En quête d’un langage scénique

En quête d’un langage scénique

Le 2 Oct 2006

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Article publié pour le numéro
Couverture du Numéro 90-91 - Marc Liebens
90 – 91
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Le par­cours de Marc Liebens dans le monde du théâtre ne suit pas la ligne aujourd’hui sou­vent toute tracée de l’école de théâtre puis de l’entrée, éventuelle­ment assistée, dans la pro­fes­sion. D’abord, Liebens est wal­lon, né à Mon­teg­née, et sa pra­tique se sou­vien­dra longtemps du croise­ment par­ti­c­uli­er de l’art et du poli­tique observ­able dans l’histoire de la cul­ture wal­lonne. Après une can­di­da­ture en sci­ences poli­tiques et sociales et une for­ma­tion de pho­tographe, il devient patron de bar à Spa. Or, la ville de Spa est la ban­lieue esti­vale du Théâtre Nation­al de Bel­gique dirigé par Jacques Huis­man, qui tente de dif­fuser le plus large­ment pos­si­ble par­mi la pop­u­la­tion un « grand » théâtre human­iste. Un théâtre qui ne fera pour­tant pas l’impasse sur Brecht ni sur Dario Fo, mais dans des formes clas­siques et policées — n’était un cer­tain con­tre­poids apporté par Jean-Claude Huens, Pierre Debauche ou Ottomar Kre­j­ca.

Pré­cisé­ment, la pra­tique et l’esthétique de Kre­j­ca impres­sion­nent Liebens, qui se rap­proche du TNB, sera l’assistant de Pierre Debauche sur un pro­jet qui n’aboutit pas, puis tra­vaille en tant que délégué aux rela­tions extérieures au Théâtre du Parc. Il ren­con­tre alors Jean Lefébu­re, qui, lui, s’occupe des rela­tions avec le pub­lic au TNB et qui a suivi le tra­vail de Roger Plan­chon et de Pierre Debauche. Ayant obtenu une bourse de la Fon­da­tion belge de la Voca­tion, Lefébu­re éla­bore avec Marc Liebens et la comé­di­enne Janine Patrick le pro­jet d’un théâtre dans un quarti­er pop­u­laire de Brux­elles.
L’époque est à la con­tes­ta­tion de la démoc­ra­ti­sa­tion théâ­trale pra­tiquée par le TNB. Une cri­tique adressée au nom d’une moins grande pas­siv­ité du pub­lic et fondée sur le motif de l’animation. C’est donc avec l’objectif de faire du théâtre et de l’animation dans une com­mune pop­u­laire de Brux­elles qu’est con­sti­tuée une ASBL en juin 1969.

Le choix se porte sur la com­mune de Saint-Gilles car elle présente une impor­tante pop­u­la­tion d’ouvriers et de tra­vailleurs immi­grés. Ce tis­su social appa­raît comme un ter­rain idéal pour une expéri­ence d’animation théâ­trale dont le but revendiqué est d’attirer de nou­veaux publics.
Le pro­jet séduit les autorités com­mu­nales, et plus par­ti­c­ulière­ment le bourgmestre Jacques Franck, qui cher­chait à établir une infra­struc­ture cul­turelle dans sa com­mune. Celle-ci investit énor­mé­ment pour accueil­lir la com­pag­nie. Elle rachète une anci­enne salle de ciné­ma qu’elle réamé­nage et équipe entière­ment. Pour 39 mil­lions de francs belges de l’époque, elle crée une salle de théâtre-ciné­ma, une galerie d’exposition, une salle plus petite et poly­va­lente, ain­si qu’un foy­er. En out­re, la com­mune prend en charge les salaires de seize per­son­nes, les frais admin­is­trat­ifs et de fonc­tion­nement. Le Min­istère de la Cul­ture sou­tient égale­ment le pro­jet et établit une con­ven­tion stip­u­lant l’obligation de mon­ter au moins un auteur belge par sai­son. En con­trepar­tie, l’équipe s’engage à pro­duire des spec­ta­cles, mon­ter des expo­si­tions, mais aus­si à men­er un tra­vail d’éducation per­ma­nente appuyé sur l’animation socio-cul­turelle. Le Théâtre du Parvis ouvre offi­cielle­ment en sep­tem­bre 1970.

