La dramaturgie de l’abandon ou comment procède Norén
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La dramaturgie de l’abandon ou comment procède Norén

Le 14 Nov 2007
Article publié pour le numéro
Couverture du numéro 94-95 - Lars Norén
94 – 95
Article fraîchement numérisée
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Ce texte a été publié dans le programme de la pièce DÉTAILS (Dramaten, Le Théâtre Royal, Stockholm, 2003).

Com­ment recon­naît-on un bon auteur dra­ma­tique ? À ce qu’il nous pro­pose évidem­ment. Mais aus­si à sa manière de procéder…

Ibsen éla­bore méthodique­ment un puz­zle com­pliqué avec les répliques les plus banales sur la per­son­ne qui vient d’arriver en bateau à vapeur ou sur ce qu’est dev­enue la vieille sœur boi­teuse, par exem­ple. Les con­flits se répar­tis­sent gradu­elle­ment, à mesure que la cat­a­stro­phe approche. Strind­berg, lui, écrit plus intu­itive­ment, il cache ses inten­tions der­rière un dia­logue sans plan appar­ent. Le fil con­duc­teur de la pièce n’est pas aus­si cohérent Lars Norén se rap­proche cer­taine­ment plus de Strind­berg. Il a la même intu­ition innée de la dra­maturgie, il n’a pas besoin d’expositions détail­lées, le dia­logue fait des étin­celles dès le début comme un câble à haute ten­sion. Mais entre les deux auteurs il y a la provo­ca­tion instau­rée par le théâtre mod­erne à la dra­maturgie clas­sique. Il a cer­taine­ment beau­coup appris du grand Sué­dois de la fin du dix-neu­vième siè­cle. Pour­tant le lien n’est pas si évi­dent.

L’une des pre­mières pièces que Norén a écrites lors de sa grande per­cée dra­ma­tique s’appelle ORESTE (pre­mière au Dra­mat­en1 en 1980). Ici, le mythe antique du meur­tri­er vengeur est racon­té dans un lan­gage com­pact, qui sem­ble sor­tir directe­ment d’un des recueils de poésie de l’auteur. La pièce de la même époque, La FORCE DE TUER, a lieu dans un apparte­ment mod­erne sous les toits et sa scéno­gra­phie nous fait penser à une esthé­tique réal­iste bien con­nue. Mais elle ne con­tient pas le con­flit qui se développe dans ce genre d’écriture réal­iste. Pour Norén, tout est prédes­tiné, der­rière la lutte rit­uelle entre père et fils, on entrevoit les mod­èles mythiques. Et le dia­logue n’est pas qu’au ser­vice de l’intrigue. Voilà pourquoi Lars Norén apporte quelque chose de nou­veau. Aupar­a­vant, les pièces sem­blaient écrites dans une tra­di­tion dra­ma­tique éprou­vée, les intérieurs pou­vaient éventuelle­ment être recon­nus, on avait vu des drames de famille. Mais ici, il y a aus­si autre chose, les sit­u­a­tions sont plus imprévues, l’invention de per­son­nages est remar­quable­ment con­tem­po­raine et en même temps riche de poésie. La forme est solide en apparence mais portée par une lib­erté remar­quable. On ne sait jamais ce que les per­son­nages vont dire ou inven­ter. Tout sem­ble pos­si­ble, au coup par coup. Norén écrit avec une pro­duc­tiv­ité rarement vue, ses pièces peu­vent être regroupées par thèmes. Il y a les « pièces à l’hôtel » — dont la matière est tirée de l’enfance de l’auteur en Scanie — où nous sommes invités au dîn­er du dimanche dans les milieux bour­geois ou à la fête noc­turne, avec tous ses démons. Mais aus­si aux soirées d’été à la cam­pagne où les éclats arrivent comme des orages affaib­lis. Les intel­lectuels de la grande ville voilent leur désil­lu­sion avec des rit­uels autour de l’argent. Il y a aus­si les pièces qui sem­blent sor­tir des mod­èles réal­istes : LE TEMPS EST NOTRE DEMEURE, élégie riche d’éléments de société ou EMBRASSER LES OMBRES, drame bien con­stru­it…

Le fait que Lars Norén, au début des années 90, ait écrit cette pièce avec pour thème la vie d’Eugene O’Neill n’est pas un hasard. Le théâtre et l’histoire du théâtre ont joué un rôle de plus en plus impor­tant comme domaine métaphorique des crises dans son monde. L’actrice frus­trée qui n’est jamais con­tente de ses rôles, l’auteur dra­ma­tique couron­né de suc­cès qui est dégoûté de la vie : doré­na­vant même ceux-ci ont leur place dans la galerie. Et l’auteur lui-même a com­mencé à dia­loguer avec les vieux maîtres. Les pièces ressem­blent à des para­phras­es, tout d’un coup les sœurs sont trois, les cou­ples après les fêtes se groupent comme dans QUI A PEUR DE VIRGINIA WOOLF ?

