Le parcours de Marc Liebens dans le monde du théâtre ne suit pas la ligne aujourd’hui souvent toute tracée de l’école de théâtre puis de l’entrée, éventuellement assistée, dans la profession. D’abord, Liebens est wallon, né à Montegnée, et sa pratique se souviendra longtemps du croisement particulier de l’art et du politique observable dans l’histoire de la culture wallonne. Après une candidature en sciences politiques et sociales et une formation de photographe, il devient patron de bar à Spa. Or, la ville de Spa est la banlieue estivale du Théâtre National de Belgique dirigé par Jacques Huisman, qui tente de diffuser le plus largement possible parmi la population un « grand » théâtre humaniste. Un théâtre qui ne fera pourtant pas l’impasse sur Brecht ni sur Dario Fo, mais dans des formes classiques et policées — n’était un certain contrepoids apporté par Jean-Claude Huens, Pierre Debauche ou Ottomar Krejca.
Précisément, la pratique et l’esthétique de Krejca impressionnent Liebens, qui se rapproche du TNB, sera l’assistant de Pierre Debauche sur un projet qui n’aboutit pas, puis travaille en tant que délégué aux relations extérieures au Théâtre du Parc. Il rencontre alors Jean Lefébure, qui, lui, s’occupe des relations avec le public au TNB et qui a suivi le travail de Roger Planchon et de Pierre Debauche. Ayant obtenu une bourse de la Fondation belge de la Vocation, Lefébure élabore avec Marc Liebens et la comédienne Janine Patrick le projet d’un théâtre dans un quartier populaire de Bruxelles.
L’époque est à la contestation de la démocratisation théâtrale pratiquée par le TNB. Une critique adressée au nom d’une moins grande passivité du public et fondée sur le motif de l’animation. C’est donc avec l’objectif de faire du théâtre et de l’animation dans une commune populaire de Bruxelles qu’est constituée une ASBL en juin 1969.
Le choix se porte sur la commune de Saint-Gilles car elle présente une importante population d’ouvriers et de travailleurs immigrés. Ce tissu social apparaît comme un terrain idéal pour une expérience d’animation théâtrale dont le but revendiqué est d’attirer de nouveaux publics.
Le projet séduit les autorités communales, et plus particulièrement le bourgmestre Jacques Franck, qui cherchait à établir une infrastructure culturelle dans sa commune. Celle-ci investit énormément pour accueillir la compagnie. Elle rachète une ancienne salle de cinéma qu’elle réaménage et équipe entièrement. Pour 39 millions de francs belges de l’époque, elle crée une salle de théâtre-cinéma, une galerie d’exposition, une salle plus petite et polyvalente, ainsi qu’un foyer. En outre, la commune prend en charge les salaires de seize personnes, les frais administratifs et de fonctionnement. Le Ministère de la Culture soutient également le projet et établit une convention stipulant l’obligation de monter au moins un auteur belge par saison. En contrepartie, l’équipe s’engage à produire des spectacles, monter des expositions, mais aussi à mener un travail d’éducation permanente appuyé sur l’animation socio-culturelle. Le Théâtre du Parvis ouvre officiellement en septembre 1970.
L’expérience fit long feu, malmenée par des dissensions internes qui conduisirent au départ de Lefébure. Mais elle avorta surtout à cause du conflit ouvert avec les autorités communales, en désaccord notamment avec une pratique théâtrale perçue comme élitiste et qui ne rassemblait pas la population du quartier dans une salle à ce point subventionnée. En dépit de ses missions, le Parvis refuse, en effet, de sacrifier au leitmotiv d’un théâtre populaire qui signifierait un rabattement de la recherche formelle sur la lisibilité d’un message. Il refuse le leurre d’un spectateur populaire comme terrain vierge, neutre, sur lequel fonder un théâtre émancipateur.
En choisissant de monter Vous vivez comme des porcs de John Arden, le Parvis choisit un texte qui parle de la discrimination, des minorités, des groupes immigrés marginalisés dans une ville ouvrière. Il cherche donc à renvoyer, en miroir, une série de questions à la population de Saint-Gilles. Or, ce public populaire visé ne va pas au théâtre et le travail d’animation ne parvient pas à inverser cette tendance lourde1. C’est là une des contradictions qui signeront la mort du Parvis.
Une autre est l’état de l’exploration des formes théâtrales en Belgique et le décrochage par rapport à une certaine modernité qui oriente l’esthétique théâtrale dans le champ international. Le début des années 1970 voit, en effet, la consécration des Wilson, Ronconi, Kantor, Stein, etc., et l’émergence des Mnouchkine, Chéreau, Vincent… Or, si ce n’est par l’intermédiaire de festivals, comme celui de Liège — mais de manière parcimonieuse encore —, ces esthétiques ne pénètrent guère en Belgique où elles ne peuvent donc interagir avec les spectateurs.