L’expérience fit long feu, mal­menée par des dis­sen­sions internes qui con­duisirent au départ de Lefébu­re. Mais elle avor­ta surtout à cause du con­flit ouvert avec les autorités com­mu­nales, en désac­cord notam­ment avec une pra­tique théâ­trale perçue comme éli­tiste et qui ne rassem­blait pas la pop­u­la­tion du quarti­er dans une salle à ce point sub­ven­tion­née. En dépit de ses mis­sions, le Parvis refuse, en effet, de sac­ri­fi­er au leit­mo­tiv d’un théâtre pop­u­laire qui sig­ni­fierait un rabat­te­ment de la recherche formelle sur la lis­i­bil­ité d’un mes­sage. Il refuse le leurre d’un spec­ta­teur pop­u­laire comme ter­rain vierge, neu­tre, sur lequel fonder un théâtre éman­ci­pa­teur.

En choi­sis­sant de mon­ter Vous vivez comme des porcs de John Arden, le Parvis choisit un texte qui par­le de la dis­crim­i­na­tion, des minorités, des groupes immi­grés mar­gin­al­isés dans une ville ouvrière. Il cherche donc à ren­voy­er, en miroir, une série de ques­tions à la pop­u­la­tion de Saint-Gilles. Or, ce pub­lic pop­u­laire visé ne va pas au théâtre et le tra­vail d’animation ne parvient pas à invers­er cette ten­dance lourde1. C’est là une des con­tra­dic­tions qui signeront la mort du Parvis.
Une autre est l’état de l’exploration des formes théâ­trales en Bel­gique et le décrochage par rap­port à une cer­taine moder­nité qui ori­ente l’esthétique théâ­trale dans le champ inter­na­tion­al. Le début des années 1970 voit, en effet, la con­sécra­tion des Wil­son, Ron­coni, Kan­tor, Stein, etc., et l’émergence des Mnouchkine, Chéreau, Vin­cent… Or, si ce n’est par l’intermédiaire de fes­ti­vals, comme celui de Liège — mais de manière parci­monieuse encore —, ces esthé­tiques ne pénètrent guère en Bel­gique où elles ne peu­vent donc inter­a­gir avec les spec­ta­teurs.

Pour les fêtes de fin d’année, le Parvis choisit de mon­ter La Farce des ténébreux de Michel de Ghelderode, un texte « plus léger ». Mais la lec­ture qu’en pro­pose Marc Liebens s’écarte des atten­dus quant à la tru­cu­lence et au bur­lesque cen­sés fonder le théâtre de Ghelderode. Armé d’un bagage psy­ch­an­a­ly­tique, le met­teur en scène livre un spec­ta­cle fan­tas­ma­tique et esthéti­sant. Cette lec­ture, que Liebens recon­naît volon­tiers comme « trop cérébrale », se traduit par un tra­vail gestuel, physique impor­tant, mais pro­duit aus­si, par la lenteur et l’aspect rit­uel, une « vio­lence un peu glacée ».

Après une Danse de mort de Strind­berg plus con­ven­tion­nelle, chargée de ral­li­er la cri­tique et de con­solid­er le statut pro­fes­sion­nel du Parvis, l’équipe entame sa deux­ième sai­son avec La Baye de Philippe Adrien dans une mise en scène de Jean Lefébu­re, À bien­tôt Mon­sieur Lang de Jean Lou­vet mis en scène par Marc Liebens et Sauvés d’Edward Bond dans une mise en scène de Dereck Gold­by.