Représen­ter le théâtre comme du théâtre était peut- être pour Norén une manière de ques­tion­ner sa rela­tion à la réal­ité. En tout cas, quelques années plus tard,il a changé de direc­tion artis­tique. Lors d’une interview,il a déclaré que ses vieilles pièces étaient plus ou moins « mortes » et qu’il était « sur le chemin d’un théâtre soci­ologique […] Ce sont les gens exposés aux épreuves de la vie, les dis­crim­inés, qui pos­sè­dent le noy­au de la vérité. » Ses per­son­nages sont depuis tou­jours des aban­don­nés, surtout dans les bras étouf­fants de la famille. Alors, il a com­mencé à les class­er en caté­gories2 plus vastes, dif­férentes, mais unies par le fait qu’elles rassem­blent des exclus « aus­si nom­breux que les feuilles à Val­lom­brosa »3. Par cette démarche, Norén a pris le risque de lier son théâtre à la réal­ité d’une manière plus directe. Ce qui a eu pour con­séquence de met­tre en jeu sa posi­tion d’artiste. La pièce 7:34 a provo­qué un vio­lent débat dans le monde du théâtre en Suède. Et cette expéri­ence n’a pas été repro­duite.

Depuis ce « théâtre soci­ologique », le lan­gage formel de Lars Norén a changé. Cette nou­velle manière d’exposer son monde s’exprime par le fait que les pièces sont de plus en plus brisées en frag­ments ou en mono­logues. Il y a moins d’intrigues qu’avant. Nous enten­dons des témoignages, des voix, qui ont le plus sou­vent vécu dans la mar­gin­al­ité. Que tous ceux-là- ces êtres en Hadès5 et ces garçons dans l’ombre6 — soient des témoins de la vérité, c’est une ques­tion que chaque met­teur en scène doit se pos­er.

Mikael van Reis a qual­i­fié le théâtre de Lars Norén d’« ency­clopédie de la mar­gin­al­ité ». Peut-être que nous pou­vons aus­si par­ler d’un théâtre de l’abandon. Des enfants et des adultes, en famille, dans une clin­ique7 ou, comme dans quelques-unes des dernières pièces, en dias­po­ra juive, tous les per­son­nages de Norén, avec leurs lap­sus, par­lent, bavar­dent ou se méfient les uns des autres. Ils peu­vent éventuelle­ment se ren­con­tr­er pen­dant un bref moment inat­ten­du. Mais ils n’arrivent jamais à leurs fins. Cha­cun est inévitable­ment ren­voyé à la soli­tude de sa pro­pre voix. C’est comme une chorale dont les voix ne chantent pas à l’unisson.

Traduit du suédois par Katrin Ahlgren
  1. Le Théâtre Royal,Stockholm. ↩︎
  2. Allu­sion à la pièce CATÉGORIE 3.1. ↩︎
  3. Allu­sion à la pièce LES FEUILLES À VALLOMBROSA. ↩︎
  4. Pièce jouée par trois pris­on­niers et un acteur. Norén a écrit cette pièce de manière doc­u­men­taire et a été accusé d’avoir don­né la pos­si­bil­ité aux pris­on­niers d’ex­primer leurs opin­ions néon­azies. ↩︎
  5. Allu­sion à la pièce UN GENRE DE HADÈS. ↩︎
  6. Allu­sion à la pièce LES GARÇONS DE L’OMBRE. ↩︎
  7. Allu­sion à la pièce CLINIQUE. ↩︎
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Écrit par Arne Tjäder
Arne Tjäder est cri­tique lit­téraire, tra­duc­teur et dra­maturge au Théâtre Munic­i­pal de Göte­borg.Plus d'info
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