Un coffre-fort de l’âme slave

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Le 26 Jan 2006

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Les liaison singulières-Couverture du Numéro 88 d'Alternatives ThéâtralesLes liaison singulières-Couverture du Numéro 88 d'Alternatives Théâtrales
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Ma ren­con­tre avec Iri­na Vav­ilo­va, que je con­nais­sais unique­ment de nom pour son tra­vail en Russie, a été « homérique ». Ce fut une sorte de com­plot à l’instigation d’Edith Rap­poport, alors direc­trice du Théâtre 71 de Malakoff, et de son com­pagnon, Jacques Liv­chine. Il faut savoir qu’Irina a eu une car­rière très impor­tante dans le théâtre clas­sique à Moscou, au Théâtre Maly. Mais elle a suivi son mari, Gérard Conio, un uni­ver­si­taire qui, après un périple très long à tra­vers toutes les républiques de l’URSS, est ren­tré en France. Elle a décidé de le suiv­re et de renon­cer à sa car­rière d’actrice. En France, elle s’est liée d’amitié avec Edith Rap­poport et Jacques Liv­chine, et c’est Edith qui lui a dit : « Je con­nais un petit jeune qui fait du théâtre et qui utilise des langues dif­férentes. » Edith a organ­isé un repas chez elle à Malakoff en nous réu­nis­sant tous. Avec « vod­ka, cor­ni­chons et harengs », qui sont les trois couleurs du dra­peau slave, pan-slave même, nos langues se sont déliées entre le rire et les larmes. À ce moment-là, je pré­parais une pièce pour le Car­go de Greno­ble, notre pre­mière grosse pro­duc­tion par rap­port à nos petits moyens de l’époque. Il s’agissait de L’Attrapeur de rats d’Alexan­der Grine, sans doute en 1989. Je cher­chais une actrice, qu’elle fût russe, slovène, slo­vaque ou même française. Ma ren­con­tre avec Iri­na a été un choc. Sa per­son­nal­ité m’a tout de suite touché et il y a eu une immé­di­ate famil­iar­ité entre nous. Nous nous séparons à la fin du repas, et je quitte Malakoff, où nous étions en train de jouer La Petite Won­der.

Mais j’ai tou­jours cette dame en tête. Je lui écris, je l’appelle et, avec une sécher­esse inhab­ituelle chez moi, je lui dis : « Si tu es d’accord, viens à la gare de Greno­ble tel jour. En tout cas, j’y serai. » C’était un jour de neige, le train arrive en gare de Greno­ble, nous sommes là en plein Tchékhov… Et je vois cette actrice descen­dre du train. On la con­duit sur les lieux de tra­vail, puis à l’hôtel qui était per­du dans la mon­tagne, pas très loin du Ver­cors. Le lende­main, les doigts sur la cou­ture du pan­talon, elle était prête à tra­vailler. Moi, pas du tout. C’est-à-dire que j’étais dans une sorte de cir­con­vo­lu­tion, je tour­nais autour du motif sans pou­voir l’aborder. Il faut savoir que si l’on abor­de une pan­thère du mau­vais côté, elle s’en sou­vien­dra tou­jours. La ren­con­tre est alors ratée. Donc, je tour­nais autour… Il y avait les acteurs, dont Jean-Pierre Holle­becq qui est un résis­tant de l’époque et qui joue d’ailleurs en ce moment dans Les Bou­tiques de Can­nelle. Il y avait aus­si des musi­ciens venus de Berlin et du Dane­mark. Iri­na Vav­ilo­va tient une journée, sur scène, seule, à ne rien faire. Il faut pré­cis­er que, dans le théâtre français, l’important est de tra­vailler, même si c’est pour rien, même si ça ne servi­ra pas. Il faut s’entraîner comme les sportifs, aller dans la piscine et faire des longueurs. Pour moi, au con­traire, les voir faire des longueurs et tous les exer­ci­ces inhérents à ce genre de pra­tique, cela me fatiguait pour eux. Je préférais de loin les regarder vivre, voir com­ment ils se sai­sis­saient d’un verre à table, com­ment ils entre­pre­naient une dis­cus­sion. C’était un tra­vail presque micro­scopique, sur lequel j’allais ensuite tra­vailler en dis­ant aux acteurs : « Vous êtes dans une boîte à chaus­sures, je suis ento­mol­o­giste, vous êtes des insectes. Je vous regarde et, après, je vous sélec­tionne dans le rôle qui vous con­vient le mieux. »
Quelques jours plus tard, alors qu’on allait au théâtre en minibus, je m’arrête dans une phar­ma­cie pour acheter de la vit­a­mine C — parce qu’il fai­sait quand même très froid. Elle descend du minibus et, dans la phar­ma­cie, elle me saisit le col, me soulève du sol et me dit : « Dis donc, quand est-ce qu’on va tra­vailler ? » Cela fai­sait presque une semaine que l’on tour­nait en rond devant le sujet. Je lui ai expliqué : « Mais, Iri­na, on a com­mencé le tra­vail. On peut bien sûr déjà se met­tre à tra­vailler sur scène, mais j’ai besoin d’un déclic. » Elle m’a répon­du avec un geste de dépit de la main. On a con­tin­ué encore un peu cette errance vers des ter­res nou­velles, tout douce­ment, tout douce­ment. Et un jour, le déclic est venu, d’une sec­onde à l’autre.
Aujourd’hui, lorsque de nou­veaux acteurs arrivent et ron­chon­nent dans leur barbe nais­sante, c’est elle qui leur dit : « Ne t’inquiète pas, tout va bien se pass­er. Ici, ce n’est pas comme en France : il a l’esprit slave, il attend le moment. » Le temps est très impor­tant. En fait, si les théâtres sont fab­riqués par les char­p­en­tiers de marine, il y a aus­si au théâtre des dic­tons de la marine, c’est-à-dire que le temps, c’est le temps. Ni le temps ni la marée n’attendent l’homme : il faut la saisir ou rester à quai.
Aujourd’hui, Iri­na est ma grande sœur. Pour rien au monde elle ne per­me­t­trait que quelqu’un dise du mal de notre tra­vail. Un tra­vail qui est resté intact, inchangé, avec bien sûr quelques amé­nage­ments, quelques influ­ences parce qu’on a vu d’autres troupes, nos ancêtres, des gens for­mi­da­bles.