À de nom­breux égards, la ren­con­tre de Jean Lou­vet joue un rôle impor­tant dans la tra­jec­toire de Marc Liebens. Jean Lou­vet a écrit sa pre­mière pièce, Le Train du bon Dieu, à l’occasion des grandes grèves qui ont sec­oué la Bel­gique lors de l’hiver 1960 – 61. Or, bien qu’il soit pub­lié au Seuil et soutenu par Bernard Dort, il reste peu con­nu dans le cir­cuit du théâtre pro­fes­sion­nel belge. Engagé poli­tique­ment dans la gauche rad­i­cale, mil­i­tant syn­di­cal, il reste cen­tré sur l’animation de la troupe de théâtre qu’il a créée à La Lou­vière — un théâtre engagé, voire mil­i­tant, qui prit à l’origine le nom de Théâtre pro­lé­tarien.
Avec Lou­vet, c’est la ques­tion du sens poli­tique, plus par­ti­c­ulière­ment dans À bien­tôt Mon­sieur Lang, celle du place­ment et du rôle de l’intellectuel, que le Théâtre du Parvis va pou­voir directe­ment pos­er. Sans nous attarder ici sur le texte de Lou­vet dont nous traitons par ailleurs2 , rap­pelons sim­ple­ment que, de l’aveu même de l’auteur, la pièce est écrite à l’intention de la classe bour­geoise qui fréquente les salles de théâtre. À ce pub­lic tra­di­tion­nel et cul­tivé, Lou­vet veut adress­er une cri­tique de leur société, mon­tr­er le repli privé et les formes feu­trées de l’aliénation.

Pour traiter de cela et con­cré­tis­er son engage­ment à la croisée du poli­tique et de la moder­nité théâ­trale, Marc Liebens doit pren­dre en charge la ques­tion des formes, les enjeux du lan­gage théâ­tral. Car si, à dis­tance de l’écriture « neu­tre », « blanche », et de la struc­ture vouée à la démon­stra­tion de ses pre­mières pièces, Lou­vet charge À bien­tôt Mon­sieur Lang de davan­tage d’ambiguïté, il main­tient aus­si une forte présence du dis­cours. Le dia­logue évolue, en effet, de façon à cir­con­scrire les posi­tions sociales de cha­cun des per­son­nages, mais aus­si à faire enten­dre leurs con­tra­dic­tions. En out­re, le style devient ici le lieu d’un véri­ta­ble investisse­ment de la sig­ni­fi­ca­tion. Les scènes de trav­es­tisse­ment ou d’habillage, le jeu dans le jeu théâ­tral, s’accompagnent de la mise en évi­dence du tra­vail d’écriture. Celle-ci acquiert une den­sité pro­pre : elle vaut par elle-même, elle est musique, mou­ve­ment. Ou encore, elle ren­voie à l’histoire des codes théâ­traux, à d’autres gen­res comme, par exem­ple, à tra­vers cet échange sur lequel plane le sou­venir de Guig­nol :

Le bar. Ambiance de fête. Vas­sili très bien habil­lé, la main bandée, se fait pho­togra­phi­er par Char­lie.
Vas­sili — Bien­tôt, je retourn­erai dans mon pays.
J’ouvrirai un grand mag­a­sin de pois­sons sur le port.
Je vous invit­erai tous.
Tous — Vive Vas­sili !
Nat­acha — Les flics, les flics !
Entre le com­mis­saire.
Le com­mis­saire — Je vous tiens, mes gail­lards.
Lang — Ô chant mélodieux dans la vie trép­i­dante de Gold­en City… Les oiseaux se sont tus…3

Roland Barthes a mis en évi­dence les enjeux de la « mul­ti­pli­ca­tion des écri­t­ures » dans la moder­nité. L’écrivain est tenu de faire des choix qui traduisent son engage­ment. En un sens, la forme devient autonome : elle est un « organ­isme indépen­dant »4 qui s’ajoute au con­tenu des mots. Ce sys­tème de signes est lui-même por­teur d’une his­toire et d’enjeux pro­pres, ce qui implique que l’élection ou la con­struc­tion de formes par l’auteur n’est pas un geste neu­tre, sans con­séquence. En elle-même, l’écriture, en tant que forme, peut relever de l’adhésion à un ordre dom­i­nant — Barthes par­le de « com­pro­mis­sion » — ou, au con­traire, d’une sub­ver­sion. Au choix d’un mes­sage s’ajoute donc le choix d’une écri­t­ure, et l’on voit bien com­bi­en les deux peu­vent éventuelle­ment être en con­tra­dic­tion. Et c’est à explor­er, à scruter ce monde autonome, ces couch­es de signes comme sura­joutés, que Marc Liebens va davan­tage s’attacher. Car, au théâtre, à cette « épais­seur » du texte s’associent d’autres sys­tèmes de signes, opaques car peu décryp­tés, et qui for­ment l’écriture scénique.