Pour les fêtes de fin d’année, le Parvis choisit de monter La Farce des ténébreux de Michel de Ghelderode, un texte « plus léger ». Mais la lecture qu’en propose Marc Liebens s’écarte des attendus quant à la truculence et au burlesque censés fonder le théâtre de Ghelderode. Armé d’un bagage psychanalytique, le metteur en scène livre un spectacle fantasmatique et esthétisant. Cette lecture, que Liebens reconnaît volontiers comme « trop cérébrale », se traduit par un travail gestuel, physique important, mais produit aussi, par la lenteur et l’aspect rituel, une « violence un peu glacée ».
Après une Danse de mort de Strindberg plus conventionnelle, chargée de rallier la critique et de consolider le statut professionnel du Parvis, l’équipe entame sa deuxième saison avec La Baye de Philippe Adrien dans une mise en scène de Jean Lefébure, À bientôt Monsieur Lang de Jean Louvet mis en scène par Marc Liebens et Sauvés d’Edward Bond dans une mise en scène de Dereck Goldby.
À de nombreux égards, la rencontre de Jean Louvet joue un rôle important dans la trajectoire de Marc Liebens. Jean Louvet a écrit sa première pièce, Le Train du bon Dieu, à l’occasion des grandes grèves qui ont secoué la Belgique lors de l’hiver 1960 – 61. Or, bien qu’il soit publié au Seuil et soutenu par Bernard Dort, il reste peu connu dans le circuit du théâtre professionnel belge. Engagé politiquement dans la gauche radicale, militant syndical, il reste centré sur l’animation de la troupe de théâtre qu’il a créée à La Louvière — un théâtre engagé, voire militant, qui prit à l’origine le nom de Théâtre prolétarien.
Avec Louvet, c’est la question du sens politique, plus particulièrement dans À bientôt Monsieur Lang, celle du placement et du rôle de l’intellectuel, que le Théâtre du Parvis va pouvoir directement poser. Sans nous attarder ici sur le texte de Louvet dont nous traitons par ailleurs2 , rappelons simplement que, de l’aveu même de l’auteur, la pièce est écrite à l’intention de la classe bourgeoise qui fréquente les salles de théâtre. À ce public traditionnel et cultivé, Louvet veut adresser une critique de leur société, montrer le repli privé et les formes feutrées de l’aliénation.
Pour traiter de cela et concrétiser son engagement à la croisée du politique et de la modernité théâtrale, Marc Liebens doit prendre en charge la question des formes, les enjeux du langage théâtral. Car si, à distance de l’écriture « neutre », « blanche », et de la structure vouée à la démonstration de ses premières pièces, Louvet charge À bientôt Monsieur Lang de davantage d’ambiguïté, il maintient aussi une forte présence du discours. Le dialogue évolue, en effet, de façon à circonscrire les positions sociales de chacun des personnages, mais aussi à faire entendre leurs contradictions. En outre, le style devient ici le lieu d’un véritable investissement de la signification. Les scènes de travestissement ou d’habillage, le jeu dans le jeu théâtral, s’accompagnent de la mise en évidence du travail d’écriture. Celle-ci acquiert une densité propre : elle vaut par elle-même, elle est musique, mouvement. Ou encore, elle renvoie à l’histoire des codes théâtraux, à d’autres genres comme, par exemple, à travers cet échange sur lequel plane le souvenir de Guignol :
Le bar. Ambiance de fête. Vassili très bien habillé, la main bandée, se fait photographier par Charlie.
Vassili — Bientôt, je retournerai dans mon pays.
J’ouvrirai un grand magasin de poissons sur le port.
Je vous inviterai tous.
Tous — Vive Vassili !
Natacha — Les flics, les flics !
Entre le commissaire.
Le commissaire — Je vous tiens, mes gaillards.
