vite dans des con­sciences qui ne parvi­en­nent plus à suiv­re le rythme : la paix à laque­lle on aspire, c’est avant tout – comme l’exprime un des per­son­nages de la pièce – le temps d’arrêt, le pas en arrière qui libère du con­tin­u­um de la com­mu­ni­ca­tion et de la médi­ati­sa­tion du réel.

Ce temps d’arrêt, l’auteur lui donne une durée dans un texte récent. Dans 7 SEKUNDEN, le théâtre devient plongée dans l’individualité, dans le courant d’une con­science : celle d’un pilote améri­cain, Brad, 7 sec­on­des avant le crash de son appareil en ter­ri­toire enne­mi.

Et la non-réal­ité de cet enne­mi laisse la place à celle des images d’une pais­i­ble exis­tence améri­caine, avec « Amy, Paul, Bill et Marge assis au soleil », bercée entre l’église et le super­marché. Le pilote ne voit ni ne con­naît son objec­tif, la dis­tance entre le sujet et sa mis­sion de destruc­tion se fait max­i­male, une forme con­tem­po­raine de l’aliénation donc, rad­i­cal­isée dans l’endémie de la pro­duc­tion des images. Dans cet espace de l’omniprésence tech­nologique, la sit­u­a­tion du pilote devient alors métaphore de l’existence con­tem­po­raine. Dans un monde déréal­isé, la con­science indi­vidu­elle, loin d’être le moyen d’une com­préhen­sion de celui-ci, devient le lieu où s’engouffrent dis­cours et représen­ta­tions. Richter, qui pose comme pos­si­ble rai­son d’être du théâtre la prise de dis­tance par rap­port aux images qui provo­quent l’émotion, jus­ti­fie ain­si la forme don­née à son texte répar­ti sur plusieurs voix, qui inter­dit toute iden­ti­fi­ca­tion : « Les dif­férents locu­teurs agis­sent comme une équipe de pro­duc­tion hol­ly­woo­d­i­enne. Ils sont la ver­sion mod­erne du chœur antique, ils pro­duisent tout – à un moment le Prési­dent, à un autre Brad.

Ils for­mu­lent l’emphase médi­a­tique sur la ter­reur, mais aus­si sa cri­tique. » 

La sub­jec­tiv­ité indi­vidu­elle con­stitue égale­ment le point de départ de la pièce UNTER EIS. À tra­vers le per­son­nage de Paul Nie­mand, l’auteur décrit la per­ver­sion de l’existence par l’omniprésence de la « pen­sée économique pure ». Thé­ma­tique­ment, le texte se situe dans la lignée d’une ten­ta­tive d’approche cri­tique par le théâtre du monde de l’économie mod­erne et de ses formes de coerci­tion, telle qu’elle appa­rais­sait déjà dans le TOP DOGS d’Urs Wid­mer en 1994 ou dans le plus récent GROUNDINGS de Christoph Marthaler. La toute-puis­sance de l’économique, son aspi­ra­tion à englober tous les domaines de la pen­sée – même la cul­ture devient ici une « aven­ture cul­ture », étape dans le par­cours de for­ma­tion des con­seillers – prend la forme d’un envahisse­ment : le lan­gage du man­age­ment et du con­seil s’infiltre et con­t­a­mine l’espace du texte, devient un tis­su impéné­tra­ble dans lequel se débat le per­son­nage, en quête dés­espérée de sa pro­pre recon­nais­sance. Sa révolte devient ici volon­té de retrait, de sor­tie du mou­ve­ment incon­trôlé du monde.

Le pro­jet DAS SYSTEM se présente comme la forme rad­i­cale de la péné­tra­tion tou­jours plus grande du texte par le matéri­au que con­stitue le réel, ou du moins celui que con­stitue l’ensemble des prob­lé­ma­tiques aux­quelles s’attaque l’auteur. En ten­tant d’approcher ce « sys­tème », dans la quête de sa déf­i­ni­tion, la démarche se veut pré­cisé­ment glob­ale, la pho­togra­phie du monde est prise au grand angle. Le « sys­tème » dont il est ques­tion donne égale­ment son titre à un texte qui lui-même n’est plus par­ti­tion à met­tre en scène, mais devient le lieu de la réflex­ion sur la ques­tion même du com­ment d’un théâtre poli­tique con­tem­po­rain. Le texte est lui-même sous-titré « un pro­jet » : « Je ne sais pas, moi non plus je ne sais pas, non, pas encore un de ces textes avec lequel tout doit être dit », tels en sont les pre­miers ter­mes, dans ce que l’auteur appelle une « intro­duc­tion ».