Après la fin du Parvis, Marc Liebens ne tarde pas à mon­ter une nou­velle com­pag­nie qui, sans lieu fixe, pren­dra le nom d’Ensem­ble Théâ­tral Mobile (ETM). L’ETM débute offi­cielle­ment en 1974 et, cette fois, out­re la présence de Jean Lou­vet dans le con­seil d’administration, Liebens asso­cie deux dra­maturges : Michèle Fabi­en et Jean-Marie Piemme. Leur présence témoigne de l’inflexion de la pra­tique vers un théâtre plus com­plexe et moins directe­ment cri­tique. Le dra­maturge assume en fait la médi­a­tion entre le texte et la mise en scène : fonc­tion bien implan­tée en Alle­magne, mais encore rare en Bel­gique. Pour Fabi­en et Piemme, out­re la recherche doc­u­men­taire his­torique sur les textes du réper­toire, l’activité du dra­maturge — sou­vent un intel­lectuel uni­ver­si­taire — con­siste à mobilis­er les ressources des sci­ences humaines pour démul­ti­pli­er les lec­tures des textes, porter à la lumière les divers sens poten­tiels. Le dra­maturge pro­pose ain­si au met­teur en scène un matéri­au et des pistes par­mi lesquels celui-ci va puis­er pour éla­bor­er le spec­ta­cle.

Le pre­mier spec­ta­cle de l’ETM, La Dou­ble Incon­stance de Mari­vaux, témoigne de l’intervention puis­sante de la dra­maturgie. Quit­tant pro­gres­sive­ment les rivages de la lec­ture cri­tique portée sur les per­son­nages, les sit­u­a­tions et les enjeux qu’ils véhicu­lent (la dis­crim­i­na­tion chez Arden ; l’intellectuel chez Lou­vet), l’ETM entre­prend une cri­tique idéologique du texte de Mari­vaux.

Dans les per­spec­tives ouvertes par la décon­struc­tion théorisée, en France, à la fin des années 1960 — notam­ment par Jacques Der­ri­da —, Fabi­en et Piemme s’opposent rad­i­cale­ment aux con­cep­tions bien implan­tées en Bel­gique d’un texte sig­nifi­ant « immé­di­ate­ment » et que se charg­erait sim­ple­ment de traduire la mise en scène. La trans­parence et l’univocité du sens sont un leurre amené par une classe sociale dom­i­nante afin de con­serv­er ses priv­ilèges. Ce qui paraît évi­dent et spon­tané relève, selon Piemme, du stéréo­type. Le « naturel » n’existe pas : il est le pro­duit d’une con­struc­tion his­torique que l’on peut met­tre au jour. Dès lors, il faut relire le texte, le réin­ter­roger, faire appa­raître les con­tra­dic­tions et, surtout, se tenir à dis­tance de la mytholo­gie du reflet par lequel l’écriture livr­erait une représen­ta­tion qua­si objec­tive de la société.

Ain­si, Arle­quin, qui, dans une lec­ture courante de La Dou­ble Incon­stance, prend la fonc­tion de l’op­primé face aux « grands » (le Prince veut lui enlever Sil­via), appa­raît, dans la lec­ture de l’ETM, comme le porte-parole du « bon sens bour­geois ».
Décon­stru­isant les dis­cours et les atti­tudes de ce per­son­nage, les dra­maturges exhibent des struc­tures cachées qui con­tre­vi­en­nent à l’idée com­mune d’un Arle­quin en révolte con­tre l’ordre des puis­sants. Un démon­tage du texte per­met en effet de mon­tr­er de nom­breux points d’accord entre Arle­quin et le Prince : les dif­férences ne se mar­quent que sur une ques­tion de degré. Arle­quin ne met jamais le pou­voir en cause ; il refuse les abus et l’absolutisme ; il réclame du con­fort, mais cri­tique le luxe et le gaspillage ; comme le Prince, il recon­naît que c’est l’homme et non la femme qui dirige le jeu de l’amour. Mais, si Arle­quin appa­raît qua­si com­plice de l’ordre dom­i­nant, sa cri­tique doit néan­moins être enten­due : pour Piemme et Fabi­en, elle fait du per­son­nage le représen­tant de la classe bour­geoise dont les valeurs pré­ten­du­ment uni­verselles se sub­stitueront à celles de l’aristocratie.
Au final, comme l’écrit Michèle Fabi­en :
« Le comé­di­en doit décen­tr­er le dis­cours d’Arlequin, faire appa­raître le point de vue bour­geois d’où il est proféré, mon­tr­er au spec­ta­teur que les idées qu’il croit justes ne le sont que parce que lui aus­si est un bour­geois. »5

