Alain Platel, l’art de la fugue

Alain Platel, l’art de la fugue

Le 16 Juil 2006
VSPRS d'Alain Platel, d’après LES VÊPRES À LA VIERGE de Monteverdi. Photo Chris Van Der Burgbt.
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VSPRS d'Alain Platel, d’après LES VÊPRES À LA VIERGE de Monteverdi. Photo Chris Van Der Burgbt.
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COMMENT ÇA MARCHE, la Bel­gique ? Vu de loin (Paris, 1h et quelques pous­sières de Thalys), on n’en a qu’une vague idée. Un roi, des Fla­mands et des Wal­lons, un peu­ple introu­vable, et Brux­elles en travaux. Brux­elles juste­ment, ven­tre mou d’une Europe assim­ilée à l’épou­van­tail de sa « bureau­cratie », de ses « déci­sions » et autres « direc­tives ». Alors, de loin, on s’y intéresse le temps d’une mon­stru­osité (« l’af­faire Dutroux ») ou, plus récem­ment, d’un trag­ique fait divers qui fait descen­dre dans la rue 80 000 per­son­nes pour une marche silen­cieuse après le meurtre d’un ado­les­cent de 17 ans tué pour son lecteur MP3. La rumeur avait vite cou­ru qui désig­nait un agresseur « de type nord-africain ». On sait, depuis, que la pioche était mau­vaise. Je remon­tais un esca­la­tor de la gare du Midi quand un jeune type, sans doute maghrébin, venant en sens inverse, un écou­teur sur l’or­eille, s’exclama, sans for­fan­terie, mais avec un cer­tain soulage­ment dont on dev­inait la joie : « C’é­tait pas un Maro­cain ! ». À ce moment-là, m’est revenu, un peu à la manière d’une décharge élec­trique, ce titre d’un spec­ta­cle d’Arne Sierens, PAS TOUS LES MAROCAINS SONT DES VOLEURS, que j’avais sans doute trou­vé, à l’époque de sa créa­tion, un peu osé. De la même façon que j’avais trou­vé osée, ou pour le moins trou­blante, la séquence finale du fameux spec­ta­cle d’Alain Pla­tel, BONJOUR MADAME, COMMENT ALLEZ-VOUS, IL FAIT BEAU, IL VA SANS DOUTE PLEUVOIR, ETC., au couts de laque­lle un danseur déplaçait du pied le corps apparem­ment inan­imé d’un enfant au sol. Ce soir-là, à Ams­ter­dam où j’avais décou­vert le spec­ta­cle, un spec­ta­teur s’é­tait levé et avait bruyam­ment quit­té la salle en protes­tant. Il y a des choses qui ne se lais­sent pas regarder tran­quille­ment, surtout lorsqu’elles ren­voient au tabou d’une réal­ité enfouie. Alain Pla­tel, orthopéd­a­gogue de for­ma­tion, a longtemps asso­cié des enfants à ses spec­ta­cles. L’af­faire Dutroux n’é­tait pas encore passée par là, et après coup, dans un cli­mat délétère, Pla­tel fut même soupçon­né d’on ne sait quelle vicis­si­tude. Mais voilà, il arrive fréquem­ment que la danse, dans ce qu’elle butine du réel, « traque les pul­sions anonymes qui tra­versent une époque », comme le dis­ait une choré­graphe française, Cather­ine Diver­rès.

Car si on peut aimer la danse pour elle-même, dans l’engendrement organique de ses lignes de flux, et accepter dans la foulée de Mer­ce Cun­ning­ham que le mou­ve­ment soit « expres­sif en lui-même », indépen­dam­ment de toute inten­tion nar­ra­tive, on peut aus­si aimer la danse dans son impureté voyageuse, sa façon de franchir des fron­tières (géo­graphiques ou esthé­tiques) sans passe­port, de con­t­a­min­er des espaces, d’ac­cueil­lir le cos­mopolitisme des gestes et des corps, et de faire valdinguer le bal des iden­tités. Alain Pla­tel porte en lui cette impureté. Il n’est issu d’au­cun Con­ser­va­toire, pas même d’une école des Beaux-Arts comme cer­tains de ses devanciers (Jan Fab­re et Jan Lauw­ers), et est entré dans la danse par effrac­tion, comme on met les pieds dans le plat.

