« DANS L’ACTE DE transmission, il y a deux dimensions d’un même mouvement : de celui qui transmet vers celui qui reçoit, mais aussi l’inverse. Celui qui enseigne est enseigné à son tour. C’est cette circulation d’énergie qui invente du théâtre, qui permet de trouver une forme. Cela se transforme en se transmettant. Et moi, je ne peux savoir ce qui m’a été transmis que si je tente de le faire à mon tour. C’est une chaîne au service du plateau. (…) je préfère penser que l’école n’est pas derrière moi — mais en avant. Un lieu nécessaire de retour à soi. À la conquête de l’instrument » : ce sont les mots de Valérie Dréville, dans le court chapitre intitulé « Transmettre le théâtre » qui clôt significativement la CONVERSATION réunissant les deux artistes associés de cette édition 2008 (Romeo Castellucci et elle-même) et les deux directeurs (Hortense Archambault et Vincent Baudriller), que le Festival d’Avignon a récemment publiée1. Création et transmission s’articulent en une chaîne dynamique, chacune se nourrissant de l’autre, et cette relation dialectique, ce cercle vertueux, accompagne toute l’histoire de l’art du théâtre. Georges Banu faisait ainsi remarquer que « à quelques exceptions près, l’enseignement du théâtre émerge en même temps que la mise en scène qui lui accorde un rôle prééminent, (…) parce que la mise en scène fonde son projet de renouvellement du théâtre sur l’élaboration d’un acteur différent »2, appelé à créer et non à seulement reproduire, dans une pédagogie personnalisée, et chaque fois réinventée. Activité elle-même créatrice, la transmission apparaît comme une autre scène — Vitez ne voyait-il pas en l’École « le plus beau théâtre du monde » ? —, intime et protégée des regards, où se posent autrement les mêmes enjeux que ceux qui travaillent les répétitions et les représentations. Et, exercice d’identification de son art en même temps que de déplacement, elle offre à celui qui transmet comme à celui qui apprend un lieu où cerner sa pratique et son identité en les réinventant, en se réinventant.
La question de la transmission s’est tout d’abord imposée à nous, pour ce numéro accompagnant le Festival d’Avignon 2008, avec la présence de Valérie Dréville comme artiste associée : figure exemplaire d’une actrice qui s’est construite (et se construit encore) par l’apprentissage auprès de « maîtres » sans pour autant s’inscrire dans la filiation d’un seul, qui n’a pas été modelée par un mais s’est formée en tissant une trame singulière au fil de ses expériences de compagnonnage avec Vitez, Régy ou Vassiliev ; un chemin de théâtre où se sont articulés l’apprendre et le faire, l’école ou l’atelier et la création, et qui a éveillé chez elle l’envie, ou plus encore la nécessité, de poursuivre la chaîne en étant passeuse à son tour, de transmettre ce qu’elle a reçu, et qui, transformé, assimilé, incorporé et approprié, est devenu sien.
Plus largement, il se trouve que cet enjeu de la transmission est aujourd’hui d’actualité pour toute une génération d’artistes français (mais aussi étrangers) — en gros, celle émergée dans les années 90 — très présente en Avignon cette année. Or, cette génération a précisément longtemps déploré, et souvent même dénoncé, le fait que la génération précédente n’ait pas assuré à son égard de véritable transmission — pédagogique, mais aussi institutionnelle. Bien sûr, certaines figures échappent, à ses yeux, à cette accusation (Vitez, Régy, Vincent, Gabily et autres « pères » de théâtre), mais le discours général (qui recoupe, en fin de compte, un ressentiment générationnel que l’on retrouve à d’autres niveaux de la société) est bien celui d’une chaîne interrompue, d’une passation qui a fait défaut. Mais maintenant que cette génération se retrouve, « nel mezzo del cammin di {sua} vita » (pour citer Dante, à l’honneur en Avignon cette année), sur le devant de la scène et aux commandes institutionnelles, se présente à elle le danger de reproduire ce qu’elle avait dénoncé… Elle est donc amenée à se poser à son tour la question de la transmission, et de la responsabilité qu’elle représente tout autant que celle de ses modalités. Car il ne s’agira pas forcément de s’instaurer en maîtres — la figure est potentiellement écrasante, et elle ne peut naître que d’un parcours et dans des cadres bien spécifiques —, mais plus largement d’inventer et d’éprouver les formes et les espaces de sa propre transmission, dans le cadre de l’institution ou en marge d’elle, pleinement désignée comme enseignement ou se situant au-delà ou en deçà, s’effectuant au détour d’autres rencontres et échanges.
Interroger l’espace et les enjeux de la transmission nous a bien sûr amenés, dans ce numéro, à convoquer quelques figures de « maîtres », de pédagogues, œuvrant dans l’espace de l’école ou du laboratoire, dans le cadre de ce que Georges Banu nomme la « pédagogie frontalière »3 (qu’il distingue de la « pédagogie de l’intérieur », celle des répétitions), et de son articulation avec le temps de la création. Vitez revient alors, figure tutélaire, ainsi que Vassiliev ou Delcuvellerie. En explorant les pratiques et les expériences pédagogiques, ce numéro prolonge ainsi, d’une certaine manière, le numéro qu’Alternatives théâtrales avait consacré en 20014 à ce que nous avions alors appelé les « Penseurs de l’enseignement ». Mais il entend aussi aborder d’autres lieux et d’autres aspects de la transmission, qui peuvent advenir non seulement en vue de la création mais dans et par celle-ci, et qui, pour ne pas se nommer ni se penser a priori, justement, comme pédagogie, n’en sont pas moins vivants. Des pratiques où, hors du strict cadre pédagogique et du rapport enseignant/enseigné, ou par le contournement et le dépassement de ceux-ci, s’articule dans la recherche et l’invention d’une œuvre le faire et le transmettre sans que la formation se donne comme l’objet, premier ou même inavoué, du projet. Et à travers cela, il s’agit finalement de questionner ce qui se transmet par la création, dans toute création. Un projet comme celui de Partage de midi, pour ne prendre que cet exemple singulier, nous paraissait poser des questions de cet ordre : projet d’acteurs sans metteur en scène ou « leader », rassemblant des individualités aux parcours personnels très forts et différents (mais se connaissant cependant, et unies par un désir commun de cette rencontre), il s’agit bien d’un pur projet de création, collectif ; il nous semblait cependant que dans ce temps de travail, et peut-être dans les représentations qui en découleraient, quelque chose de l’ordre de la transmission allait forcément œuvrer souterrainement, en rien sous la forme d’un enseignement mais dans l’acte même de la confrontation et de la circulation des expériences et des parcours ainsi mis en commun. Transmission diffuse, peut-être inconsciente, transmission par le compagnonnage autour d’un projet et d’une forme à créer, transmission « par contiguïté »5, mais sans doute tout aussi réelle et créatrice.