L’espace textuel n’est plus celui de la con­struc­tion d’une fic­tion, mais celui de la réflex­ion elle-même sur le com­ment du théâtre poli­tique, et débouche sur un pro­jet pro­téi­forme dont sont ici jetées les bases. La sec­onde par­tie, DEUTLICH WENIGER TOTE, renoue pour­tant avec une forme « dra­ma­tique », sous la forme d’un dia­logue-inter­roga­toire. Si les con­tours du sys­tème ne sont pas défi­nis, il devient cepen­dant une voix, celle d’une instance de sur­veil­lance, veil­lant à ce que le sujet se con­forme à ses règles : amuse­ment, diver­tisse­ment, con­som­ma­tion. Dans les deux dernières par­ties enfin, l’auteur reprend la parole, bataille pour ten­ter la déf­i­ni­tion de l’objet de la cri­tique ; le texte s’achève sur des notes en vue du pro­jet théâ­tral lui-même. Par-delà la mul­ti­plic­ité des références au con­texte poli­tique du con­flit, aux pris­es de posi­tion, c’est bien la démarche d’écriture, à la fron­tière entre écri­t­ure dra­ma­tique et écri­t­ure scénique, qui devient por­teuse du con­tenu cri­tique. L’explosion formelle – s’agit-il encore d’un texte ? – est pré­cisé­ment celle du monde. La fonc­tion cri­tique du théâtre, selon Falk Richter, est une fonc­tion d’information dans une démarche de « ralen­tisse­ment », qui s’oppose à la pro­duc­tion per­pétuelle de la non-infor­ma­tion.

Communication et monde du travail

Pour René Pollesch, le texte n’a de rai­son d’être que dans l’événement théâ­tral qu’on ne peut alors appel­er mise en scène. Ce posi­tion­nement fon­da­men­tal a des impli­ca­tions très con­crètes : il explique notam­ment la réti­cence de l’auteur à voir ses textes pub­liés et son refus jusqu’à présent de voir ceux-ci mis en scène par d’autres, à l’exception de Ste­fan Puch­er à Zürich en 2003 avec BEI BANKÜBERFÄLLEN WIRD MIT WAHRER LIEBE GEHANDELT. L’objet de l’exploration donne sa rai­son d’être au théâtre lui-même : traduire sur la scène la façon dont les modal­ités de l’existence sociale con­tem­po­raine impri­ment leur mar­que sur les corps et les iden­tités.

« Le prob­lème, c’est le lieu », souligne Pollesch dans un entre­tien de 2001 accordé à The­a­ter­derZeit2, en soulig­nant com­bi­en ses pièces tour­nent autour de la ques­tion du sujet dans l’espace. Celle-ci, lorsqu’elle se fait cri­tique, devient affaire de fron­tière : entre le lieu de la vie et celui du tra­vail, entre le lieu pub­lic et le lieu privé, entre le corps comme lieu des sen­ti­ments et son envi­ron­nement. La sec­onde pièce de la trilo­gie autour du « per­son­nage » d’Heidi Hoh, qui mar­que le début de la véri­ta­ble recon­nais­sance de René Pollesch dans le paysage théâ­tral ger­manophone de Lucerne à Ham­bourg, porte le titre : HEIDI HOH ARBEITET HIER NICHT MEHR ( HEIDI HOH NE TRAVAILLE PLUS ICI ).

D’emblée est posé le décalage, l’interruption du sys­tème, le brouil­lage des cartes dans la répar­ti­tion géo­graphique et exis­ten­tielle du tra­vail. De fait, les modal­ités con­tem­po­raines de celui-ci con­stituent un des sujets de réflex­ion cen­traux dans la pro­duc­tion théâ­trale de Pollesch ; cette réflex­ion qui, si l’on en croit l’auteur, part d’une réflex­ion des comé­di­ens eux-mêmes sur les pro­pres con­di­tions de leur exis­tence sociale et privée ( puisque n’ont plus cours de telles dif­férences).

C’est par la trilo­gie HEIDI HOH que René Pollesch se taille une place par­ti­c­ulière dans le champ de la « nou­velle » écri­t­ure dra­ma­tique alle­mande. HEIDI HOH, HEIDI HOH ARBEITET HIER NICHT MEHR et HEIDI HOH 3. DIE INTERESSEN DER FIRMA KÖNNEN NICHT DIE INTERESSEN SEIN, DIE HEIDI HOH HAT ont été présen­tés dans le cadre du Podewil ; ces pièces met­tent en scène trois femmes et explorent un monde du tra­vail déréal­isé, qui mar­que d’autant plus les corps et les esprits.

Comme trente ans aupar­a­vant, il s’agit ici encore aus­si de faire sauter des super­marchés, mais à coups « d’orgues de Staline dig­i­taux » désor­mais. Hei­di Hoh, anti-héroïne con­tem­po­raine, porte un @ tatoué sur la fesse et aspire à devenir une poupée pour échap­per à l’instrumenta- lisa­tion et à la com­mer­cial­i­sa­tion de ses pro­pres sen­ti­ments. Car le théâtre de Pollesch se veut résis­tance à une ten­dance pro­pre à l’économisation de l’existence : l’exigence dic­tée aux indi­vidus de devenir des « créa­teurs », c’est-à-dire des pro­duc­teurs de sens comme de marchan­dis­es. Ce ges­tus fon­da­men­tal de résis­tance déter­mine l’ensemble du tra­vail théâ­tral tel que le conçoit Pollesch, de la pro­duc­tion du texte jusqu’au rôle des comé­di­ens.