Lang — Ô chant mélodieux dans la vie trépidante de Golden City… Les oiseaux se sont tus…3
Roland Barthes a mis en évidence les enjeux de la « multiplication des écritures » dans la modernité. L’écrivain est tenu de faire des choix qui traduisent son engagement. En un sens, la forme devient autonome : elle est un « organisme indépendant »4 qui s’ajoute au contenu des mots. Ce système de signes est lui-même porteur d’une histoire et d’enjeux propres, ce qui implique que l’élection ou la construction de formes par l’auteur n’est pas un geste neutre, sans conséquence. En elle-même, l’écriture, en tant que forme, peut relever de l’adhésion à un ordre dominant — Barthes parle de « compromission » — ou, au contraire, d’une subversion. Au choix d’un message s’ajoute donc le choix d’une écriture, et l’on voit bien combien les deux peuvent éventuellement être en contradiction. Et c’est à explorer, à scruter ce monde autonome, ces couches de signes comme surajoutés, que Marc Liebens va davantage s’attacher. Car, au théâtre, à cette « épaisseur » du texte s’associent d’autres systèmes de signes, opaques car peu décryptés, et qui forment l’écriture scénique.
Après la fin du Parvis, Marc Liebens ne tarde pas à monter une nouvelle compagnie qui, sans lieu fixe, prendra le nom d’Ensemble Théâtral Mobile (ETM). L’ETM débute officiellement en 1974 et, cette fois, outre la présence de Jean Louvet dans le conseil d’administration, Liebens associe deux dramaturges : Michèle Fabien et Jean-Marie Piemme. Leur présence témoigne de l’inflexion de la pratique vers un théâtre plus complexe et moins directement critique. Le dramaturge assume en fait la médiation entre le texte et la mise en scène : fonction bien implantée en Allemagne, mais encore rare en Belgique. Pour Fabien et Piemme, outre la recherche documentaire historique sur les textes du répertoire, l’activité du dramaturge — souvent un intellectuel universitaire — consiste à mobiliser les ressources des sciences humaines pour démultiplier les lectures des textes, porter à la lumière les divers sens potentiels. Le dramaturge propose ainsi au metteur en scène un matériau et des pistes parmi lesquels celui-ci va puiser pour élaborer le spectacle.
Le premier spectacle de l’ETM, La Double Inconstance de Marivaux, témoigne de l’intervention puissante de la dramaturgie. Quittant progressivement les rivages de la lecture critique portée sur les personnages, les situations et les enjeux qu’ils véhiculent (la discrimination chez Arden ; l’intellectuel chez Louvet), l’ETM entreprend une critique idéologique du texte de Marivaux.
Dans les perspectives ouvertes par la déconstruction théorisée, en France, à la fin des années 1960 — notamment par Jacques Derrida —, Fabien et Piemme s’opposent radicalement aux conceptions bien implantées en Belgique d’un texte signifiant « immédiatement » et que se chargerait simplement de traduire la mise en scène. La transparence et l’univocité du sens sont un leurre amené par une classe sociale dominante afin de conserver ses privilèges. Ce qui paraît évident et spontané relève, selon Piemme, du stéréotype. Le « naturel » n’existe pas : il est le produit d’une construction historique que l’on peut mettre au jour. Dès lors, il faut relire le texte, le réinterroger, faire apparaître les contradictions et, surtout, se tenir à distance de la mythologie du reflet par lequel l’écriture livrerait une représentation quasi objective de la société.
Ainsi, Arlequin, qui, dans une lecture courante de La Double Inconstance, prend la fonction de l’opprimé face aux « grands » (le Prince veut lui enlever Silvia), apparaît, dans la lecture de l’ETM, comme le porte-parole du « bon sens bourgeois ».
Déconstruisant les discours et les attitudes de ce personnage, les dramaturges exhibent des structures cachées qui contreviennent à l’idée commune d’un Arlequin en révolte contre l’ordre des puissants. Un démontage du texte permet en effet de montrer de nombreux points d’accord entre Arlequin et le Prince : les différences ne se marquent que sur une question de degré. Arlequin ne met jamais le pouvoir en cause ; il refuse les abus et l’absolutisme ; il réclame du confort, mais critique le luxe et le gaspillage ; comme le Prince, il reconnaît que c’est l’homme et non la femme qui dirige le jeu de l’amour. Mais, si Arlequin apparaît quasi complice de l’ordre dominant, sa critique doit néanmoins être entendue : pour Piemme et Fabien, elle fait du personnage le représentant de la classe bourgeoise dont les valeurs prétendument universelles se substitueront à celles de l’aristocratie.
Au final, comme l’écrit Michèle Fabien :
« Le comédien doit décentrer le discours d’Arlequin, faire apparaître le point de vue bourgeois d’où il est proféré, montrer au spectateur que les idées qu’il croit justes ne le sont que parce que lui aussi est un bourgeois. »5
Et, précisément, tout l’enjeu consiste à transformer cette lecture du texte en spectacle.
