« NOUS NOUS SOMMES alors dit que nos marionnettes pouvaient avoir des sentiments, comme le désir, mais que celui-ci, chez elles, serait immortel et en même temps inassouvi. »
Frères Quay, Programme du Festival d’Avignon, édition 2008.
« La marionnette remue en nous des choses profondes. Elle est l’art de la partie pour le tout, c’est la main à la place de la tête ou du corps entier. Le plaisir qu’on éprouve devant elle a quelque chose de la connaissance érotique : en possédant un fragment du corps d’un autre ou d’une autre, on croit posséder l’être même, le monde par surcroît, et cette soif renaît sans cesse. Ainsi le corps du Christ s’étend à la Création. La marionnette est là, toujours là, dans l’acte sacramental… »
Antoine Vitez, « La partie pour le tout », préface de Les Marionnettes, dirigé par Paul Fournel, Bordas, 1982.
Stephen et Timothy Quay sont invités par le Festival d’Avignon à créer une exposition qui permettra de voir ou revoir plusieurs de leurs films dans un dispositif théâtral. Admirés par le public du cinéma d’animation pour leurs courts-métrages, ils ont pu se faire connaître plus largement grâce à leur deuxième long-métrage, L’Accordeur de Tremblements de Terre. Dans ce film notamment inspiré de L’Invention de Morel de Bioy Casares, comme dans l’ensemble de leur œuvre d’ailleurs, la vie des poupées croise confusément celle des humains. Pas étonnant, donc, qu’ils soient fort appréciés par les amateurs de théâtre d’objets, de figures, de marionnettes et autres pantins à animer.
Ils créent cette nouvelle exposition sur le modèle du Dormitorium que Romeo Castelluci avait vu en 2006 au Holland Festival d’Amsterdam. Cette installation était composée de dix-neuf espaces et, dans des boîtes, on pouvait y voir des fragments de leurs films d’animation. Ils avaient alors été choisis sur le thème du sommeil et de l’hypnose, et l’ancienne usine à gaz qui accueillait l’exposition dans une banlieue d’Amsterdam s’était vue transformée en royaume de l’inconscience, en industrie du rêve. Cette fois-ci, ils s’installent en plein cœur d’Avignon dans l’Hôtel de Forbin. Il paraît que cette demeure était habitée par un vieil homme qui collectionnait des tableaux, des figures et des marionnettes. Naturellement ils adorent cette idée, et cette maison enchantée, et les spectres qui sans doute y rôdent… Ils ont décidé d’investir le premier étage et le rez-de-chaussée avec des extraits de films, des fragments de décors et des objets choisis cette fois-ci, sous les auspices de la tristesse et du deuil, de la mélancolie. La nature morte des marionnettes, leur matière inerte et leur pouvoir de résurrection leur inspirent ce voyage en Night nursery — c’est-à-dire en nursery de nuit, un endroit où selon eux les jouets des enfants dorment la nuit…
Dans cette exposition, il ne faut pas s’attendre à découvrir leurs films sur grand écran ou sur moniteur TV, mais à vagabonder dans une série d’espaces inattendus transformés en petites scènes de théâtre. Pour présenter autrement leur cinéma à Avignon, ils gagent sur plusieurs moyens de théâtralisation : la scénographie du lieu, la présentation d’objets inanimés et la création d’un environnement sonore fait de bruits bizarres et autres chuintements.
Ne connaissant pas à ce jour la liste de leurs morceaux choisis, je n’évoquerai ici que quelques-uns de leurs titres, de leurs références littéraires et musicales qui donneront un peu de couleur et de chair à leur univers artistique. Pour en savoir plus, il faut consulter le micro dictionnaire (joint à leur coffret de courts-métrages), qui de A à Z offre quelques pistes mais peu de solutions… Il y est dit en introduction que « la clé pour comprendre l’œuvre des Quay, si elle existe, consiste à abandonner toute notion de “sens” pour essayer de ressentir leurs vibrations profondes. »
Tout de même, à « Documentaire », on y apprend qu’en raison de l’absence de tradition d’animation de marionnettes en Grande-Bretagne, à leurs débuts, ils ont fait des documentaires sur Janacek et Stravinsky, sur Punch and Judy et sur le théâtre de marionnettes de Toone, une enquête sur le surréalisme tchèque (Svankmajer)… Bref, on y trouve en germes trois de leurs principales sources d’inspiration : la musique contemporaine, les marionnettes et le surréalisme.
La liste de leurs muses est assez longue mais le fil conducteur évident : la mélancolie, la folie, et le rejet des fils conducteurs. Chez eux les marionnettes n’ont pas de fils. Elles vivent leurs vies et, sous l’influence littéraire de Bruno Schulz, Robert Walser ou Franz Kafka, ça n’est pas toujours facile. Pour peu que Stockhausen s’en mêle et qu’Adolf Wôlfli passe par là, on comprendra qu’il est finalement aisé de passer du non conventionnel à l’atypique, à l’anormal. J’ai remarqué que bon nombre de leurs muses ont fini leurs vies en asile psychiatrique. Mais ils étaient moins des fous que de merveilleux artistes d’art brut, ou des écrivains encensés trop tard. Les Quay brouillent les frontières entre l’animé et l’inanimé, entre la raison et la déraison, entre les genres et les esthétiques.

