Une vraie respiration

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Le 25 Jan 2006

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Les liaison singulières-Couverture du Numéro 88 d'Alternatives ThéâtralesLes liaison singulières-Couverture du Numéro 88 d'Alternatives Théâtrales
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Il y a dans la vie des ren­con­tres qui sont des tour­nants décisifs. Ces tour­nants nous deman­dent de pren­dre des déci­sions car­di­nales et nous aident à mûrir. J’ai d’abord franchi les étapes du par­cours clas­sique des comé­di­ens russ­es : à l’issue du con­cours du Con­ser­va­toire, l’École Chtchep­kine, j’ai été engagée au Théâtre Maly de Moscou. C’est au cours d’une tournée au Kaza­khstan que tout a bas­culé. J’ai ren­con­tré Gérard Conio, alors pro­fesseur de français à l’Université d’Alma-Ata, dans le cadre des échanges cul­turels. Ce fut le début d’une série de dilemmes qui m’ont chaque fois amenée à pren­dre des déci­sions. Ces tour­ments ont été béné­fiques, ils m’ont aidée à sor­tir des sen­tiers bat­tus. Lorsque, après notre mariage, Gérard a été obligé de quit­ter l’Union sovié­tique, il a fal­lu que je tranche défini­tive­ment entre ma car­rière et ma famille. J’ai choisi ma famille. Gérard a ensuite été nom­mé à Bratisla­va où je l’ai suivi. Là, j’ai créé une troupe de théâtre, j’ai don­né des cours. Je mon­tais des spec­ta­cles bilingues sur des textes d’auteurs russ­es.

Arrivée en France, même si la langue me man­quait, je voulais con­tin­uer dans la créa­tion. J’ai eu la chance de ren­con­tr­er un met­teur en scène d’origine russe, Jacques Liv­chine. Il a su s’accommoder de mes lacunes et j’ai fait plusieurs spec­ta­cles avec lui. On a noué une grande ami­tié. Mais j’étais gênée par ma rela­tion au texte, je n’arrivais pas à trou­ver en français la même res­pi­ra­tion qu’en russe. Les images ne me venaient pas comme lorsque je jouais en russe. Je pense que le vrai bar­rage a prin­ci­pale­ment été ma grande nos­tal­gie. J’ai quand même con­tin­ué. Après avoir mon­té deux spec­ta­cles dans lesquels je m’étais énor­mé­ment investie, je n’en pou­vais plus. J’ai décidé d’arrêter le théâtre, les cours, tout. C’est après avoir pris cette réso­lu­tion que j’ai, de façon inat­ten­due, ren­con­tré Wla­dys­law Znorko à l’occasion d’un dîn­er chez Edith Rap­poport, alors direc­trice du Théâtre de Malakoff. La soirée a été très ami­cale et très « slave ». Puis le temps a passé. Quelques mois plus tard, Wla­do m’a pro­posé de par­ticiper à un spec­ta­cle d’après L’Attrapeur de rats d’Alexan­der Grine. Redé­mar­rer me sem­blait impens­able. Surtout, je ne voulais pas faire de com­pro­mis. Pour moi, comme pour tout le monde en Russie, le théâtre est sacré. Même si on est salarié, ce n’est pas un méti­er : le théâtre, c’est ton cre­do, ta vie. En faisant des com­pro­mis, on s’épuise, on perd sa con­vic­tion, on se perd soi-même. Là-bas, je tra­vail­lais avec plusieurs met­teurs en scène per­ma­nents au Théâtre Maly, ce qui était très enrichissant. Mais ici, en décou­vrant un autre sys­tème de tra­vail, j’ai com­pris que je pou­vais choisir. C’est la solu­tion que j’ai adop­tée : je ne voulais pas jouer avec l’un puis l’autre, courir à droite à gauche. Voilà pourquoi j’ai énor­mé­ment hésité, je ne voulais repren­dre qu’à con­di­tion d’un pro­jet vrai­ment val­able.

Je me sou­viens lorsque je suis arrivée à la gare de Greno­ble. Wla­do était avec Jean-Pierre Holle­becq et Patrice Gou­bier, ses com­pagnons de tra­vail de longue date. Je me suis mise à leur par­ler de tout ce que j’avais lu afin de me pré­par­er pour le spec­ta­cle, de la nou­velle, du des­tin d’Alexan­der Grine. Puis ils m’ont emmenée au théâtre où j’ai vu le décor qui était splen­dide. Si en Russie, on passe plusieurs mois à faire des lec­tures à table avant d’aller sur scène, sans le décor, chez Wla­do on tra­vaille dès le pre­mier jour avec le décor, la lumière et la musique. Donc tout le monde tra­vail­lait, s’agitait, les comé­di­ens trans­portaient des objets, mais aucun tra­vail sur scène tel que j’y étais habituée. Je ne com­pre­nais rien. Le deux­ième et troisième jour, pareil. Je pen­sais que ce n’était pas pos­si­ble, je me demandais ce que je fai­sais là. Je me sen­tais de plus en plus désta­bil­isée. Un jour, je suis entrée dans une phar­ma­cie pour acheter des médica­ments. Wla­do y était. Je lui ai fait une vraie tirade ! Même si je ne l’ai pas for­mulé, j’étais prête à par­tir. Il a com­pris. Après, il nous a don­né, à moi et à tous les comé­di­ens, des thèmes d’improvisation, juste des petites choses. Cela a déclenché en moi des sen­ti­ments vrais, totale­ment mélangés, un peu comme un effet de cathar­sis. C’est-à-dire que tu as ta douleur, tes pen­sées pro­pres et qu’elles sont trans­for­mées, trans­posées dans les propo­si­tions qu’il te donne. J’ai eu un sen­ti­ment très fort, je n’avais jamais pen­sé avoir une telle pro­fondeur. Dans le théâtre de texte, on est emmené par le texte mais en même temps on se cache der­rière lui. Là, on se fatigue beau­coup plus parce qu’on tra­vaille sans filet, même si on a des jalons qu’on ne peut pas dépass­er, comme la musique et la lumière qui nous cadrent. Tout de suite après ces impro­vi­sa­tions, j’ai su que c’était « ça ». J’ai saisi que toute cette vie autour, les fêtes, les films qu’il nous mon­tre, nous font partager son univers. Et c’est déjà le tra­vail. À par­tir de là, une con­fi­ance et une croy­ance totales se sont instal­lées.

En plus, je pou­vais par­ler russe, le mélanger avec le français, garder mes fautes. Je pou­vais con­serv­er tout mon bon­heur et mes douleurs en les traduisant dans les per­son­nages qu’il me don­nait et qu’on a inven­tés ensem­ble — parce que nous, les comé­di­ens, nous devenons en quelque sorte « co-réal­isa­teurs ». Je ne sais pas com­ment, mais il nous capte, il détecte ce qu’on est. Il aime la matière que nous sommes, il aime les gens, tous. Je pense qu’il nous perçoit mieux que nous ne nous com­prenons nous-mêmes. Il n’a pas besoin de con­naître tous les détails de nos vies passées parce qu’il tra­vaille avec la matière du présent, dans le présent : on est là, à ce moment-là. Il y a quelque chose que je n’ai jamais vécu ailleurs : il parvient à nous ramen­er et à nous offrir des choses telles que, après, on vit autrement. On sort dif­férent de ses créa­tions, on pense dif­férem­ment.

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