Car l’analyse opère encore sur les mêmes codes que le texte, là où le spectacle convoque une multiplicité d’éléments physiques — des corps, des images, des sons…
Mais chez Liebens, la réalisation scénique ne se substituera jamais au texte, qui reste le fondement de son travail théâtral. Ainsi, pour La Double Inconstance, le décor, composé essentiellement de miroirs, clôture la scène et la transforme d’emblée en espace mental.
Il ne s’agit donc pas de renvoyer à un réel extérieur : tout se joue sur scène, dans les discours échangés et livrés au public.
Les miroirs dé-focalisent le point de vue, le démultiplient, empêchant ainsi l’identification avec un personnage en particulier.
Ils délestent aussi les personnages d’un poids de réel trop naturaliste et produisent constamment des variations de reflets et d’images qui jettent le soupçon sur l’objectivité des discours tenus.
Le même souci de briser la vraisemblance pour faire voir l’idéologie conduit à choisir des costumes-citations, inspirés de l’histoire de la peinture plutôt que de la reconstitution.
Mais il appartient surtout au jeu des acteurs de dévoiler combien la critique apparemment véhiculée par la pièce demeure superficielle et soumise à des intérêts spécifiques.
Pour ce faire, l’acteur doit recourir à la distanciation brechtienne, baliser son sur-jeu et l’effet grossissant qu’il produit par les ruptures et les décalages : variations de ton, cris, gestes incongrus, sons étranges…
Le tout produit une hétérogénéité à la place de l’unité attendue et fait voir, en soulevant les masques, les stratégies et les calculs sous les sentiments et intentions affichés.
C’est une manière de montrer le socialement situé à la place de l’universel.
La presse salue la maîtrise du travail, les qualités de la mise en scène et de l’interprétation.
Mais elle charrie aussi le regret d’une lecture « classique » :
« Vivement que Marivaux soit rendu à lui-même et à son théâtre », écrit La Dernière Heure6. Jean-Pierre Cordier, dans L’Écho de la Bourse7, regrette de « ne pas trouver dans ce spectacle la grâce souriante, l’ironie et la finesse », ces « qualités » qui sont, pour lui, le sel de l’œuvre de Marivaux. Tout se passe donc comme si, après la parenthèse ouverte par l’ETM, il fallait revenir aux formes établies. On touche ici du doigt le décrochage d’une partie du théâtre belge par rapport aux explorations modernistes.
Quoi qu’il en soit, l’ETM renforce son positionnement dans le théâtre belge.
Il s’appuie de plus en plus sur la publication des textes dramaturgiques, d’abord dans les Cahiers de la production théâtrale (chez Maspero) ou les Cahiers Théâtre Louvain, puis dans la collection Didascalies créée par la compagnie.
Avec Maison de poupée d’Ibsen (1975), l’ETM poursuit son démontage du répertoire pour en faire percevoir le non-dit. Le metteur en scène et les dramaturges s’interrogent sur la revendication féministe communément attribuée à Nora, qui, malgré les contraintes sociales, quitte mari et enfants.
Refusant au texte tout caractère sacré, l’ETM ne s’interdit aucune intervention ; dans les commentaires, Michèle Fabien parle même d’adaptation.
Une étape importante consiste à empêcher l’identification : la pièce est divisée en tableaux, substituant à la logique psychologique une juxtaposition qui sollicite activement le spectateur. Outre les ruptures de ton et de narration, l’intrigue est racontée plutôt que jouée, les personnages devenant des supports de discours.
Ainsi s’abolit la densité psychologique chère au réalisme bourgeois.
Sur le plateau, la théâtralité s’affirme : les acteurs adoptent des postures figées, les intonations dissonantes. L’ETM veut montrer l’appartenance de Nora à l’ordre bourgeois8 et l’aspect fallacieux de son apparente révolte :
« C’est vrai que Nora a le courage de quitter un foyer aisé, sécurisant et somme toute agréable, mais son départ fonctionne comme alibi au système : Nora veut devenir une “vraie” femme afin de s’intégrer pleinement dans une société dont elle ne perçoit nullement l’emprise. »9 La théâtralité est affirmée par un mélange de tréteaux, de salon bourgeois et de voilures, ainsi que par un jeu stylisé proche du formalisme.
Avec Les Paysans de Balzac (1976), l’ETM s’empare d’un texte non dramatique.
L’adaptation est radicale : du roman ne subsiste que le discours politique décrivant les mécanismes des rapports sociaux. Personnages et intrigue passent au second plan au profit du commentaire, tant verbal que visuel. Entre ce que prétend montrer Balzac et ce qu’il laisse voir, se glissent les rapports réels de classe et la victoire de la bourgeoisie.
