8, place des Chasseurs ardennais

8, place des Chasseurs ardennais

Le 19 Jan 2005

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Jean Christophe Lauwers-Couverture du Numéro 84 d'Alternatives ThéâtralesJean Christophe Lauwers-Couverture du Numéro 84 d'Alternatives Théâtrales
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DES LIEUX peu­vent être liés à une mémoire affec­tive, mais égale­ment à une mémoire de tra­vail. Cette place, située pas bien loin du Théâtre de la Bal­samine, demeure le « lieu » où j’ai eu l’occasion de tra­vailler avec Jean-Christophe Lauw­ers. Entourée de bistrots de quartiers, d’une fri­terie bien grasse, d’antiquaires étranges, d’un mini parc où les enfants se réjouis­sent d’une bal­ançoire en mau­vais état, de chiens qui font leurs besoins un peu n’importe où, d’un marché où le « Roi du Boudin » est gage de qual­ité ; cette place donc, cette fameuse place des Chas­seurs arden­nais, est le point de con­ver­gence de nom­breuses his­toires.
D’abord, il en fut de ma ren­con­tre avec Jean-Christophe Lauw­ers, grâce à Piemme, qui me le fait ren­con­tr­er à Villeneuve‑d’Ascq, lors de la pre­mière de La Cruche cassée de Kleist, mise en scène par Janine God­i­nas et dont je suis dra­maturge. Il vient me présen­ter un numéro de TXT, revue pour laque­lle il a écrit un texte théorique. La nuit, je lis. Une théorie approx­i­ma­tive, des slo­gans un peu vite énon­cés, mais ce qui m’intéresse, c’est la syn­taxe de Jean-Christophe Lauw­ers. Plus exacte­ment sa plume comme on dit. Une gram­maire où se décline la rage, la volon­té, l’autonomie, la sépa­ra­tion d’avec le théâtre néo-clas­sique (ou néo-con­tem­po­rain !). Tout en dres­sant des fig­ures de styles, on retrou­ve pêle-mêle du Hein­er Müller, du Kleist, du Mey­er­hold, et surtout du Artaud. Il cherche à trac­er les grandes lignes d’un théâtre post-mod­erne dans la droite ligne des textes de Lyotard, Freud, Lacan, Deleuze. Dans cette gram­maire fougueuse, il dresse le por­trait de son héritage, cher­chant à énon­cer un théâtre qui ten­terait la con­cil­i­a­tion entre l’élitisme et le pop­ulisme (« Je voudrais jouer du Artaud à la fête aux boudins », me dira-t-il plus tard), un théâtre dépas­sant les grandes œuvres et accep­tant le tra­vail de la dis­sémi­na­tion. Ce texte reste la pierre à par­tir de laque­lle notre ren­con­tre fut pos­si­ble. Il me donne son adresse. Et je vais y pass­er beau­coup de temps.
Nous sommes, à cette époque, une dizaine de com­pag­nies, qui au hasard des pro­duc­tions, des copro­duc­tions, ten­tons de créer un lan­gage dif­férent dans le théâtre. Trou­ver un théâtre dif­férent, un lan­gage post-mod­erne, apte à ren­dre sen­si­ble, à ren­dre intel­li­gi­ble le trag­ique de notre vision socié­tale pour les uns, de déchiffr­er des esthé­tiques expéri­men­tales pour d’autres, de lire l’écriture con­tem­po­raine pour cer­tains. Mais les con­di­tions de nos pra­tiques sont ridicules. Dif­fi­cultés de finance­ment, dif­fi­cultés de copro­duc­tion, de dif­fu­sion. Et puis notre arro­gance ne plaît pas à tout le monde. Car on ose deman­der de la place et de la recon­nais­sance pour nos gram­maires théâ­trales. De plus l’avenir sem­ble béton­né. Nous serons à la retraite lorsque des places de direc­tion seront enfin vacantes. Nos cousins aînés (les van Kessel, Sireuil, Dezo­teux, Del­cul­vel­lerie, Pousseur…) nous regar­dent comme les touristes regar­daient ébahis les punks dans Soho. C’était l’époque du pre­mier « Fes­ti­val des Jeunes Com­pag­nies ». Nous étions tous là avec nos frères d’armes (la généra­tion de Lorent Wan­son, Frédéric Dussenne, Sylvie de Braekeleer, Xavier Lukom­s­ki, Michael Delaunoy, Char­lie Degotte, Rahim Elas­ri, Chris­tine Del­motte…) con­cen­trés dans le mini-espace d’un fes­ti­val de deux semaines. Avec des prix, des men­tions, his­toire de met­tre de la con­cur­rence entre nous. Raté. Nous nous par­lons, nous ne voulons pas de cette con­cur­rence. Nous sommes trop indépen­dants. Nous exi­geons notre autonomie mais égale­ment une recon­nais­sance de nos diver­sités esthé­tiques. Recon­nais­sance sans besoin de rival­ité.
C’est à cette époque que nous osons nous met­tre en front com­mun, et créer les « États Généraux du Jeune Théâtre »¹. Et toutes ces séances pré­para­toires, toutes ces soirées à dis­cuter de notre avenir, de notre pos­si­bil­ité à faire du théâtre, toutes ces soirées se sont tou­jours passées au 8 place des Chas­seurs arden­nais. Presque la total­ité des met­teurs en scène actuels ont tran­sité une fois ou l’autre par cette adresse. Jean-Christophe habitait au 3ᵉ et 2ᵉ étage. Une grande table, des murs noirs, une bib­lio­thèque fron­deuse, des télé­phones, des ordi­na­teurs… un apparte­ment ouvert vers la col­lec­tiv­ité et vers le tra­vail. Jean-Christophe est jeune, tout juste sor­ti de l’INSAS (il est dra­maturge d’un spec­ta­cle de Piemme mis en scène par Rahim Elas­ri et vient de fonder sa pro­pre asso­ci­a­tion avec des parte­naires artis­tiques). Il est empha­tique, intran­sigeant, dévoué à un sen­ti­ment poli­tique, auda­cieux dans ses con­tra­dic­tions. Notre ami­tié se for­ti­fie à ce moment-là.
Les « États Généraux du Jeune Théâtre » auront lieu. Provo­cante et lam­en­ta­ble céré­monie de dis­so­lu­tion face au pou­voir ! Nous ne sommes plus d’accord entre nous. Il y aura scis­sion, rup­ture, jalousie, aigreur. Cette petite col­lec­tiv­ité qui, peut-être avec une cer­taine juvénil­ité, s’attaquait aux dinosaures que sont les arcanes du théâtre en Com­mu­nauté française de Bel­gique (insti­tu­tions, finance­ment, presse, dif­fu­sion…) se dis­sout dans les tor­peurs de l’individualisme.
Au-delà de ces moments-là, Lauw­ers et moi com­mençons à tra­vailler ensem­ble. Sur des pro­jets. On a très vite envie de mon­ter une revue : deman­der des textes à des soci­o­logues, anthro­po­logues, philosophes, politi­ciens sur le théâtre con­tem­po­rain en Com­mu­nauté française ; entre­pren­dre des inter­views avec des spec­ta­teurs sur les pou­voirs sub­sid­i­ants, sur les spec­ta­cles, renouer avec un esprit cri­tique (dont on ne retrou­ve plus la moin­dre valeur dans le jour­nal­isme). Cette revue aurait dû s’intituler « Le cas Aimé » en sou­venir de Lacan pour lequel nous avons tous deux la même pas­sion. Mais cela n’aboutira pas. Tant pis. On con­tin­ue alors sur d’autres pro­jets. Et là, c’est peut-être une des per­son­nes, avec Janine God­i­nas, Sylvie de Braekeleer, et Roland Mahau­den, avec qui j’ai entre­pris un long dia­logue, une véri­ta­ble com­plic­ité sur les ten­ants de l’esthétique comme a pri­ori à toutes formes. Bien­tôt s’ensuivront des travaux divers sur des textes de Ver­heggen, de Joyce et de Kleist, de Hein­er Müller, sur le mythe de Don Qui­chotte et surtout sur cer­tains des textes pro­pres de Jean-Christophe Lauw­ers.

