Une vitalité radieuse

Une vitalité radieuse

Entretien avec Eugenio Barba

Le 24 Jan 2006
Iben Nagel Rasmussen et Eugenio Barba, entraînement vocal, Holstebro, 1967. Photo Roald Pay.
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Les liaison singulières-Couverture du Numéro 88 d'Alternatives ThéâtralesLes liaison singulières-Couverture du Numéro 88 d'Alternatives Théâtrales
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Pour bon nom­bre de spec­ta­teurs fidèles de l’Odin Teatret, Iben Nagel Ras­mussen est dev­enue une fig­ure emblé­ma­tique. Peut-être incar­ne-t-elle dans la durée le pro­jet d’exigence per­son­nelle et d’autodiscipline d’Euge­nio Bar­ba ?

Iben est entrée à l’Odin Teatret en 1966 quand le groupe a été accueil­li à Hol­ste­bro, dans une com­mune du Jut­land danois de 20 000 habi­tants. Dans les pre­mières années de cet exil géo­graphique, de 1966 à 1974, Euge­nio Bar­ba est présent quo­ti­di­en­nement dans la salle de tra­vail, et l’entraînement est par­ti­c­ulière­ment mus­clé. L’Odin bâtit les fon­da­tions de son théâtre-lab­o­ra­toire. Euge­nio Bar­ba a tou­jours été recon­nais­sant envers les acteurs qui, dans l’ombre, ont con­stru­it l’Odin Teatret, et grâce aux­quels il gag­n­era une recon­nais­sance inter­na­tionale à par­tir de 1969 avec Ferai. En 1974, Torgeir Wethal (Norvégien, mem­bre fon­da­teur de l’Odin Teatret en 1964 à Oslo), rompu à l’acrobatie et qui occupe une place priv­ilégiée grâce à la con­fi­ance par­ti­c­ulière qu’il accor­da à Euge­nio Bar­ba dès les pre­miers temps, décide de ne plus s’entraîner. À par­tir de 1971, Iben Nagel Ras­mussen éla­bore un entraîne­ment indi­vidu­el à par­tir d’exercices nou­veaux. C’est elle qui for­mera ensuite cer­tains des jeunes acteurs : Sil­via Ric­cia­rdel­li et Toni Cots. Dans Min Fars Hus en 1972, elle révèle sa vital­ité excep­tion­nelle d’actrice, sauvage, éro­tique, musi­cale.
D’autre part, Iben a tou­jours su impos­er ses pro­jets indi­vidu­els au sein de l’Odin Teatret. Elle monte ses pro­pres groupes d’acteurs : Far­fa en 1980 (jusqu’en 1985) et Videnes Bro (Le Pont des vents) à par­tir de 1989. En ce sens, sa posi­tion est là aus­si exem­plaire de celle des acteurs de l’Odin Teatret : une grande indi­vid­u­a­tion dans un esprit de corps.

Raphaëlle Doy­on. — Le 10 novem­bre 1998, vous présen­tiez les acteurs de l’Odin à Bologne dans un sémi­naire inti­t­ulé Lab­o­ra­toire pour un fan­tasme. Com­ment infil­tr­er la tur­bu­lence du théâtre dans le prochain mil­lé­naire. Et vous dites ceci : « Il y a plus de trente ans que je fais du théâtre avec Iben. Si elle me quit­tait, pour moi, ce serait une tragédie. J’espère que c’est aus­si un peu comme cela pour elle. »
Pour de nom­breux spec­ta­teurs de l’Odin Teatret, Iben est dev­enue à par­tir de Min Fars Hus en 1972 une actrice emblé­ma­tique. Vous portez à Iben une affec­tion toute par­ti­c­ulière. Est-ce que vous pour­riez nous expli­quer com­ment s’est tramée cette rela­tion entre elle l’actrice et vous, le directeur de théâtre-lab­o­ra­toire et met­teur en scène ?

Euge­nio Bar­ba. — Je ressens envers Iben un amour pro­fond, et ce mot doit être com­pris dans toutes ses man­i­fes­ta­tions émo­tion­nelles : d’abord attache­ment et affec­tion, mais aus­si plaisir de l’avoir à côté de moi quand je plonge dans l’exploration d’un nou­veau spec­ta­cle ; grat­i­tude pour les émo­tions qu’elle m’a don­nées comme actrice ; orgueil de l’avoir inspirée à trou­ver son pro­pre chemin de maître ; com­plic­ité pour les quar­ante années de rigueur, de décou­vertes, de lib­erté, d’aventures et de ren­con­tres ; et aus­si ten­dresse en voy­ant ses forces fléchir avec l’âge et sa volon­té de ne pas céder. Cela dit, je dois avouer que je ressens cet amour envers tous les acteurs de l’Odin qui, pen­dant des décen­nies, ont partagé leur vie avec moi.

R. D. — C’est Iben qui a imposé à l’Odin en 71 un entraîne­ment dif­férent du train­ing col­lec­tif que les acteurs suiv­aient — prin­ci­pale­ment celui que venaient enseign­er Cies­lak et Gro­tows­ki pen­dant les sémi­naires. C’est elle qui a cousu de nou­velles tenues de tra­vail col­orées pour ne plus porter les académiques noirs pen­dant le train­ing. C’est elle qui, dans un pre­mier temps en dehors de ses heures de tra­vail à l’Odin, a for­mé les jeunes acteurs (par exem­ple Toni Cots et Sil­via Ric­cia­rdel­li) qui entreront ensuite à l’Odin Teatret. Elle a réal­isé ces pro­jets, puis vous les avez accep­tés. J’aimerais avoir votre sen­ti­ment rétro­spec­tif sur la façon dont les propo­si­tions « rebelles » d’Iben vont redéfinir cer­taines des ori­en­ta­tions de l’Odin Teatret, et para­doxale­ment lui per­me­t­tre de redé­cou­vrir les moti­va­tions de sa démarche de théâtre-lab­o­ra­toire ?