Et, pré­cisé­ment, tout l’enjeu con­siste à trans­former cette lec­ture du texte en spec­ta­cle.
Car l’analyse opère encore sur les mêmes codes que le texte, là où le spec­ta­cle con­voque une mul­ti­plic­ité d’éléments physiques — des corps, des images, des sons…
Mais chez Liebens, la réal­i­sa­tion scénique ne se sub­stituera jamais au texte, qui reste le fonde­ment de son tra­vail théâ­tral. Ain­si, pour La Dou­ble Incon­stance, le décor, com­posé essen­tielle­ment de miroirs, clô­ture la scène et la trans­forme d’emblée en espace men­tal.
Il ne s’agit donc pas de ren­voy­er à un réel extérieur : tout se joue sur scène, dans les dis­cours échangés et livrés au pub­lic.
Les miroirs dé-focalisent le point de vue, le démul­ti­plient, empêchant ain­si l’identification avec un per­son­nage en par­ti­c­uli­er.
Ils délestent aus­si les per­son­nages d’un poids de réel trop nat­u­ral­iste et pro­duisent con­stam­ment des vari­a­tions de reflets et d’images qui jet­tent le soupçon sur l’objectivité des dis­cours tenus.

Le même souci de bris­er la vraisem­blance pour faire voir l’idéologie con­duit à choisir des cos­tumes-cita­tions, inspirés de l’histoire de la pein­ture plutôt que de la recon­sti­tu­tion.
Mais il appar­tient surtout au jeu des acteurs de dévoil­er com­bi­en la cri­tique apparem­ment véhiculée par la pièce demeure super­fi­cielle et soumise à des intérêts spé­ci­fiques.
Pour ce faire, l’acteur doit recourir à la dis­tan­ci­a­tion brechti­enne, balis­er son sur-jeu et l’effet grossis­sant qu’il pro­duit par les rup­tures et les décalages : vari­a­tions de ton, cris, gestes incon­grus, sons étranges…
Le tout pro­duit une hétérogénéité à la place de l’unité atten­due et fait voir, en soule­vant les masques, les straté­gies et les cal­culs sous les sen­ti­ments et inten­tions affichés.
C’est une manière de mon­tr­er le sociale­ment situé à la place de l’universel.

La presse salue la maîtrise du tra­vail, les qual­ités de la mise en scène et de l’interprétation.
Mais elle char­rie aus­si le regret d’une lec­ture « clas­sique » :
« Vive­ment que Mari­vaux soit ren­du à lui-même et à son théâtre », écrit La Dernière Heure6. Jean-Pierre Cordier, dans L’Écho de la Bourse7, regrette de « ne pas trou­ver dans ce spec­ta­cle la grâce souri­ante, l’ironie et la finesse », ces « qual­ités » qui sont, pour lui, le sel de l’œuvre de Mari­vaux. Tout se passe donc comme si, après la par­en­thèse ouverte par l’ETM, il fal­lait revenir aux formes établies. On touche ici du doigt le décrochage d’une par­tie du théâtre belge par rap­port aux explo­rations mod­ernistes.

Quoi qu’il en soit, l’ETM ren­force son posi­tion­nement dans le théâtre belge.
Il s’appuie de plus en plus sur la pub­li­ca­tion des textes dra­maturgiques, d’abord dans les Cahiers de la pro­duc­tion théâ­trale (chez Maspero) ou les Cahiers Théâtre Lou­vain, puis dans la col­lec­tion Didas­calies créée par la com­pag­nie.

