J’AI COMMENCÉ À PRATIQUER L’ARTAUD.
Joyce babélisme à rebours, pas plus qui Artaud, ils divisent et relatent les griffes effacées, les rages, les entrechocs, mots pas choses, tropes du temps, flux des fragments, spirales aux mille tours dans le sac des langues.
Éric Clémens, De r’tour, TXT Éditions.
Je ne pourrai me reposer tant que ceux qui n’ont jamais voulu de moi ne seront pas éliminés.
Antonin Artaud, Cahier de Rodez, Éditions Gallimard.
L’oc, ce n’est pas nouveau, naît d’Artaud, de « L’Arve et l’aume », de l’œuf qui « narmissait à vue d’œil, s’en trouvant doc vers l’oc de l’oc humain. L’oc naît de la barbaque, du zob et du caca, l’oc naît avec la langue mastoc d’Antonin le marteau, chanteur glossalique de l’oc, tirant de toutes ses forces la boule à cris, la boule à gli. »
J’ai commencé à pratiquer l’Artaud.
Pour venger la boustifaille
la langue
— et le cru.
J’ai voulu longtemps comme Artaud me venger de ceux qui n’ont jamais voulu de moi. Des patrons-mères et centre-minets, des grossesses immondes et intrinsèquement vulgaires. J’ai voulu prendre à l’homme son tremblement inspiré.
J’ai voulu cela et je me suis trompé parce que mes tentatives étaient essentiellement poétiques. Il n’y a pas de place chez Artaud pour la poésie, pas de place pour la pose prosodique, pour la littérature, pas de place pour le verbe et le mot. Au commencement était Artaud, et la souffrance d’Artaud, et le langage vrai d’Artaud. Contiguëment était le Docteur Ferdière, Breton, et la clique des poètes suivistes (Prevel, Thomas l’assassin de la glossalie, Pichette1 le singeur inanimé…). Après était le pal de Bataille. Et l’Histoire s’arrête là. Parce que justement Artaud est « entré dans l’Histoire pour en décourager l’entrée ».
Quelques hallucinés pourtant s’y sont risqués, Prigent, Verheggen, Clémens, Le Pillouër. Je veux signifier par là que la revue TXT, qui pendant plus de vingt ans fut la seule à prendre en compte le froid premier qui s’emparait d’Artaud, fut le seul espace où l’on fit du respect terrifié qu’inspirait le Mômo autre chose que du repiquage chromo et du post-modernisme fadasse ; l’on fit de cette revue le lieu de toutes les modernités.
Parce qu’Artaud c’était le moderne. Et le moderne n’est pas l’affinement technologique du pathétisme romantique ou du politiquement correct. Le moderne aujourd’hui, c’est, comme Artaud, apprendre à désécrire avec des bâtons, le moderne c’est faire de la « décomposition française2 », c’est s’engager totalement, corps et âme dans une langue du « vitalisme pulsionnel », c’est « capter les sons qu’on a dedans » et fondre avec ça, c’est inventer un véritable « hard poétique ».
J’ai travaillé pendant deux ans, vers la fin, avec ces écrivains, et c’est là que j’ai vraiment rencontré Artaud. C’est là que j’ai décidé réellement de me lancer dans le théâtre. Non pas qu’ils y fussent eux-mêmes impliqués, bien au contraire, le théâtre leur était et leur est toujours étranger, mais parce que je croyais qu’il était vital de faire comprendre aux épiphanies de la dernière heure que la question d’Artaud pose à la scène n’est pas
« théâtre de texte ou théâtre de corps »
mais
« théâtre de langage vrai ou pas théâtre du tout ».
Il n’y a pas à être pour ou contre le théâtre d’Artaud, parce qu’Artaud ne parle pas du théâtre mais du double du théâtre. Artaud nous parle d’un théâtre où l’homme n’est pas tenu.
« Un homme quand on ne le tient pas est un animal sensuel et a en lui une espèce de tremblement inspiré », l’homme quand il n’est pas tenu devient un athlète de l’affectif, un acteur.
On touche au centre même de l’art du théâtre :
on touche au TROU DU CUL DE L’ACTEUR. Et on lui enfonce son trou au plus profond de son être. Et on le déchire. Et seulement comme cela, lorsqu’il est malade de sa viande, il trouve sa langue, celle qui dit « c’qu’on n’sait pas » : la naissance de l’homme, du langage.
Artaud c’est ça ! C’est la langue-viandox, c’est les sons qui s’extirpent du tout-au-fond, c’est le « c’qu’on n’sait pas » qui ressurgit. Et c’est pour ça qu’il est urgent de revenir à lui, c’est pour ça qu’il est urgent d’écouter (ou de voir grâce à Gérard Mordillât et Jérôme Prieur) ceux qui connaissaient la réelle souffrance d’Artaud, ceux qui savaient que lorsqu’Artaud disait qu’il était le Christ, il était le Christ.
Parce qu’au corps d’Artaud on ne touche pas.
Parce qu’au gaz puant qui le constitue on ne touche pas.