Il m’a été don­né de décou­vrir son tra­vail dans un lab­o­ra­toire de chimie, en 1987 au fes­ti­val Klap­stuk, à Leu­ven. Cette année-là, out­re Trisha Brown, Steve Pax­ton dan­sait ses VARIATIONS GOLDBERG, Anne Tere­sa De Keers­maek­er sig­nait sa pre­mière mise en scène, à par­tir d’un texte de Hein­er Müller, et Jan Fab­re présen­tait les par­ties glaciale­ment dan­sées d’un opéra à venir, DAS GLAS IM KOPF WIRD WOM GLAS. Dans les salles désaf­fec­tées de l’ancienne fac­ulté de chimie, une petite dizaine d’artistes (danseurs, plas­ti­ciens, vidéastes) par­tic­i­paient au pro­jet ALCHEMIE, par­cours- spec­ta­cle en neuf sta­tions. Par­mi eux, Alain Pla­tel sig­nait à peine une danse, juste un trépigne­ment de groupe, godil­lots aux pieds, sac­cadé et joyeux. STABAT MATER en 1984, MANGE P’TIT COUCOU en 1986, avaient déjà fondé un cer­tain reg­istre Pla­tel (« les sen­ti­ments, la fron­tière entre frus­tra­tion et psy­chose, la ten­dresse, l’a­gres­siv­ité, la naïveté sincère, inno­cente et menaçante, l’ab­surde frôlant le kitsch, l’amour cynique et ten­dre », dis­ait alors la cri­tique).

Avec BONJOUR MADAME, COMMENT ALLEZ-VOUS, IL FAIT BEAU, IL VA SANS DOUTE PLEUVOIR, ETC. en 1993, Pla­tel sig­nait son SACRE DU PRINTEMPS, son HUIT ET DEMI, sa FUREUR DE VIVRE. C’é­tait la pre­mière fois, en tout cas, qu’un tel « infra-monde » révéla­teur de toute une « marge » sociale était à ce point porté sur scène. Le moment était oppor­tun : le soci­o­logue et philosophe Pierre Bour­dieu avait écrit sa MISÈRE DU MONDE et, dans la foulée, le tube de la « frac­ture sociale » grim­pait soudaine­ment au hit-parade des laïus élec­toraux. Pla­tel fut vite cat­a­logué choré­graphe de la mouise, adepte d’un nou­veau réal­isme social. Cliché pass­able­ment réduc­teur : le réxlisme de Pla­tel, s’il existe, n’est en rien soci­ologique : il con­siste à saisir, dans une palette de tem­péra­ments et de corps, les traits d’une vérité humaine. Et il y a alors, entrelacés, du sor­dide et du mag­nifique,
de l’exhibitionnisme et de l’intime, du ten­dre et de l’ironique, du vio­lent et du frag­ile.

VSPRS d'Alain Platel, d’après LES VÊPRES À LA VIERGE de Monteverdi. Photo Chris Van Der Burgbt.
VSPRS d’Alain Pla­tel, d’après LES VÊPRES À LA VIERGE de Mon­tever­di. Pho­to Chris Van Der Burg­bt.

C’est cela que mon­tre Pla­tel, dans un alliage unique de grâce et de triv­i­al­ité, de grotesque et de sub­lime. Icon­o­claste, il com­pose pour le con­cours de Bag­no­let de suc­cu­lentes PIÈCES DE CONCOURS qui tour­nent en déri­sion l’e­sprit d’une com­péti­tion choré­graphique. Les jurés ont mod­éré­ment appré­cié, mais Pla­tel per­siste et signe en organ­isant en Bel­gique sa pro­pre man­i­fes­ta­tion, le « con­cours du meilleur solo de danse belge » où se pré­cip­i­tent jeunes danseurs de dis­cothèques et de quartiers paumés. Sidi Lar­bi Cherkaoui émerg­era de cette « com­péti­tion ». À Lis­bonne, lors du SKITE 94, il lance l’idée d’une per­for­mance en forme de dîn­er, où des danseurs pro­fes­sion­nels conçoivent et impro­visent un duo avec un quidam ren­con­tré dans la ville. À Gent, out­re sa com­pag­nie, Pla­tel tra­vaille alors avec Vic­to­ria, une struc­ture de pro­duc­tion qui intè­gre le « jeune pub­lic » à ses pro­jets. C’est dans ce cadre qu’il crée, avec Arne Sierens, un épatant MODER & KIND, por­trait ten­drement cynique d’une famille délabrée ; puis BERNADETJE dans un fameux manège d’au­tos tamponneuses;etencore MOUCHETTE (un hom­mage explicite au ciné­ma de Robert Bres­son).

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Écrit par Jean-Marc Adolphe
Jean-Marc Adolphe est rédacteur en chef de la revue Move­ment. Il a été con­seiller artis­tique au Théâtre de...Plus d'info
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