Un laboratoire des sentiments

Entretien
Théâtre

Un laboratoire des sentiments

Entretien avec Gildas Milin

Le 10 Juil 2007
Olivier Guilbert, Vassia Zagar, Jérôme Boivin, Julie Pilod, Emelie Jonsson, Flavien Gaudon, Guillaume Rannou et Philippe Thibault dans L’HOMME DE FÉVRIER, mise en scène Gildas Milin, répétitions au Théâtre National de la Colline, Paris. Photo Katrin Ahlgren
Olivier Guilbert, Vassia Zagar, Jérôme Boivin, Julie Pilod, Emelie Jonsson, Flavien Gaudon, Guillaume Rannou et Philippe Thibault dans L’HOMME DE FÉVRIER, mise en scène Gildas Milin, répétitions au Théâtre National de la Colline, Paris. Photo Katrin Ahlgren

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Olivier Guilbert, Vassia Zagar, Jérôme Boivin, Julie Pilod, Emelie Jonsson, Flavien Gaudon, Guillaume Rannou et Philippe Thibault dans L’HOMME DE FÉVRIER, mise en scène Gildas Milin, répétitions au Théâtre National de la Colline, Paris. Photo Katrin Ahlgren
Olivier Guilbert, Vassia Zagar, Jérôme Boivin, Julie Pilod, Emelie Jonsson, Flavien Gaudon, Guillaume Rannou et Philippe Thibault dans L’HOMME DE FÉVRIER, mise en scène Gildas Milin, répétitions au Théâtre National de la Colline, Paris. Photo Katrin Ahlgren
Article publié pour le numéro
Couverture du numéro 93 - Ecrire le monde autrement
93

DAVID LESCOT : Le pro­jet que tu mets en scène à Avi­gnon s’intitule MACHINE SANS CIBLE. Peux-tu en décrire le con­tenu, le principe ?

Gildas Milin : L’«anecdote », c’est une soirée où sont réu­nis des gens pour par­ler de l’amour et de l’intelligence. Ils sont con­viés par un ami com­mun qui leur pro­pose de les enreg­istr­er. Finale­ment, ce n’est pas sans rap­port avec l’idée d’«écrire le monde autrement ». Je crois qu’un même mou­ve­ment nous amène vers l’amour ou vers l’intelligence, et que ça dépend d’une capac­ité de « décon­di­tion­nement ». Ce con­di­tion­nement est une machine ana­ly­tique utile pour la survie sociale. Mais au moment où l’on aime, on cesse de pro­jeter nos peurs ou nos trau­ma­tismes sur le vis­age de l’autre, on le regarde tout à coup tel qu’en lui-même. C’est un change­ment rad­i­cal de notre façon d’observer, et aus­si du rap­port entre l’observateur et la chose observée.

Les gens réu­nis dans MACHINE SANS CIBLE en arrivent à décrire l’intelligence d’une façon assez proche : comme une fac­ulté de répon­dre à une sit­u­a­tion hors de tout con­di­tion­nement. C’est là qu’on s’offre la pos­si­bil­ité de devenir « intel­li­gent », c’est-à-dire de trou­ver d’autres voies à par­tir de nos peurs et de nos angoiss­es. Et je dirais que de mon côté, il ne s’agit pas tant d’écrire le monde autrement que de per­me­t­tre au spec­ta­teur de regarder un spec­ta­cle autrement.

D. L. : Dans tes spec­ta­cles précé­dents, tu util­i­sais déjà le théâtre pour observ­er et analyser de manière qua­si­ment sci­en­tifique les sen­ti­ments, les man­i­fes­ta­tions intimes de la psy­ché, du cœur humain. Ton théâtre est un lab­o­ra­toire des sen­ti­ments ?