Emmanuelle Rouyer et Thomas Israël dans LA GUERRE SELON GIANFRANCO CAVALLISFORZA, montage de textes et mise en scène de Jean-Christophe Lauwers et Françoise Berlanger, Bunker Ciné-Théâtre, Bruxelles novembre 2000.
Emmanuelle Rouy­er et Thomas Israël dans LA GUERRE SELON GIANFRANCO CAVALLISFORZA, mon­tage de textes et mise en scène de Jean-Christophe Lauw­ers et Françoise Berlanger, Bunker Ciné-Théâtre, Brux­elles novem­bre 2000.

Juste un regret. Avant sa mort, Jean-Christophe et moi, nous voulions un jour con­fron­ter « Mans » d’Art Spiegel­man et l’écriture de Pri­mo Levi, inter­roger la Shoah, la ques­tion juive, le géno­cide. Mais comme tou­jours avec lui, on mêlait Pri­mo Levi et Mike Brant, Lanz­man et Aznavour, Bob Dylan et Freud, la Tho­ra et Brecht. C’est un thème qu’il aura finale­ment abor­dé dans Le Monde selon Gian­fran­co.

Le tra­vail de mémoire

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Écrit par Michel Bernard
Michel BERNARD est dra­maturge, auteur, met­teur en scène. Avec Unités/nomade, il aime faire tourn­er des spec­ta­cles qu’il des­tine au plus...Plus d'info
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Par Eloise Tabouret
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