Je voudrais faire une petite digres­sion. Lorsque je tra­vail­lais à l’Opéra de Nice pour met­tre en scène De la mai­son des morts de Janáček, il y avait par­mi les solistes David Bar­rell, un bary­ton, une super­star inap­prochable. Il m’est venu une idée : alors qu’il n’intervenait qu’au troisième acte pour un mono­logue de vingt min­utes, instant où tout se dénoue, je voulais qu’il soit présent dès les pre­miers actes, en fond de scène, bouche cousue, debout, dos au pub­lic. Je soumets mon idée au mae­stro. Il me regarde, roulant des yeux, con­sterné, et me prévient : « Ne faites pas cela. » Les autres solistes accourent. Tous me sou­ti­en­nent que c’est une folie et que je vais met­tre le pro­jet en péril. Moi, incon­scient, je me pré­cip­ite dans la loge de David Bar­rell qui m’accueille en me pré­cisant : « Si vous par­venez à me con­va­in­cre, si votre idée est juste, je le ferai. » Je lui expose ce que je veux, je lui par­le de sa stature, de la ten­sion qu’il va apporter. Il me répond :

« Mais bien sûr. Pourquoi n’y avait-on pas pen­sé avant ? » J’avais les cheveux en bataille : le met­teur en scène ressem­blait à un épou­van­tail.

Je voudrais ajouter une nou­velle digres­sion. En descen­dant un jour en minibus de cette mon­tagne du Ver­cors enneigée et dans la tour­mente, avec tous les acteurs de L’Attrapeur de rats, je vois deux skieurs qui font du stop. Je m’arrête pour les faire mon­ter à bord. Alors qu’ils nous annon­cent qu’on peut les dépos­er à Greno­ble, et même au théâtre, je recon­nais tout à coup dans le rétro­viseur le vis­age de David Bursztein — qui est aujourd’hui sur scène avec nous dans Les Bou­tiques de Can­nelle. Il y a donc une sorte de con­jonc­tion de hasards. Kan­tor dis­ait tou­jours : « L’avenir agit à coups de hasard. » Peut-être que si je n’avais pas pris David Bursztein en stop dans la tour­mente de neige avec la fille qui allait me sec­ouer dans la phar­ma­cie et me soulever les pieds du sol, David ne serait pas là aujourd’hui.

Donc, ce n’est pas une ren­con­tre, mais plusieurs ren­con­tres. Une autre ren­con­tre, vrai­ment faramineuse, fut celle du mari d’Iri­na Vav­ilo­va, Gérard Conio, qui a été un maître pour moi, et l’est d’ailleurs tou­jours. Il est pro­fesseur d’université en langues ori­en­tales. C’est une per­son­ne d’une très grande éru­di­tion qui par­le couram­ment le russe, le polon­ais, le tchèque, le slo­vaque et l’italien. Il a une sci­ence incroy­able. Ce Gérard Conio est devenu notre dra­maturge, il m’a aidé à dépouiller tout cet amon­celle­ment, toute la richesse de l’histoire de l’Autriche-Hongrie, une péri­ode qui m’a intéressé. Ou encore une toute autre his­toire, celle du Golem.

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Écrit par Znorko Wladyslaw
Chan­tal Hurault est tit­u­laire d’une thèse de doc­tor­at con­sacrée à l’œuvre théâ­trale de Wla­dys­law Znorko et à l’esthétique...Plus d'info
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