Jean-Christophe Lauwers ou les traversées d’un destin

Jean-Christophe Lauwers ou les traversées d’un destin

Le 30 Jan 2005
Philippe Gonthier et Christophe Bette-Vienne dans LES VILLES, LES HAINES de Jean-Marie Piemme, mise en scène Jean-Christophe Lauwers, Atelier Sainte-Anne, Bruxelles 1995. Photo Jorge Lein.
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Philippe Gonthier et Christophe Bette-Vienne dans LES VILLES, LES HAINES de Jean-Marie Piemme, mise en scène Jean-Christophe Lauwers, Atelier Sainte-Anne, Bruxelles 1995. Photo Jorge Lein.
Philippe Gonthier et Christophe Bette-Vienne dans LES VILLES, LES HAINES de Jean-Marie Piemme, mise en scène Jean-Christophe Lauwers, Atelier Sainte-Anne, Bruxelles 1995. Photo Jorge Lein.
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Jean Christophe Lauwers-Couverture du Numéro 84 d'Alternatives ThéâtralesJean Christophe Lauwers-Couverture du Numéro 84 d'Alternatives Théâtrales
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QUI ? Jean-Christophe Lauw­ers, écrivain et met­teur en scène de théâtre, mem­bre de la revue TXT1, fon­da­teur de la troupe du Théâtre de l’oc, mort à trente ans…
La seule et sèche men­tion de ces quelques repères de son exis­tence ne peut empêch­er de lui don­ner d’emblée une allure mythique, une tonal­ité rim­bal­di­enne. Moins du fait de sa brièveté que de son des­tin : qui ne fut pas pour lui une fatal­ité subie, mais bien au con­traire la créa­tion, libre­ment décidée, d’une exis­tence toute entière créa­trice ! Jean-Christophe Lauw­ers s’inscrit par­mi ceux, rares, qui d’un temps comp­té et dérobé ont su accom­plir leur exis­tence au point de la trans­former en généra­tion, au dou­ble sens du mot : témoins d’un âge et engen­drement !
Lorsqu’un jeune homme de dix-sept ans vint me voir parce que j’étais cen­sé représen­ter quelqu’un qui écrit dans la dite « lit­téra­ture avant-garde » (la revue TXT et ses « expéri­ences » de lan­gage pour affron­ter le réel, l’irreprésentable de la nais­sance, de la jouis­sance et de la mort), il ne me fut pas dif­fi­cile de décel­er sa sin­gu­lar­ité, plus dan­gereux même, son désir d’exception. Il en por­tait tous les stig­mates : mépris de l’école et pas­sion du savoir, assim­i­la­tion aiguë des expéri­ences qui le précé­daient et prise de dis­tance immé­di­ate avec elles, vie exas­pérée — qu’il m’énonçait dés­espérée — et pas­sion de l’écriture…
La suite n’a jamais démen­ti ce pre­mier abord. Inter­locu­teur pressé, mais agile et vig­i­lant, il assim­i­la très vite les leçons néga­tives de ses ascen­dants : de l’illusion sen­ti­men­tale-famil­iale à l’illusion révo­lu­tion­naire-poli­tique en pas­sant par l’illusion human­iste-artiste, aucun spon­tanéisme « sincère » (en écho au titre érad­i­ca­teur d’un de ses arti­cles La sincérité comme fin du théâtre2) ne trou­va jamais grâce à ses yeux. Lecteur vorace, il com­prit très vite les enjeux de la pen­sée à tra­vers les « grandes irrégu­lar­ités du lan­gage » des Bataille, Artaud ou Joyce, des Rabelais ou Sade, mais aus­si de tous les grands clas­siques de la lit­téra­ture comme du théâtre, et même de cer­tains textes mar­quants de la philoso­phie, tels ceux de Hei­deg­ger, Blan­chot et Der­ri­da, ou de la psy­ch­analyse, Freud et Lacan.
Cette boulim­ie don­nait la chair à l’os de son écri­t­ure mar­quée par la souf­france physique due à plusieurs opéra­tions chirur­gi­cales qui avaient sac­cadé, sinon saccagé, son enfance, et surtout par la révolte con­vul­sive con­tre tous les cléri­cal­ismes religieux ou poli­tiques, pro­fes­so­raux, lit­téra­teurs ou admin­is­tra­teurs.