Condamné à l’errance depuis la fermeture du Parvis, l’ETM a tenté de s’établir à Liège, sans succès. Après Les Paysans, la compagnie reprend Maison de poupée (notamment à Paris), puis Marc Liebens crée Conversation en Wallonie de Louvet, poursuivant son compagnonnage avec l’auteur wallon. Mais c’est sans doute avec la découverte de Heiner Müller que se précise une nouvelle orientation.
Hamlet-Machine, pièce accueillie en novembre 1978 dans la salle du Théâtre Élémentaire, ne propose plus ni fable, ni personnages, et ce texte, ouvert et fragmentaire, correspond aux interrogations et aux désirs de Marc Liebens et de Michèle Fabien. En chargeant son texte de multiples références à l’histoire sociale et à l’histoire du théâtre, Müller reste « adossé » à l’Histoire, mais soulève davantage de questions qu’il n’apporte de réponses. Or, telle est bien l’option que prend l’ETM : mettre en question, ce qui signifie aussi mettre en mouvement. Ni le point de vue ni le sens ne peuvent plus être fixés, aucune cohérence arrêtée. Écriture d’après les croyances, les utopies, les grands récits unificateurs, Hamlet-Machine dit l’absence désormais au monde et à soi. Mais avec ce texte qui se détache des codes théâtraux traditionnels pour devenir essentiellement une parole, l’ETM peut affirmer son dessein de creuser toujours davantage le langage. Son théâtre désormais se concentrera sur les mots, l’espace et le temps, changeant ainsi les fondamentaux de la représentation théâtrale.
Pour cette pièce, Liebens élabore un langage scénique dépouillé où le jeu des lumières et des couleurs module des impressions, à l’instar de la peinture. Le plateau est couvert d’une bande blanche, sable ou neige, sur laquelle se détachent un fauteuil rouge et une forme de mannequin ou d’armure. Les évocations se font lointaines. Du rivage d’Elseneur à la glaciation du monde contemporain, de la citation culturelle comme trace aux écrans de télévision par lesquels l’actualité fait incursion sur scène, elles deviennent de plus en plus abstraites. Les bribes d’histoire passent par les changements de costume, tandis qu’une mise à distance de plus en plus globale évoque parfois la médiatisation absolue de tout dans le monde contemporain. Comme dans un certain cinéma — Liebens évoque Duras — quelque chose du vivant se glace. Les corps deviennent statiques, la lenteur dit un certain enlisement auquel font écho, d’une autre façon, les reprises, les répétitions qui rythment le spectacle. Ne reste alors qu’à entendre les mots, impuissants quant au monde, mais opérant sur l’imagination du spectateur.
Désormais, Marc Liebens peaufinera son langage théâtral sur de telles bases. Qu’il s’empare encore de textes non dramatiques (Les Bons Offices de Pierre Mertens en 1980 ; Oui de Thomas Bernhard en 1981) ou qu’il monte les pièces de Michèle Fabien, passée à l’écriture théâtrale avec Jocaste, le metteur en scène s’attache à concevoir un écrin physique pour les textes, pour les mots et leurs multiples échos. Ce théâtre-là ne raconte plus d’histoires et, s’il montre encore des personnages, ceux-ci portent surtout une énonciation. Art d’un temps où plus rien sans doute ne peut s’inventer ni advenir en une absolue première fois, le travail de Liebens consiste alors à démonter les évidences, mais désormais à travers la profération. En somme, à la déconstruction succède une reconstruction tout entière assumée par la parole, par le langage. Monde en soi, réel tout autant que l’autre, le Verbe résonne dans un espace physique qui n’entre pas avec lui dans une relation dialectique.
Souvent minimalistes, les scénographies évitent la création d’images et élaborent plutôt des lieux abstraits, mentaux : des escaliers de Jocaste aux colonnes et panneaux de Charlotte. Toute forme de représentation est devenue ténue, ambiguë, et si le spectateur a encore le loisir de penser aux marches d’un temple grec ou aux murs de la prison de Charlotte de Belgique, il est plus souvent conduit à éprouver des gammes variées de sensations. Que ce soit dans le jardin zen de Cassandre, sur le sol en damier bordé de loges dans Déjanire, dans les bâches d’Amphitryon, c’est son esprit, son écoute et sa pensée qui sont guidés pour accompagner le trajet des personnages, jusque dans ces tours et détours que vient suggérer la lumière. Des mouvements qui se font toujours en situation, mais celle-ci ne préexiste plus au théâtre : elle se construit et se module au moment où la parole s’énonce.