Une sec­onde « trilo­gie » de René Pollesch s’inscrit dans un cadre de tra­vail dif­férent, mais pour­suit la réflex­ion cri­tique de l’auteur. À par­tir de la sai­son 2001 – 2002, celui-ci s’installe au Prater, la scène annexe de la Volks­bühne de Berlin : il y présente en par­ti­c­uli­er trois travaux autour du thème de la ville. Quelles sont les modal­ités con­tem­po­raines de l’existence urbaine, de quelle manière les trans­for­ma­tions de celle-ci façonne les esprits et les corps : le ques­tion­nement autour du corps dans l’espace se pour­suit. STADT ALS BEUTE, INSOURCING DES ZUHAUSE – MENSCHEN IN SCHEISS-HOTELS et SEX sont joués dans le même cadre élaboré par le scéno­graphe Bert Neu­mann, trois textes qui con­stituent net­te­ment une con­ti­nu­ité par rap­port aux pièces précé­dentes.

L’auteur-metteur en scène réac­tive à des­sein, pour mieux la détourn­er de sa fonc­tion ini­tiale, l’esthétique des soap : dans un cadre unique, privé, aux couleurs vives et meublé de manière dis­parate, appa­raît avec d’autant plus de force le rejet d’une con­struc­tion de sens a pri­ori, d’une fic­tion dra­ma­tique.

On pour­rait par­ler d’un seul texte « polleschien » : une sorte de vague bal­ayant tous les champs, tous les voca­bles et les con­traintes tech­nologiques et économiques de l’existence. Les dif­férents textes fonc­tion­nent en boucle. Au sein d’une seule et même pièce, mais égale­ment d’une pièce à l’autre, les images, les références se super­posent, s’additionnent, resur­gis­sent. Ce texte, du reste, est un flux pro­duit par des « locu­teurs » : la fin de l’autonomie du sujet ban­nit de la scène le « per­son­nage ». La con­struc­tion éphémère d’une iden­tité ( chez Hei­di Hoh par exem­ple, dont on arrive à recon­stru­ire une exis­tence pro­fes­sion­nelle) est per­pétuelle­ment remise en cause. Le dia­logue dis­paraît pour laiss­er la place à l’articulation vio­lente du mal-être. Tout comme leur créa­teur se refuse à l’illusion de la fable ou de l’action, ces por­teurs de textes ( qui dans STADT ALS BEUTE par exem­ple ne sont plus désignés que par l’initiale du prénom des acteurs) ne sont donc pas des ana­lystes du présent. L’analyse impli­querait le temps de la réflex­ion, une longueur du dis­cours. Or Pollesch est bien un « accéléra­teur du temps » pour repren­dre l’expression de Tom Stromberg, qui l’a invité à œuvr­er au Deutsches Schaus­piel­haus de Ham­bourg. Comme si l’auteur don­nait une réponse pos­si­ble à l’attente d’un théâtre « accéléré » posée par Thomas Oster­meier3, alors que pré­cisé­ment les deux met­teurs en scène sont aux antipodes formels l’un de l’autre. Les « per­son­nages » n’ont cepen­dant pas le temps de cette analyse : après l’alchimie du tra­vail théorique qui inter­vient en amont de cha­cun des pro­jets, le con­tenu cri­tique est délibéré­ment con­den­sé aux dimen­sions de for­mules qui s’insèrent dans le cri des per­son­nages. Le mode d’expression polleschien est hys­térique, un terme qui demande à être redéfi­ni si l’on veut ren­dre compte de la démarche cri­tique de l’auteur. Le cri, la frénésie grotesque des « per­son­nages » polleschiens par­ticipent d’un dou­ble mou­ve­ment, oscil­lent entre le dés­espoir et la lucid­ité. C’est dans la préser­va­tion de cette ten­sion, qui échappe au men­songe de la con­struc­tion-fix­a­tion du sens, que réside le poten­tiel cri­tique d’une telle écri­t­ure pour le théâtre. Une rad­i­cal­i­sa­tion-actu­al­i­sa­tion de la for­mule de Brecht en quelque sorte : « Le pét­role est rebelle aux cinq actes »4.

  1. Voir en par­ti­c­uli­er : Hans-Thies Lehmann, Post­drama­tis­chesThe­ater, Ver­lag der Autoren, 1999. ↩︎
  2. The­ater der Zeit, Dezem­ber 2001, p. 6. ↩︎
  3. Thomas Oster­meier, « Das The­ater im Zeital­ter sein­er Beschle­u­ni­gung », The­a­ter­derZeit, Juli/ August 1999. ↩︎
  4. Bertolt Brecht, Écritssur le théâtre, La Pléi­ade, Gal­li­mard, 2000, p. 154. ↩︎

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Emmanuel Béhague
Emmanuel Béhague est docteur en études germaniques (auteur d’une thèse sur l’écriture dramatique allemande contemporaine...Plus d'info
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