Avec Mai­son de poupée d’Ibsen (1975), l’ETM pour­suit son démon­tage du réper­toire pour en faire percevoir le non-dit. Le met­teur en scène et les dra­maturges s’interrogent sur la reven­di­ca­tion fémin­iste com­muné­ment attribuée à Nora, qui, mal­gré les con­traintes sociales, quitte mari et enfants.
Refu­sant au texte tout car­ac­tère sacré, l’ETM ne s’interdit aucune inter­ven­tion ; dans les com­men­taires, Michèle Fabi­en par­le même d’adaptation.
Une étape impor­tante con­siste à empêch­er l’identification : la pièce est divisée en tableaux, sub­sti­tu­ant à la logique psy­chologique une jux­ta­po­si­tion qui sol­licite active­ment le spec­ta­teur. Out­re les rup­tures de ton et de nar­ra­tion, l’intrigue est racon­tée plutôt que jouée, les per­son­nages devenant des sup­ports de dis­cours.
Ain­si s’abolit la den­sité psy­chologique chère au réal­isme bour­geois.
Sur le plateau, la théâ­tral­ité s’affirme : les acteurs adoptent des pos­tures figées, les into­na­tions dis­so­nantes. L’ETM veut mon­tr­er l’appartenance de Nora à l’ordre bour­geois8 et l’aspect fal­lac­i­eux de son appar­ente révolte :
« C’est vrai que Nora a le courage de quit­ter un foy­er aisé, sécurisant et somme toute agréable, mais son départ fonc­tionne comme ali­bi au sys­tème : Nora veut devenir une “vraie” femme afin de s’intégrer pleine­ment dans une société dont elle ne perçoit nulle­ment l’emprise. »9 La théâ­tral­ité est affir­mée par un mélange de tréteaux, de salon bour­geois et de voil­ures, ain­si que par un jeu styl­isé proche du for­mal­isme.

Avec Les Paysans de Balzac (1976), l’ETM s’empare d’un texte non dra­ma­tique.
L’adaptation est rad­i­cale : du roman ne sub­siste que le dis­cours poli­tique décrivant les mécan­ismes des rap­ports soci­aux. Per­son­nages et intrigue passent au sec­ond plan au prof­it du com­men­taire, tant ver­bal que visuel. Entre ce que pré­tend mon­tr­er Balzac et ce qu’il laisse voir, se glis­sent les rap­ports réels de classe et la vic­toire de la bour­geoisie.

Con­damné à l’errance depuis la fer­me­ture du Parvis, l’ETM a ten­té de s’établir à Liège, sans suc­cès. Après Les Paysans, la com­pag­nie reprend Mai­son de poupée (notam­ment à Paris), puis Marc Liebens crée Con­ver­sa­tion en Wal­lonie de Lou­vet, pour­suiv­ant son com­pagnon­nage avec l’auteur wal­lon. Mais c’est sans doute avec la décou­verte de Hein­er Müller que se pré­cise une nou­velle ori­en­ta­tion.

Ham­let-Machine, pièce accueil­lie en novem­bre 1978 dans la salle du Théâtre Élé­men­taire, ne pro­pose plus ni fable, ni per­son­nages, et ce texte, ouvert et frag­men­taire, cor­re­spond aux inter­ro­ga­tions et aux désirs de Marc Liebens et de Michèle Fabi­en. En chargeant son texte de mul­ti­ples références à l’histoire sociale et à l’histoire du théâtre, Müller reste « adossé » à l’Histoire, mais soulève davan­tage de ques­tions qu’il n’apporte de répons­es. Or, telle est bien l’option que prend l’ETM : met­tre en ques­tion, ce qui sig­ni­fie aus­si met­tre en mou­ve­ment. Ni le point de vue ni le sens ne peu­vent plus être fixés, aucune cohérence arrêtée. Écri­t­ure d’après les croy­ances, les utopies, les grands réc­its uni­fi­ca­teurs, Ham­let-Machine dit l’absence désor­mais au monde et à soi. Mais avec ce texte qui se détache des codes théâ­traux tra­di­tion­nels pour devenir essen­tielle­ment une parole, l’ETM peut affirmer son des­sein de creuser tou­jours davan­tage le lan­gage. Son théâtre désor­mais se con­cen­tr­era sur les mots, l’espace et le temps, changeant ain­si les fon­da­men­taux de la représen­ta­tion théâ­trale.

