J’accuse le monde de se mentir
J’accuse le monde de catastrophisme et d’amalgame
J’accuse ceux qui comparent Auschwitz et Timisoara
J’accuse ceux qui comparent et ne séparent rien
J’accuse ceux qui accusent la démocratie de tous les maux car ceux-là même l’ont instaurée
J’accuse les hygiénistes, les eugénistes
J’accuse les anti-fumeurs, les anti-alcooliques, j’accuse les anti
J’accuse Monsieur Propre d’avoir pris le monde en otage, j’accuse le monde de s’être laissé prendre en otage par Monsieur Propre
J’accuse le manque d’accusation et le consensus généralisé, j’accuse la démagogie, le populisme, le poujadisme, j’accuse la démocratie directe et la non-représentativité, j’accuse les hommes de refuser la politique, j’accuse la politique de refuser les hommes
J’accuse les intellectuels de vouloir devenir rois et poètes de cour, j’accuse les intellectuels de se substituer aux politiques, j’accuse les spécialistes et les experts
J’accuse les artistes de n’être que des artistes
J’accuse les artistes de croire que tout leur est dû, j’accuse les artistes de ne rien défendre qu’eux-mêmes
J’accuse le théâtre de rester archaïque, de s’interdire tout discours, j’accuse le théâtre de faire semblant que tout est comme avant
J’accuse le théâtre de faire croire qu’il ne peut sauver le monde, j’accuse le théâtre d’être trop modeste, j’accuse le théâtre de faire croire qu’il ne peut que lire des lettres sur l’ex-Yougoslavie
J’accuse les metteurs en scène de s’aimer trop, de ne pas déclencher de conflits
J’accuse les metteurs en scène de refuser de haïr, j’accuse les metteurs en scène de fabriquer des spectacles, de produire des images
J’accuse les acteurs de ne pas crier assez fort, j’accuse les acteurs de ne pas prendre le pouvoir, j’accuse les acteurs de s’excuser de passer
J’accuse les spectateurs d’accepter les conventions du théâtre, d’accepter de s’emmerder, de ne pas réagir, de ne pas quitter les salles en hurlant lorsqu’ils en ont assez du ronron merdassier des ténors de l’ennui
J’ordonne au monde de poser un regard serein sur ses déchirements
J’ordonne aux millénaristes et aux autres catastrophistes de s’immoler immédiatement
par le feu
J’ordonne l’exécution immédiate de ceux qui ne sont pas prêts à se fâcher avec leur voisin
J’ordonne la mise sous scellés du livre de la Genèse qui définit la culpabilité des hommes
dans l’affaire de l’assassinat du monde
J’ordonne aux hommes de devenir sur l’heure mégalomanes et ambitieux
J’ordonne l’arrestation immédiate et la mise au cachot de tous les paranoïdes
et tous les paranoïaques de la terre
J’ordonne à Hélène de ne plus jamais revoir les garçons
J’ordonne au pape de lire les oeuvres complètes du Marquis de Sade
Enfin, j’ordonne à tous les artistes de la planète de lire les œuvres de Vsevolod Meyerhold
et en particulier ce petit texte qu’il écrit en 1901 alors qu’il est âgé de 27 ans :
« Le désir des hauteurs n’a de raison d’être que s’il est sans compromis. Il faut se battre,
coûte que coûte. En avant, en avant, en avant ! Tant pis s’il y a des erreurs, tant pis si tout
est extraordinaire, criard, passionné jusqu’à l’horreur, désespéré au point de choquer,
de faire peur, tout sera mieux qu’une médiocrité dorée. Il ne faut jamais transiger,
mais toujours innover, jouer des feux multicolores, nouveaux, jamais vus. Les feux aveuglent,
mais ils se mettent à flamber en vifs brasiers et nous habituent à la lumière. »

