Une topographie de contrastes

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Une topographie de contrastes

Le 18 Avr 2004
La fermeture du Schiller Theater en 1993, alors le plus grand théâtre allemand, par la ville de Berlin sérieusement endettée a déclenché une discussion sans fin sur les structures théâtrales et leur financement. Photo David Baltzer (1993).

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La fermeture du Schiller Theater en 1993, alors le plus grand théâtre allemand, par la ville de Berlin sérieusement endettée a déclenché une discussion sans fin sur les structures théâtrales et leur financement. Photo David Baltzer (1993).
Article publié pour le numéro
Théâtre à Berlin-Couverture du Numéro 82 d'Alternatives ThéâtralesThéâtre à Berlin-Couverture du Numéro 82 d'Alternatives Théâtrales
82
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Prom­e­nade dans la Friedrich­strasse

FAISONS un bout de chemin ensem­ble ! Mon­tons la Friedrich­strasse. C’est comme ça qu’on décou­vre le mieux le nou­veau Berlin dont on par­le tant partout. Nous com­mençons dans la par­tie sud, là où la rue toute droite à deux ban­des de cir­cu­la­tion vient de Kreuzberg et rejoint le cen­tre de Berlin à l’endroit de l’ancien Check­point Char­lie.

À l’époque de la guerre froide, Kreuzberg avait la répu­ta­tion d’être le haut lieu d’un ant­i­cap­i­tal­isme roman­tique, où les jeunes gens essayaient de trou­ver une autre façon de vivre, en dehors des lois du marché cap­i­tal­iste, en créant des menuis­eries, des com­pag­nies de taxis et des bistrots sous forme de col­lec­tifs admin­istrés par eux- mêmes. Pleine de couleurs comme l’arc-en-ciel, mul­ti­cul­turelle, poli­tique­ment cor­recte, telle devait être la vie dans la république autonome de Kreuzberg. Il en reste très peu après la chute du Mur. Les bohémiens et hors-la- loi sont par­tis vers le Pren­zlauer Berg, là où l’on trou­vait alors une offre abon­dante de loge­ments bon marchés dans des maisons com­plète­ment délabrées. Les anci­ennes entre­pris­es alter­na­tives basées sur l’exploitation per­son­nelle ont fait fail­lite ou se sont pro­fes­sion­nal­isées. Seuls les Turcs sont restés fidèles à Kreuzberg et y for­ment la troisième ville turque en impor­tance de pop­u­la­tion après Istan­bul et Ankara. Mais à la place de l’espoir de pou­voir fonder une cohab­i­ta­tion exem­plaire de dif­férentes cul­tures s’est glis­sée aujourd’hui l’inquiétude face à une sorte de ghet­to libre­ment choisi, à un cloi­son­nement, à une rad­i­cal­i­sa­tion et un aban­don des jeunes Turcs qui n’ont sou­vent que peu de for­ma­tion et donc aucune chance sur le marché du tra­vail.

À droite, au croise­ment de la Friedrich­strasse et de la Kochstrasse, on voit la mai­son d’édition du Tageszeitung (Taz), prob­a­ble­ment le pro­jet alter­natif le mieux réus­si qui appar­tient aujourd’hui à une asso­ci­a­tion. Plus loin, dans la Kochstrasse, se dresse le build­ing des édi­tions Axel Springer qui était situé à l’époque directe­ment con­tre le Mur, un con­sor­tium con­ser­va­teur dont les deux jour­naux de boule­vard influ­en­cent encore aujourd’hui l’opinion publique dans la ville. Le Taz et Springer sont les deux pôles opposés non seule­ment des Berli­nois, mais aus­si de la presse générale en Alle­magne. Le Taz qui a com­mencé, il y a 25 ans, à for­mer une opin­ion publique d’opposition, est devenu actuelle­ment pra­tique­ment le jour­nal offi­ciel de la coali­tion du SPD ( par­ti social-démo- crate) et du Grüne Partei ( les Verts). Mais mal­gré tout, ce sont les feuilles de Springer avec les seins nus et les grands titres sur la pre­mière page qui for­ment essen­tielle- ment la pen­sée des Alle­mands et de leur gou­verne­ment.

En face de la mai­son du Taz, la mai­son Haus am Check­point Char­lie occupe large­ment le coin. Ce musée du Mur célèbre les éva­sions spec­tac­u­laires de la RDA et com­mé­more les morts, ceux qui ont été fusil­lés par les gardes de la RDA lors de leur ten­ta­tive de franchir la fron­tière entre les deux Alle­magnes.