G. M. : Oui, je crois que c’est la tâche du théâtre en général. Après, il se trou­ve que je me suis tourné vers les sci­ences, la neu­ro­bi­olo­gie et la mécanique quan­tique. Et finale­ment, à chaque fois, tous les out­ils de mesure mis en place à l’intérieur du dis­posi­tif nous con­duisent jusqu’à une borne, qui est le « non- mesurable », qui nous échappe, et qui a à voir avec l’intuition, l’intelligence et l’amour, la sur­prise, les com­mence­ments…

Les sci­ences se situent au-delà des out­ils de mesure, de juge­ment et d’analyse : les humains sont des « machines » à créer de l’intuitif. On par­le alors d’intuitions fon­da­men­tales, « eurê­ka !» ou tout ce qu’on veut. Dans les dis­posi­tifs artis­tiques, on partage les mêmes choses. On cherche à être dans des dis­po­si­tions intu­itives. Ce qu’il y a de com­mun entre les sci­ences et les arts (ou les sports par exem­ple), c’est que ce sont des dis­posi­tifs dans lesquels des forces se ren­con­trent ; il y a tou­jours un pub­lic, des obser­va­teurs. L’humanité se con­stitue comme ça : des gens sus­pendent leur activ­ité pour regarder les autres pro­duire des intu­itions, et puis ça s’inverse ; on entre donc dans des rôles d’acteurs et de spec­ta­teurs.

Dans cette pièce, MACHINE SANS CIBLE, on voit une com­mu­nauté. Je m’intéresse à ce qui se passe entre les per­son­nes pen­dant le temps de la répéti­tion, puis, dans le temps dans la représen­ta­tion, deux com­mu­nautés, acteurs et spec­ta­teurs, se ren­con­trent. Ici, la fic­tion par­le d’une com­mu­nauté qui se con­stitue autour d’un thème, l’amour et l’intelligence. Et ces gens qui ne se con­nais­sent pas com­men­cent à tra­vailler ensem­ble et créent une com­mu­nauté sen­si­ble de pen­sée.

D. L. : Est-ce qu’il faut refonder le lien entre le spec­ta­teur et l’acteur, entre celui qui regarde et celui qui est regardé ?

G. M. : Le met­tre en crise : d’un seul coup, les acteurs se retour­nent vers les spec­ta­teurs et, par le fait de les observ­er, ils en font les acteurs de la représen­ta­tion.
Je crois que l’humanité se fonde sur cette rela­tion : des gens qui sus­pendent leur activ­ité pour per­me­t­tre le déploiement d’une activ­ité chez l’autre. On le voit dans une famille : quand un enfant regarde son père se ras­er (il ne peut pas faire cette chose-là), il devient spec­ta­teur et, sus­pen­dant son activ­ité, il per­met le déploiement chez son père de cette activ­ité-là. Et inverse­ment, quand son père va le regarder boire un verre de vin rouge pour la pre­mière fois de sa vie, il devient spec­ta­teur, il sus­pend son activ­ité et l’enfant devient acteur. J’ai le sen­ti­ment que cette bal­ance entre acteur et spec­ta­teur est fon­da­men­tale pour l’humanité et peut devenir un champ d’expérimentation réel au sein de la représen­ta­tion.

D. L. : Ce que tu attends de ce dis­posi­tif, c’est la fon­da­tion d’une nou­velle com­mu­nauté qui réu­ni­rait l’acteur et le spec­ta­teur ? Ou bien est-ce qu’il s’agit juste de s’observer mutuelle­ment ?

G. M. : L’idée est de décon­di­tion­ner le regard du spec­ta­teur, de renou­vel­er sa bib­lio­thèque séman­tique, d’appréciation des signes, des codes, avec suff­isam­ment de douceur pour qu’il se retrou­ve en ter­rain incon­nu. Qu’on puisse entr­er alors dans le champ de la stricte obser­va­tion, en dehors de toute mesure ou de tout juge­ment. C’est une rela­tion d’amour et d’intelligence que je souhaite avec le pub­lic, et elle ne peut se faire que si on per­met à celui qui est spec­ta­teur, comme dans une rela­tion amoureuse qui com­mence, d’être dans la sur­prise totale de ressen­tir quelque chose
pour quelqu’un.

D. L. : En ce qui con­cerne le théâtre, on aurait ten­dance à met­tre en avant aujourd’hui les sen­ti­ments,

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David Lescot
David Lescot est auteur, metteur en scène et musicien. Il enseigne les Études théâtrales à...Plus d'info
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