E. B. — Vous devez faire atten­tion à ne pas oubli­er les détails qui sont décisifs pour saisir la dynamique intérieure de notre groupe, et surtout à ne pas con­fon­dre les effets avec les caus­es.
Il est incon­testable qu’Iben ait eu une force inno­va­trice dans de nom­breuses sit­u­a­tions, et qu’elle a ouvert des per­spec­tives inat­ten­dues quand elle a com­mencé à inven­ter des exer­ci­ces. Mais de sem­blables per­spec­tives avaient déjà vu le jour avec Torgeir Wethal, un des acteurs fon­da­teurs de l’Odin Teatret ; il avait la capac­ité de trans­fig­ur­er les exer­ci­ces emprun­tés au train­ing des acteurs de Gro­tows­ki. Torgeir avait fait éclater la cara­pace gym­nique et matérielle des exer­ci­ces, atteignant lumi­nosité, incan­des­cence, trans­parence. Il m’a fait pressen­tir que le train­ing avait un sens pro­fond que je n’étais pas encore capa­ble d’appréhender. Ma prise de con­science, due aux résul­tats de Torgeir, con­cer­nait le ver­sant « spir­ituel » des exer­ci­ces, com­plé­men­taire à celui de l’organicité et de la présence scénique dont j’ai repéré les principes grâce à l’anthropologie théâ­trale.
En réal­ité, pen­dant les pre­miers dix ans de l’Odin Teatret, c’est Torgeir, et en par­tie Else-Marie Laukvik, actrice elle aus­si fon­da­trice de l’Odin, qui vont intro­duire les nou­veaux acteurs au train­ing de l’Odin, tou­jours sous ma super­vi­sion. En 1975, quand l’Odin atteint le faîte de sa pop­u­lar­ité, nous sommes entourés de beau­coup de jeunes qui désirent s’unir à notre groupe. Iben insiste pour que nous nous ouvri­ons à cer­tains d’entre eux, je fais la sourde oreille pour des motifs irréfuta­bles : j’avais le nom­bre d’acteurs dont j’avais besoin, je ne pou­vais pas assumer un fardeau péd­a­gogique et économique sup­plé­men­taire. Aug­menter le nom­bre des acteurs aurait fait éclater la dynamique du groupe dont l’effectif restreint était fon­da­men­tal pour moi. Mais je pro­po­sai à Iben d’« adopter » des élèves à con­di­tion qu’elle en assume la respon­s­abil­ité péd­a­gogique et surtout économique. Iben « adop­ta » ain­si trois élèves. Or, cette solu­tion n’a rien à voir avec la rébel­lion, plutôt avec la capac­ité de con­cili­er des besoins très divers. Depuis le suc­cès de Ferai en 1969, j’étais con­scient que l’Odin pou­vait dur­er seule­ment par la capac­ité para­doxale de se renou­vel­er par des trem­ble­ments de terre. J’ai pen­sé que la propo­si­tion d’Iben pou­vait génér­er ce type de trem­ble­ments de terre. En plus, tout de suite après, cette sit­u­a­tion a aidé à résoudre de graves prob­lèmes. Tage Larsen, un acteur que j’appréciais beau­coup, voulait se mari­er avec une jeune fille anglaise, Julia Var­ley, qui orbitait depuis quelques mois autour de l’Odin en s’efforçant d’y entr­er. Je ne tenais pas à m’en occu­per. Ain­si Tage aus­si a pu « adopter » Julia, qu’il épousa aus­sitôt, tan­dis qu’Iben avait déjà « adop­té » Toni Cots, avec qui elle vivait. L’« adop­tion » revi­tal­isa les rela­tions au sein du groupe, respon­s­abil­isa les acteurs plus jeunes (Iben et Tage), et surtout réso­lut un prob­lème de vie privée. Grâce à l’« adop­tion », l’Odin a décou­vert sa nature endogame, qui a per­mis de tou­jours garder un noy­au de cou­ples, évi­tant en par­tie les déser­tions pour cause de prob­lèmes famil­i­aux.
Cette expli­ca­tion n’enlève rien à l’exceptionnelle générosité d’Iben et de Tage envers leurs élèves. Ils arrivaient à cinq heures du matin pour s’entraîner avec eux (tous les autres arrivaient à sept heures), et quand le tra­vail se ter­mi­nait env­i­ron vers cinq heures, ils con­tin­u­aient. Ils les guidaient dans les méan­dres des rela­tions et des règles tacites de l’Odin, savaient leur trou­ver des tâch­es pour les ren­dre utiles et les inté­gr­er au groupe ; par-dessus tout, ils les pro­tégeaient de mon « indif­férence ».

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Écrit par Raphaëlle Doyon
For­mée à l’École Jacques Lecoq et à l’Institut d’Études théâ­trales de la Sor­bonne Nou­velle, Raphaëlle Doy­on ter­mine actuelle­ment...Plus d'info
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