Une ques­tion qui hante les Berli­nois depuis 1990, c’est de savoir de quels morts il faut se sou­venir et à quel endroit sym­bol­ique et topographique. Les morts de ce Mur ne jouent pas de rôle dans ces réflex­ions, dans le meilleur des cas ils ser­vent d’éléments de manip­u­la­tion aux con­ser­va­teurs. Par con­tre, la dis­cus­sion sans fin sur le mon­u­ment aux Juifs européens assas­s­inés qui com­mence à pren­dre forme tout près de la Porte de Bran­de­bourg fut longtemps prépondérante. Mais que fait-on pour les autres vic­times du régime nazi, le demi-mil­lion de Tsi­ganes assas­s­inés, les homo­sex­uels tués dans les camps de con­cen­tra­tion, les hand­i­capés, ceux qu’on appelle les aso­ci­aux ? S’agit-il vrai­ment de vic­times d’un régime ou de vic­times de la com­mu­nauté alle­mande qui n’a pas refusé de suiv­re son gou­verne­ment jusqu’à la fin trag­ique ? Et qui sont les coupables ? Un musée, la Topogra­phie des Ter­rors ( Topogra­phie de la ter­reur) s’est don­né pour mis­sion d’explorer cette ques­tion qui reste tou­jours con­tro­ver­sée. Ce musée et lieu de mémoire près du par­lement berli­nois, érigé dans les caves de l’ancien quarti­er général de la Gestapo, d’une archi­tec­ture exigeante, n’arrive toute­fois pas à sor­tir de l’état pro­vi­soire. Le Land Berlin estime ne pas pou­voir se per­me­t­tre les investisse­ments pour l’achèvement du lieu à cause de l’augmentation des frais. Le gou­verne­ment fédéral rouge- vert qui a déjà repris à sa charge plusieurs des insti­tu­tions cul­turelles de la ville s’est déclaré incom­pé­tent.

Der­rière le Check­point Char­lie qui servit de point de pas­sage, jusqu’en 1990, aux familles des forces alliées, com­mence le désert de l’urbanisation mod­erne. Des façades en verre, en béton, des fenêtres alignées, tout est quad­ran­gu­laire, car­ré, fonc­tion­nel. La hau­teur pre­scrite à Berlin, à savoir qu’aucun édi­fice ne peut dépass­er cinq étages, uni­formise le paysage urbain. Le sum­mum de l’excentricité, ce sont les fon­da­tions en tri­an­gle de l’American Busi­ness Cen­ter créé par l’architecte mon­di­ale­ment con­nu Philip John­son.

Nous tra­ver­sons la Leipziger Strasse, où sont alignées à l’Est les anci­ennes rési­dences de l’époque est-alle­mande. Alors que la plu­part des citoyens de l’« État, des paysans et ouvri­ers », habitaient dans des apparte­ments délabrés avec chauffage au poêle, ou à la périphérie dans les maisons pré­fab­riquées avec du matériel bon marché, les ser­vices nationaux de loge­ment dis­tribuaient dans la Leipziger Strasse des apparte­ments rel­a­tive­ment mod­ernes et très spa­cieux. Des diplo­mates ou d’autres priv­ilégiés de l’État pou­vaient y emmé­nag­er.

Entre la Leipziger Strasse et le boule­vard Unter den Lin­den ( Sous les tilleuls ), la Friedrich­strasse se fait fastueuse : on y voit des mag­a­sins de luxe où les vendeuses bail­lent, car excep­té à l’époque de Noël, il n’y a pas beau­coup de clients ici. Les nou­veaux mil­lion­naires en dol­lars russ­es préfèrent en tout cas net­te­ment le KadeWe (Kaufhaus des West­ens – les grands mag­a­sins de l’Ouest). Sur la droite, à dix min­utes de marche, on trou­ve le quarti­er 205, un cen­tre com­mer­cial de luxe, avec du mar­bre et des fau­teuils en cuir et un patio recou­vert d’une baie vit­rée. Espoir en pierre du retour de la société aisée à Berlin. Les mêmes investis­seurs ont fait renaître l’hôtel Adlon près de la Porte de Bran­de­bourg et rêvent actuelle­ment de faire revivre les bains de mer à Heili­gen­damm sur la mer bal­tique, à 300 km de la ville, lesquels étaient fréquen­tés autre­fois par la haute bour­geoisie de Berlin.

Cette illu­sion nos­tal­gique a occupé l’opinion publique pen­dant des années après la réu­ni­fi­ca­tion de la ville. On était con­va­in­cu que Berlin pou­vait retrou­ver sans rup­ture l’époque dorée des années 1880 à 1933, l’époque où la cap­i­tale prussi­enne avait la répu­ta­tion d’être la métro­pole la plus mod­erne et ani­mée du con­ti­nent. C’était le rêve de la renais­sance de la ville indus­trielle que fut Berlin. On avait l’impression que les politi­ciens berli­nois n’avaient pas réal­isé la fin irrémé­di­a­ble de l’époque indus­trielle. Peu d’entreprises ont déplacé leurs usines sur la Spree et les entre­pris­es délabrées de l’Est implo­saient en nom­bre dans les années qua­tre-vingt-dix. Le chô­mage aug­men­tait, les rich­es s’établissaient dans les envi­rons, les recettes de la ville bais­saient. Lorsque le bal­lon de haute con­jonc­ture de l’économie sur inter­net écla­ta à la fin du mil­lé­naire et que même la banque appar­tenant au Landne put être sauvée qu’à force de sub­ven­tions de plusieurs mil­liards, la ville sor­tit de son rêve et se retrou­va avec une mon­tagne de dettes qu’elle ne pour­ra jamais rem­bours­er dans les cent ans à venir, à moins de béné­fici­er d’aides extérieures. Berlin est en fail­lite. N’est resté que le décor du spec­ta­cle de la renais­sance qui n’a jamais eu lieu.