Pour cette pièce, Liebens éla­bore un lan­gage scénique dépouil­lé où le jeu des lumières et des couleurs mod­ule des impres­sions, à l’instar de la pein­ture. Le plateau est cou­vert d’une bande blanche, sable ou neige, sur laque­lle se détachent un fau­teuil rouge et une forme de man­nequin ou d’armure. Les évo­ca­tions se font loin­taines. Du rivage d’Elseneur à la glacia­tion du monde con­tem­po­rain, de la cita­tion cul­turelle comme trace aux écrans de télévi­sion par lesquels l’actualité fait incur­sion sur scène, elles devi­en­nent de plus en plus abstraites. Les bribes d’histoire passent par les change­ments de cos­tume, tan­dis qu’une mise à dis­tance de plus en plus glob­ale évoque par­fois la médi­ati­sa­tion absolue de tout dans le monde con­tem­po­rain. Comme dans un cer­tain ciné­ma — Liebens évoque Duras — quelque chose du vivant se glace. Les corps devi­en­nent sta­tiques, la lenteur dit un cer­tain enlise­ment auquel font écho, d’une autre façon, les repris­es, les répéti­tions qui ryth­ment le spec­ta­cle. Ne reste alors qu’à enten­dre les mots, impuis­sants quant au monde, mais opérant sur l’imagination du spec­ta­teur.

Désor­mais, Marc Liebens peaufin­era son lan­gage théâ­tral sur de telles bases. Qu’il s’empare encore de textes non dra­ma­tiques (Les Bons Offices de Pierre Mertens en 1980 ; Oui de Thomas Bern­hard en 1981) ou qu’il monte les pièces de Michèle Fabi­en, passée à l’écriture théâ­trale avec Jocaste, le met­teur en scène s’attache à con­cevoir un écrin physique pour les textes, pour les mots et leurs mul­ti­ples échos. Ce théâtre-là ne racon­te plus d’histoires et, s’il mon­tre encore des per­son­nages, ceux-ci por­tent surtout une énon­ci­a­tion. Art d’un temps où plus rien sans doute ne peut s’inventer ni advenir en une absolue pre­mière fois, le tra­vail de Liebens con­siste alors à démon­ter les évi­dences, mais désor­mais à tra­vers la proféra­tion. En somme, à la décon­struc­tion suc­cède une recon­struc­tion tout entière assumée par la parole, par le lan­gage. Monde en soi, réel tout autant que l’autre, le Verbe résonne dans un espace physique qui n’entre pas avec lui dans une rela­tion dialec­tique.

Sou­vent min­i­mal­istes, les scéno­gra­phies évi­tent la créa­tion d’images et éla­borent plutôt des lieux abstraits, men­taux : des escaliers de Jocaste aux colonnes et pan­neaux de Char­lotte. Toute forme de représen­ta­tion est dev­enue ténue, ambiguë, et si le spec­ta­teur a encore le loisir de penser aux march­es d’un tem­ple grec ou aux murs de la prison de Char­lotte de Bel­gique, il est plus sou­vent con­duit à éprou­ver des gammes var­iées de sen­sa­tions. Que ce soit dans le jardin zen de Cas­san­dre, sur le sol en dami­er bor­dé de loges dans Déjanire, dans les bâch­es d’Amphit­ry­on, c’est son esprit, son écoute et sa pen­sée qui sont guidés pour accom­pa­g­n­er le tra­jet des per­son­nages, jusque dans ces tours et détours que vient sug­gér­er la lumière. Des mou­ve­ments qui se font tou­jours en sit­u­a­tion, mais celle-ci ne préex­iste plus au théâtre : elle se con­stru­it et se mod­ule au moment où la parole s’énonce.

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Écrit par Nancy Delhalle
Nan­cy Del­halle est pro­fesseure à l’Université de Liège où elle dirige le Cen­tre d’Etudes et de Recherch­es sur...Plus d'info
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mai 2025

Marc Liebens

3 Oct 2006 — À l’instar de Claude Étienne pour sa génération, qui l’accueille pour la mise en scène de l’adaptation des Paysans de…

À l’instar de Claude Éti­enne pour sa généra­tion, qui l’accueille pour la mise en scène de l’adaptation des…

Par Marc Quaghebeur
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1 Oct 2006 — Passionné et rigoureux, ironique et chaleureux, cinglant et généreux, Marc Liebens aura marqué de son intelligence la scène belge de…

Pas­sion­né et rigoureux, ironique et chaleureux, cinglant et généreux, Marc Liebens aura mar­qué de son intel­li­gence la scène belge de ces trente dernières années. L’expression de soi par le détour d’un texte, cette déf­i­ni­tion de…

Par Bernard Debroux
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