Le théâtre de Peter Zadek a constitué en Allemagne une des démarches les plus fascinantes des années 60 aux années 90. Sorte d’antipode de Peter Stein, Zadek importait d’Angleterre le plaisir et le génie d’un théâtre anarchique, provocant, imprévisible, vital. On y trouvait du show, du cirque, du grand-guignol, et d’autres formes que l’on rencontre dans les revues ou les variétés ; une sorte de jouissance spontanée du jeu qu’on pouvait aisément prendre pour un manque de professionnalisme. Le théâtre signé Zadek était « imparfait » par principe : sans la stylisation ultime (qui au théâtre finit si souvent en froideur), sans la rationalité étudiée (si fréquente dans le théâtre allemand). L’intérêt pour le non-harmonieux, le curieux, le laid y prédominait sur le désir du style et de la perfection. Le théâtre de Zadek pouvait sembler cru et simpliste, et en même temps tendre, raffiné, retenu. Toujours vivace, il frôlait souvent la frontière du ridicule, du raté, de l’insupportable. Et souvent aussi, il dépassait cette frontière. Chaque représentation devenait un risque. Le théâtre de 1Zadek, c’était l’anarchie naissant du désir du vrai. Au lieu de l’ordre systématique, il y avait des moments génialement étranges, de l’aventure, de l’imprévisible. Au lieu de la précision formelle, on trouvait le risque, l’imprévisible créativité, la vie.
L’acteur Ulrich Wildgruber a été un centre d’énergie, une figure hautement controversée, une sorte d’emblème du théâtre de Peter Zadek. Comme il le déclare lui-même : « Il aura été durant toute ma vie un acteur situé absolument au centre de mon travail… J’aimais comme un maniaque travailler avec Wildgruber parce qu’il dispose de l’imagination la plus active, la plus vivace, la plus développée de tous les acteurs que je connaisse. »2 Pour Zadek, ce qui compte dans le théâtre, ce n’est pas le résultat qu’on va déclarer au public en tant que professionnels souverains, mais le procès de la co-imagination dans les répétitions. Plus que d’autres metteurs en scène, Zadek pense le théâtre « du dedans ». Il vise moins le résultat, le produit réalisé et montré au monde que le processus vivant et conflictuel qui se vit dans chaque acteur, et entre eux. On aspire certainement à partager cette expérience avec les spectateurs. Mais cette expérience même reste l’essentiel. Il considérait Ulrich Wildgruber comme un des meilleurs acteurs qu’il ait jamais connus3, parce qu’il était capable de réaliser des choses qu’aucun autre acteur ne pouvait faire, mais surtout parce qu’il avait « de l’imagination ». Ce qu’ils avaient en commun, c’était le plaisir de la découverte, la haine du mensonge au théâtre, le dégoût des conventions bien établies — ces conventions que la critique et le public tendent tellement à confondre avec le professionnalisme. Il s’agissait d’ailleurs avant tout d’une relation de travail, tout l’intérêt, toute la fascination, tout l’amour se jouait là. En dehors du théâtre, le contact personnel entre Zadek et Wildgruber resta distant, et il semble que dans les dernières années de la vie de Wildgruber, cette distance se soit encore creusée davantage. À la question : « Comment était la collaboration avec Wildgruber ? », Zadek répond en décembre 2000 : « Nous avons commencé ensemble enfants. Wildgruber était plus jeune que moi, mais au fond nous étions du même âge. Je n’étais pas le grand maître. J’ai accepté ses absurdités. On avait un échange mutuel. Tantôt c’était moi qui me voyais forcé de mettre Wildgruber en forme, parce que lui ne le faisait pas, et tantôt c’était Wildgruber qui devait me mettre en forme… Dans une production, cette situation (qui n’était jamais verbalisée) se produisait très souvent. Nous n’avions presque jamais de conversations… »4
Né en 1937 à Bielefeld et décédé tragiquement en 1999, Ulrich Wildgruber joua ses premiers rôles importants sous Claus Peymann et Hans Neuenfels. Il connut son premier succès majeur en 1968 dans le Kaspar de Handke, rôle qu’il considérait comme le plus important qu’il ait interprété ; il joua ensuite dans La Tragédie optimiste sous la direction de Peter Stein à la Schaubühne, en 1971. La collaboration Zadek / Wildgruber a débuté en 1972, et s’est poursuivie durant des décennies. Très vite, on en vint à considérer Wildgruber comme le protagoniste hypertypique, comme l’emblème même de l’esprit du théâtre de Zadek. Plus que d’autres acteurs et actrices (formidables eux aussi) que Zadek a su rassembler autour de lui, il incarnait un acteur sauvage, anarchique, profondément idiosyncrasique, non dompté et non domptable par le professionnalisme ambiant, une sorte d’anti-acteur, en même temps doté d’une magie, d’un charme incontestable, difficile à expliquer. Cela n’a pas empêché Wildgruber d’être l’objet d’une controverse constante, admiré et critiqué jusqu’à l’anéantissement. On le trouvait énervant, parce qu’il était souvent difficile de comprendre ce qu’il disait sur scène. Il avait une mauvaise diction, peu claire, souvent trop rapide. Une écoute attentive permettait cependant de goûter une mélodie