L’acteur perdu
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L’acteur perdu

Le 16 Jan 2006
Article publié pour le numéro
Les liaison singulières-Couverture du Numéro 88 d'Alternatives ThéâtralesLes liaison singulières-Couverture du Numéro 88 d'Alternatives Théâtrales
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Michel Bézu.
Michel Bézu.

Longtemps je n’ai envis­agé de faire de films qu’avec M. B.
Dans ces films, qui furent des aven­tures de jeunesse, M. B. est au cen­tre de l’image, qua­si omniprésent. Point focal où son image, en regard de la caméra, focalise un regard — le mien, for­cé­ment. Je l’ai su, jusqu’à l’hallucination (le ciné­ma est hal­lu­ci­na­tion) : M. B. était mon dou­ble. Mon Je dans la gram­maire non cod­i­fiée du ciné­ma. Une présence le moins pos­si­ble « physique », quand j’y repense, à la lim­ite de l’abstraction. Une sorte d’idéal (pour moi) de ce que Deleuze nomme « le non-acteur pro­fes­sion­nel »1 (pour le dis­tinguer de l’acteur non pro­fes­sion­nel qui ten­ta le néo-réal­isme et, ajouterais-je, du « mod­èle » bres­sonien). Lignée Léaud. Deleuze par­le d’« acteurs-médi­ums, capa­bles de voir et de faire voir plus que d’agir »2.
Sauf qu’il y avait aus­si, chez M. B., de l’acteur, et que tout résidait peut-être dans cette ten­sion de chaque instant entre non-jeu et jeu, entre efface­ment (volon­taire), blancheur imposée (par moi), et con­struc­tion (sans per­son­nage cepen­dant, presque sans), jusqu’au pos­si­ble lyrisme (mais suff­isam­ment souligné pour qu’on perçoive la dis­tance), jusqu’à la théâ­tral­ité. M. B. était aus­si un « jeune pre­mier » et, ne l’étant pas, ou m’imaginant ne pas l’être (de toute façon, je ne suis pas comé­di­en), j’avais besoin, je crois, que mon dou­ble filmique le soit, ou de m’imaginer qu’il le soit. Une sorte de moi idéal, donc — pro­jeté dans une fig­ure qui me con­ve­nait : moi, mince à l’époque, en plus grand mais pas trop (je n’aurais pas pu me pro­jeter dans une armoire à glace, par exem­ple), et mieux dess­iné. Un « jeune pre­mier » brechtien. M. B. jouait sur la frange étroite entre jeu et non-jeu. Son phrasé, très éloigné du « naturel » ciné­matographique, pou­vait être théâ­tral. M. B. venait du théâtre. Et moi j’y allais, tra­ver­sant le ciné­ma en direc­tion du théâtre.
Longtemps j’ai écrit mes pièces (et aus­si, étrange­ment, mes romans) en pen­sant à lui, et à une cer­taine qual­ité de « non-jeu » bien plus ciné­matographique que théâ­tral : une présence, un point focal, un cen­tre évidé. Mais entre mes pre­mières pièces et la pre­mière créa­tion d’une de mes pièces, M. B. avait cessé de jouer. Du reste, il avait déjà cessé de jouer lorsqu’il jouait dans mes films. Pour être pré­cis, il avait cessé de jouer entre le deux­ième et le troisième (il y en eut qua­tre, en ce temps-là ; il y en aurait encore un, beau­coup plus tard, sans lui, un acci­dent en somme). Il avait cessé de jouer au théâtre mais se tolérait encore comme acteur au ciné­ma. Comme s’il tolérait la caméra mais ne sup­por­t­ait plus la présence, la sienne.
Il serait faux de dire que j’ai cessé de penser à lui ensuite. Je crois que je n’ai jamais cessé. J’ai fait le deuil de lui et les fig­ures que je pro­jette, écrivant pour le théâtre, doivent garder quelque chose, dans l’immatérialité pro­pre à l’écriture, de l’acteur per­du. J’ai cessé de faire des films, ça oui.

  1. Gilles Deleuze, Ciné­ma 2. L’Image-temps, Édi­tions de Minu­it, 1985, p. 31. ↩︎
  2. Idem. ↩︎
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Écrit par Joseph Danan
Joseph Danan est auteur et maître de con­férences à l’In­srirur d’Érudes théâ­trales (Paris IIISor­bonne Nou­velle). Il col­la­bore régulière­ment...Plus d'info
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