Rien, même l’amitié, ne devait dès lors l’enchaîner. L’attention aigu­isée pour ceux qui l’avaient précédé ne l’entravait pas, l’incitait seule­ment à inven­ter ailleurs, autrement. C’est ain­si qu’il piv­ota, à titre pro­vi­soire dis­ait-il, de la lit­téra­ture vers le théâtre et que, dans l’activité théâ­trale, il tra­ver­sa d’un seul coup l’histoire la plus intense et la plus récente du théâtre, entre Jar­ry, Brecht, Artaud, Genet, Pasoli­ni ou le Liv­ing The­ater…
En sur­git le coup de force des mis­es en scène imbriquées dans une seule créa­tion, S.A.B.E.N.A., cette mise en pièce(s) de notre mémoire cul­turelle entrelacée à la mémoire exis­ten­tielle de ses jeunes acteurs. Règle­ment de comptes généra­tionnel, si l’on veut, mais qui n’avait rien d’un rejet réac­t­if de ses aînés : bien plutôt le long, immense et raison­né dérè­gle­ment de tous les con­tes !
Tra­ver­sées — le mot s’impose à moi au moment de soulign­er ce que ses inven­tions théâ­trales et scrip­turales auront fait paraître. Tra­ver­sée des orig­ines avant tout. « La réelle con­t­a­m­i­na­tion, écrit Jean-Christophe Lauw­ers, la peste [mot d’Artaud s’il en est] que le théâtre inocule à ces êtres [per­dus, que nous sommes] c’est la ques­tion des orig­ines, c’est cette ques­tion sans fond qui ramène sans cesse à l’infini, à l’impossible. »3
La tra­ver­sée, dès son com­mence­ment, sa pre­mière ten­sion, situe les orig­ines plurielles à l’infini impos­si­ble. Aucun nom ne peut la mar­quer de façon défini­tive et défini­toire, et si celui de juif a pu le hanter, c’est au sens de l’origine sans cesse tour­men­tée, affolée et réfléchie. Tra­ver­sée de l’histoire du théâtre ensuite, dans toutes ses dimen­sions, du texte à la scène ou aux scènes plutôt, des acteurs au pub­lic. « Le théâtre est hors son pla­cen­ta, il l’a quit­té parce qu’il a cru le crev­er avec des con­cepts total­isants, des théories de la com­plé­tude issues de la poli­tique pour venir manger l’art par la racine. (…) Sa marche doit être celle de la con­tin­u­a­tion, de la tra­ver­sée. Tra­ver­sée de notre mémoire cul­turelle, mais jamais d’arrêt, jamais d’apaisement, jamais d’alourdissement, jamais d’attardement, jamais de red­ite. »4
La tra­ver­sée, dans son engage­ment, est une trouée, un creuse­ment de toute sig­ni­fi­ca­tion reçue, religieuse ou poli­tique, sociale ou éthique. Les Villes, les haines, qu’il mit en scène avec des « acteurs » du quarti­er des Marolles, chercheront à laiss­er sur­gir leurs gestes et leurs paroles dans la dis­tance for­cée du jeu. Il ne s’agissait « pas de l’animation sociale » — c’étaient ses pro­pres mots — et les politi­ciens ne s’y sont pas trompés : ils refusèrent d’aider la mise en jeu de la « cause » (com­bi­en de sig­ni­fi­ca­tions à ce mot ? Ce qui provoque, ce qui se défend, ce qui par­le…) de la haine ! Ain­si, dans l’extérieur nuit, il mit les « enfants », ceux qui sont désignés de la sorte parce qu’encore sans paroles, à nou­veau en mobil­ité éclatée non pour leurs mes­sages encadrés de solu­tions, mais, écrit-il, pour « revenir juste­ment, au risque de paraître cliché [le cliché de la vio­lence], à de la matière brute et à de la matière cathar­tique pour que le spec­ta­cle soit sur le plateau et pas dans la rue »5.

Les jeunes du Club des renards dans LES VILLES, LES HAINES de Jean-Marie Piemme, mise en scène Jean-Christophe Lauwers, Atelier Sainte-Anne, Bruxelles 1995. Photo Jorge Lein.
Les jeunes du Club des renards dans LES VILLES, LES HAINES de Jean-Marie Piemme, mise en scène Jean-Christophe Lauw­ers, Ate­lier Sainte-Anne, Brux­elles 1995. Pho­to Jorge Lein.

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Écrit par Eric Clémens
Éric Clé­mens a par­ticipé à l’aventure d’écriture et de per­for­mance orale, cou­rue de 1969 à 1994 par la...Plus d'info
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