Les Galeries Lafayette représen­tent une sorte de sym­bole de ces espoirs éteints. On avait promis, lors de l’ouverture de cet édi­fice avec l’élégant angle arron­di sur la Paris­er Strasse, que la fil­iale des grands mag­a­sins parisiens ramèn­erait le savoir-vivre français aux petits- bour­geois de la cap­i­tale. Plus tard, le bâti­ment fit par­ler de lui lorsque des tonnes de fenêtres tombèrent de la façade en verre sur la Friedrich­strasse. Par mir­a­cle, aucun pas­sant ne fut tué. Et il tient aus­si du mir­a­cle que les Galeries Lafayette aient survécu jusqu’à ce jour. Dans le meilleur des cas, quelques touristes passent les portes en verre ; à part eux, il y a unique­ment les employés des min­istères envi­ron­nants qui vien­nent s’y sus­ten­ter rapi­de­ment entre l’heure du midi dans le départe­ment ali­men­ta­tion situé au sous-sol.

En face des Galeries Lafayette, l’Institut russe — anci­en­nement sovié­tique – des sci­ences et de la cul­ture par­le d’une autre époque berli­noise. Les vain­queurs de l’histoire auraient préféré bal­ay­er sous le tapis les quar­ante ans de sou­veraineté russe sur Berlin et sur la RDA. Pour l’instant, l’édifice inau­guré en 1984, où seule la com­mu­nauté russe fête encore ses cos­mo­nautes et ses inven­teurs, empêche sym­bol­ique­ment l’effacement com­plet des événe­ments qui se sont déroulés entre 1945 et 1990.

Quelques maisons plus loin, quelques mil­i­tants pour les droits civiques en RDA et un tas de groupes de gauchistes et de démoc­rates fon­da­men­taux ont lut­té pen­dant des années pour la sauve­g­arde de la « mai­son de la démoc­ra­tie ». Aujourd’hui, plus rien ne rap­pelle l’anarchie opti­miste qui rég­nait entre le moment de la chute du Mur et l’établissement du nou­v­el ancien ordre à Berlin. Dans l’édifice clas­si­ciste fraîche­ment rénové s’est établie l’association des fonc­tion­naires alle­mands ; un restau­rant ital­ien très cher est un lieu de ren­con­tre pour fonc­tion­naires et hommes d’affaires.

En longeant le boule­vard Unter den Lin­den,on approche déjà du quarti­er des théâtres. En pas­sant la gare Friedrich­strasse qui est dev­enue ces temps-ci un grill gigan­tesque de pois­sons, on voit tourn­er l’ancien logo sur le toit du Berlin­er Ensem­ble, sur l’autre rive de la Spree. Deux rues plus loin, le Deutsches The­ater avec son petit théâtre rat­taché donne sur la place Max Rein­hardt.

Par con­tre, en tour­nant à droite « aux tilleuls », on arrive à l’université Hum­boldt où Hegel enseigna sa dialec­tique il y a 200 ans, et on tombe sur le théâtre Maxime Gor­ki fondé en 1952 avec le but d’y entretenir l’image des pièces dra­ma­tiques à thèse du réal­isme social­iste. En tra­ver­sant l’île des musées der­rière le théâtre Maxime Gor­ki, on arrive à par­tir des Hack­eschen Höfe dans l’ancien quarti­er juif (« Sche­unen­vier­tel » – quarti­er des granges) — où se trou­vent d’ailleurs les Sophien­saele du théâtre alter­natef où la choré­graphe Sasha Waltz fêtait ses pre­miers suc­cès – et après dix min­utes à pied, on tombe sur la place en tri­an­gle Rosa Lux­em­burg. Dans le ciel s’élève la tour de la télévi­sion berli­noise et devant nous se dresse le bâti­ment mon­u­men­tal de la Volks­bühne, con­stru­it en 1914, détru­it pen­dant la Deux­ième Guerre mon­di­ale et recon­stru­it avec le mar­bre de la chan­cel­lerie hitléri­enne après la guerre.

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Nikolaus Merck
Après avoir travaillé comme dramaturge au Théâtre National de Schwerin, Nikolaus Merck est actuellement critique...Plus d'info
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