particulière, étrange, belle. Mais beaucoup de critiques (et de spectateurs) trouvaient sa manière de parler insupportable, maladroite, outrée, avec ses accentuations insolites ainsi que son langage corporel au rythme étrange. Zadek restait peu impressionné par ces réactions et continuait de collaborer avec lui. Après son interprétation dans Kleiner Mann, was nun ? (Petit homme, quoi faire ?) de Hans Fallada en 1972, dans Le Marchand de Venise et Époque glaciale de Tankred Dorst en 1973, Wildgruber (qui n’avait que 35 ans) a interprété Lear puis, en 1975, Hjalmar dans Le Canard sauvage. Dans la longue série de mises en scène de Shakespeare par Zadek suivait Othello en 1976, qui fit grand scandale, puis Hamlet en 1977, avec chaque fois Wildgruber dans le rôle principal. En 1978, il fut Léonte dans Le Conte d’hiver. Il a joué dans beaucoup d’autres mises en scène de Zadek, par exemple dans Hedda Gabler, puis Alceste dans Le Misanthrope et, comme une sorte d’apogée, le Dr. Schöning dans Lulu en 1988 (la mémoire du théâtre a d’ailleurs retenu une chute périlleuse en arrière dans un grand escalier). En 1999, il joue Polonius dans Hamlet. En novembre de la même année, il prend le train vers la Nordsee, définitivement.
Le secret de la présence particulièrement intense de Wildgruber réside en partie dans le fait que sa manière et ses gestes sautillants étaient, pour ainsi dire, véritablement inscrits dans son corps, dans son physique, dans sa voix, dans son visage. Une sorte d’hystérie panique l’enveloppait tout entier, il semblait sensuel et maladroit en même temps. Dans sa gesticulation, le corps, littéralement propulsé ou arrêté, semblait être traversé subitement par des chocs d’énergie. Ces palpitations, un tressaillement, une brusque volte-face, un haussement des épaules — tout cela se propageait à son corps entier.
Ses yeux brusquement grands ouverts jetaient des éclairs ; avec ses cheveux longs sur la nuque, ses mouvements lui conféraient un comique étrange, un air de dérangement profond, moitié fou, moitié clochard. Son jeu était double : on pouvait y noter le sérieux, le dévouement absolu, mais on y trouvait aussi une sorte de clin d’œil vers le public. Zadek disait de lui, à propos de son interprétation de Hjalmar Ekdal dans Le Canard sauvage, que « ce n’était pas à proprement dit Hjalmar Ekdal mais c’était Wildgruber imaginant ou créant comment ce pourrait être avec cet Hjalmar Ekdal. »5 Brechtisme paradoxal dans cet acteur si profondément non-brechtien, dans un théâtre tellement anti-Brecht.
À cette mélodie des mouvements correspondait une sorte de singsang de la voix. Chez Wildgruber, les mots semblaient sortir de la bouche avec une certaine pression, comme si une tendance à les supprimer venait d’être vaincue. Il parvenait à rendre palpable une sorte de lutte perpétuelle contre une pudeur secrète, une résistance, une gêne profonde, qui voulaient empêcher la parole. Dans ces moments où la parole est importante, nous connaissons cette peur et cette honte qu’on doit vaincre pour que « ça parle ». Chez Wildgruber, dans ce souffle, cet arrêt, cette naissance de la langue, on trouvait toute la tragi-comédie, la solitude ultime, la difficulté de communication. En un instant, ses mots semblaient s’adresser uniquement à lui-même, retomber, retourner littéralement au-dedans de son corps, puis brusquement, l’accent et l’emphase se plaçaient sur un seul mot, un vocable, et dès lors ce son atteignait l’autre avec une énergie étrange. Travail artistique profond.6
Avec son corps massif, son large dos, sa grande tête chauve, son visage ridé, le front haut, il n’était pas beau. Il suait, la peur et l’effort du jeu n’étaient pas cachés. Ses gestes et ses mouvements étaient précis mais saccadés, comme forcés par la pression d’une impulsion du moment. Un petit mouvement, un tressaillement semblaient prendre possession de tout ce corps lourd. Ses mimiques — il se dandinait souvent comme un gros bébé — laissaient percevoir un manque de « technique » conventionnelle. Mais la communication passait. C’était une passion palpable, une fureur du jeu qui semblait avoir pris possession de cet acteur. Et cela induisait si souvent la vie et la vérité du théâtre, une expérience tellement précieuse, qu’on était prêt à lui pardonner ses fautes, la mécanique plate, l’usage trop aisé de son vocabulaire — des abus dans lesquels le grand acteur, lui aussi, pouvait se perdre. Dans les moments les plus tragiques, son style de jeu virait au grotesque, au comique, rendant visible l’humain d’ici-bas, la poésie (ainsi que l’actrice Eva Mattes caractérisait son jeu) qui transforme le plus simple dans le signe du désir d’une vie autre. Dans son interprétation d’Othello, Wildgruber était un clown tragique, qui s’écriait, rageait, chassait sa femme tandis que son fard noir salissait de plus en plus le corps d’Eva Mattes qui interprétait Desdémone. L’audience était partagée entre la rage, le rire, la fascination et l’incompréhension. Un critique comme Hellmut Karasek y a vu « un des moments les plus touchants du théâtre moderne ».
