Ma rencontre avec Irina Vavilova, que je connaissais uniquement de nom pour son travail en Russie, a été « homérique ». Ce fut une sorte de complot à l’instigation d’Edith Rappoport, alors directrice du Théâtre 71 de Malakoff, et de son compagnon, Jacques Livchine. Il faut savoir qu’Irina a eu une carrière très importante dans le théâtre classique à Moscou, au Théâtre Maly. Mais elle a suivi son mari, Gérard Conio, un universitaire qui, après un périple très long à travers toutes les républiques de l’URSS, est rentré en France. Elle a décidé de le suivre et de renoncer à sa carrière d’actrice. En France, elle s’est liée d’amitié avec Edith Rappoport et Jacques Livchine, et c’est Edith qui lui a dit : « Je connais un petit jeune qui fait du théâtre et qui utilise des langues différentes. » Edith a organisé un repas chez elle à Malakoff en nous réunissant tous. Avec « vodka, cornichons et harengs », qui sont les trois couleurs du drapeau slave, pan-slave même, nos langues se sont déliées entre le rire et les larmes. À ce moment-là, je préparais une pièce pour le Cargo de Grenoble, notre première grosse production par rapport à nos petits moyens de l’époque. Il s’agissait de L’Attrapeur de rats d’Alexander Grine, sans doute en 1989. Je cherchais une actrice, qu’elle fût russe, slovène, slovaque ou même française. Ma rencontre avec Irina a été un choc. Sa personnalité m’a tout de suite touché et il y a eu une immédiate familiarité entre nous. Nous nous séparons à la fin du repas, et je quitte Malakoff, où nous étions en train de jouer La Petite Wonder.
Mais j’ai toujours cette dame en tête. Je lui écris, je l’appelle et, avec une sécheresse inhabituelle chez moi, je lui dis : « Si tu es d’accord, viens à la gare de Grenoble tel jour. En tout cas, j’y serai. » C’était un jour de neige, le train arrive en gare de Grenoble, nous sommes là en plein Tchékhov… Et je vois cette actrice descendre du train. On la conduit sur les lieux de travail, puis à l’hôtel qui était perdu dans la montagne, pas très loin du Vercors. Le lendemain, les doigts sur la couture du pantalon, elle était prête à travailler. Moi, pas du tout. C’est-à-dire que j’étais dans une sorte de circonvolution, je tournais autour du motif sans pouvoir l’aborder. Il faut savoir que si l’on aborde une panthère du mauvais côté, elle s’en souviendra toujours. La rencontre est alors ratée. Donc, je tournais autour… Il y avait les acteurs, dont Jean-Pierre Hollebecq qui est un résistant de l’époque et qui joue d’ailleurs en ce moment dans Les Boutiques de Cannelle. Il y avait aussi des musiciens venus de Berlin et du Danemark. Irina Vavilova tient une journée, sur scène, seule, à ne rien faire. Il faut préciser que, dans le théâtre français, l’important est de travailler, même si c’est pour rien, même si ça ne servira pas. Il faut s’entraîner comme les sportifs, aller dans la piscine et faire des longueurs. Pour moi, au contraire, les voir faire des longueurs et tous les exercices inhérents à ce genre de pratique, cela me fatiguait pour eux. Je préférais de loin les regarder vivre, voir comment ils se saisissaient d’un verre à table, comment ils entreprenaient une discussion. C’était un travail presque microscopique, sur lequel j’allais ensuite travailler en disant aux acteurs : « Vous êtes dans une boîte à chaussures, je suis entomologiste, vous êtes des insectes. Je vous regarde et, après, je vous sélectionne dans le rôle qui vous convient le mieux. »
Quelques jours plus tard, alors qu’on allait au théâtre en minibus, je m’arrête dans une pharmacie pour acheter de la vitamine C — parce qu’il faisait quand même très froid. Elle descend du minibus et, dans la pharmacie, elle me saisit le col, me soulève du sol et me dit : « Dis donc, quand est-ce qu’on va travailler ? » Cela faisait presque une semaine que l’on tournait en rond devant le sujet. Je lui ai expliqué : « Mais, Irina, on a commencé le travail. On peut bien sûr déjà se mettre à travailler sur scène, mais j’ai besoin d’un déclic. » Elle m’a répondu avec un geste de dépit de la main. On a continué encore un peu cette errance vers des terres nouvelles, tout doucement, tout doucement. Et un jour, le déclic est venu, d’une seconde à l’autre.
Aujourd’hui, lorsque de nouveaux acteurs arrivent et ronchonnent dans leur barbe naissante, c’est elle qui leur dit : « Ne t’inquiète pas, tout va bien se passer. Ici, ce n’est pas comme en France : il a l’esprit slave, il attend le moment. » Le temps est très important. En fait, si les théâtres sont fabriqués par les charpentiers de marine, il y a aussi au théâtre des dictons de la marine, c’est-à-dire que le temps, c’est le temps. Ni le temps ni la marée n’attendent l’homme : il faut la saisir ou rester à quai.
Aujourd’hui, Irina est ma grande sœur. Pour rien au monde elle ne permettrait que quelqu’un dise du mal de notre travail. Un travail qui est resté intact, inchangé, avec bien sûr quelques aménagements, quelques influences parce qu’on a vu d’autres troupes, nos ancêtres, des gens formidables.
Je voudrais faire une petite digression. Lorsque je travaillais à l’Opéra de Nice pour mettre en scène De la maison des morts de Janáček, il y avait parmi les solistes David Barrell, un baryton, une superstar inapprochable. Il m’est venu une idée : alors qu’il n’intervenait qu’au troisième acte pour un monologue de vingt minutes, instant où tout se dénoue, je voulais qu’il soit présent dès les premiers actes, en fond de scène, bouche cousue, debout, dos au public. Je soumets mon idée au maestro. Il me regarde, roulant des yeux, consterné, et me prévient : « Ne faites pas cela. » Les autres solistes accourent. Tous me soutiennent que c’est une folie et que je vais mettre le projet en péril. Moi, inconscient, je me précipite dans la loge de David Barrell qui m’accueille en me précisant : « Si vous parvenez à me convaincre, si votre idée est juste, je le ferai. » Je lui expose ce que je veux, je lui parle de sa stature, de la tension qu’il va apporter. Il me répond :
« Mais bien sûr. Pourquoi n’y avait-on pas pensé avant ? » J’avais les cheveux en bataille : le metteur en scène ressemblait à un épouvantail.
Je voudrais ajouter une nouvelle digression. En descendant un jour en minibus de cette montagne du Vercors enneigée et dans la tourmente, avec tous les acteurs de L’Attrapeur de rats, je vois deux skieurs qui font du stop. Je m’arrête pour les faire monter à bord. Alors qu’ils nous annoncent qu’on peut les déposer à Grenoble, et même au théâtre, je reconnais tout à coup dans le rétroviseur le visage de David Bursztein — qui est aujourd’hui sur scène avec nous dans Les Boutiques de Cannelle. Il y a donc une sorte de conjonction de hasards. Kantor disait toujours : « L’avenir agit à coups de hasard. » Peut-être que si je n’avais pas pris David Bursztein en stop dans la tourmente de neige avec la fille qui allait me secouer dans la pharmacie et me soulever les pieds du sol, David ne serait pas là aujourd’hui.
Donc, ce n’est pas une rencontre, mais plusieurs rencontres. Une autre rencontre, vraiment faramineuse, fut celle du mari d’Irina Vavilova, Gérard Conio, qui a été un maître pour moi, et l’est d’ailleurs toujours. Il est professeur d’université en langues orientales. C’est une personne d’une très grande érudition qui parle couramment le russe, le polonais, le tchèque, le slovaque et l’italien. Il a une science incroyable. Ce Gérard Conio est devenu notre dramaturge, il m’a aidé à dépouiller tout cet amoncellement, toute la richesse de l’histoire de l’Autriche-Hongrie, une période qui m’a intéressé. Ou encore une toute autre histoire, celle du Golem.