C’était le théâtre Zadek in nuce, théâtre signé Zadek / Wildgruber : préférant plutôt être considéré comme primitif pour éviter le danger de la perfection stérile. C’était du théâtre jusque dans la langue, un contact physique, un érotisme de la révélation radicale de soi-même, une jouissance hautement ambiguë parce que tout y est avoué : la peur, l’agressivité, la honte, la solitude de l’homme simple et universel. On avait souvent l’impression que l’acteur Wildgruber restait seul : seul dans le cosmos fictif du drame, seul dans son dialogue intime avec le personnage qu’il interprétait, seul avec lui-même. Mais il savait projeter la force de son travail dans l’imaginaire des spectateurs — pourvu qu’ils soient prêts à se laisser aller dans l’aventure d’une telle exploration d’une intériorité normalement inaccessible. L’intensité de son jeu venait peut-être précisément du risque du ridicule, de l’embarrassant. Il se donnait tout entier, ne se cachait guère derrière le paravent de la forme, du sérieux forcé, recours si utile pour tant d’acteurs. Il ne voulait et ne pouvait cacher la vulnérabilité et le sentiment de l’homme comme être insupportablement raté. Cela allait de pair avec une modestie remarquable. Ce n’était pas de la coquetterie lorsque, dans une de ses dernières interviews, il se qualifiait de « mauvais acteur ». Mais il transformait l’imparfait en une qualité plus profonde, et en faisait l’essence même de son jeu. Peter Zadek a noté : « […] Il faudrait reconsidérer le thème de l’embarrassant […], du désagréable, du dégoûtant, du repoussant, du non-délicat, du non-nuancé, etc. […] J’arrive lentement de plus en plus à la conviction que le jeu sur scène commence seulement là où il est ressenti comme embarrassant par l’acteur. […] Bien sûr, il y a une différence […], il y a l’embarrassant qui résulte d’un manque de ressources et d’imagination, et puis il y a l’embarrassant qui résulte du fait qu’un acteur a le courage de découvrir quelque chose qu’il ne faut pas découvrir dans notre société. »7 La même chose pourrait être dite de l’esprit du théâtre de Peter Zadek dans ses grands moments. Tout comme le jeu de Wildgruber, ce théâtre évitait le pathos conduisant à la rhétorique, au mensonge, aux pièges de la « maîtrise ». Ce jeu anarchique, libre, souvent brutal et choquant évitait ce type de pathétique, risquait l’échec pour ne pas manquer le meilleur, le moment précieux de la vérité du théâtre.
- Je ne traite ici que de la période Zadek – Wildgruber. Zadek, qui aura 60 ans en 2006, a continué de mettre en scène après la mort de Wildgruber, notamment Rosmersholm en 2000, Mère Courage et Peer Gynt en 2004. ↩︎
- Peter Zadek, Das wilde Ufer (Le Rive sauvage), Köln, 1994, p. 131 sqq. On note que le titre allemand présente une étrange paronomasie du mot Wildgruber. ↩︎
- Ibid., p. 282. ↩︎
- Klaus Dermutz, Die Außenseiter-Welten des Peter Zadek, 2001, p. 202. ↩︎
- Ibid., p. 132. ↩︎
- Wildgruber était un amateur des beaux-arts, il aurait aimé être artiste, sculpteur, musicien ; il écrivait de petits textes. Arnulf Rainer a d’ailleurs réalisé une fascinante série de Übermalungen, des photos-portraits de Wildgruber. ↩︎
- Ibid., p. 107. ↩︎



